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[La mentalité bureaucratique] pense que [son] rôle est d’imposer des sanctions, exprimer des exigences, demander des papiers, vous dire de revenir demain.

Ces paroles de Moncef Ayoub, directeur de GFCO, visent sans ambiguïté la défaillance de l’administration Tunisienne. Elles font partie du récent rapport de la Banque Mondiale (BM), La Révolution Inachevée 1. Elles reflètent la souffrance quotidienne de millions de citoyens face à une bureaucratie éloignée de leurs espérances.

Parmi les principaux défauts, l’absence d’un usage efficace des opportunités offertes par le numérique saute aux yeux. On essaiera ici de faire le parallèle avec le cas de l’Estonie, minuscule pays du Nord-est de l’Europe, qui chevauche les classements internationaux depuis son retour à l’indépendance en 1991 grâce à une stratégie numérique très distinguée. Serait-ce peut-être un moyen d’inspirer les programmes, lorsqu’on ose parler de programmes, des formations politiques engagées dans les prochaines élections. Les implications d’une telle stratégie pourraient aussi soulever le questionnement sur l’efficacité des actions des gouvernements et responsables, publics et privés, présents et futurs.

Tracasseries bureaucratiques en Tunisie : problème majeur à l’amélioration qui traîne

Toute personne, Tunisienne ou étrangère, qui engage une quelconque procédure en Tunisie doit s’y attendre : longues files d’attentes, délais de plusieurs jours, multiples documents à signer ou extraire, corruption, personnel absent, règlements obscurs, etc. Ceci touche tous les secteurs : santé, police, municipalités, douanes, banques, entreprises publiques ou privées, etc. Le citoyen-client ici se trouve même souvent face à des pratiques humiliantes d’un personnel insouciant, par incompétence, par impuissance, ou dans le cas le plus grave, par négligence volontaire qui ressemble à du chantage.

Des témoignages, il y en a des tonnes. Mais il est bien évident que, le plus souvent, les procédures soient incompréhensibles et redondantes, renfermant plein de documents à priori déjà fournis. Le tout sans choix de réaliser des tâches à distance ou d’avoir l’information sans être présent physiquement. La collaboration entre administration est aussi quasi-absente. L’excuse des moyens matériels, toujours invoquée, est elle-aussi fréquemment injustifiée. Ceci concerne surtout l’informatisation vu que l’équipement et l’infrastructure sont présents. Et il est montré par le fait que la Tunisie est classée première en Afrique dans l’indice e-Gouvernement des Nations Unies 2.

Cependant, elle n’est que 75ème au niveau mondial. Il y a donc un semblant de gâchis au niveau de la performance. Il semble que l’infrastructure ne soit pas exploitée de manière efficace ce qui occasionne des pertes de temps pour le personnel administratif et les clients-citoyens. Cette perte de temps causée par les procédures à suivre s’élève en moyenne 25% du temps d’un responsable d’une entreprise Tunisienne, et dépasse la moyenne de 30 % dans la capitale Tunis, comme le montrent les chiffres du rapport La Révolution Inachevée. Certaines entreprises, quand leur taille le permet, consacrent du personnel chargé à temps plein de relations avec les institutions.

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Figure 1 : Pourcentage du temps passé par les hauts responsables à s’occuper de la réglementation (1)
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Figure 2 : Les pertes dues à la faiblesse du climat d’investissement (en % de vente) (1)

« Le coût élevé de conformité à la réglementation reflète, en partie, le pouvoir discrétionnaire significatif dans l’application des règles, ce qui donne lieu à la corruption et au copinage. » 3

D’autre part, le manque d’organisation et d’automatismes clairs, qui seraient mieux élaborés en instaurant l’informatisation et en numérisant les procédures, accentue automatiquement le fléau de la corruption qui gangrène l’économie et la vie sociale Tunisiennes. Celle-ci concerne tous les secteurs institutionnels, à des niveaux importants par rapport aux normes mondiales, comme le montre le graphique.

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Figure 3 : Perception du degré d’affectation des secteurs institutionnels

Le climat des affaires est, bien évidemment, impacté par cet immobilisme et manque d’efficacité bureaucratique. Le classement Doing Business 4 élaboré par la BM voit la Tunisie dégringoler de la 63ème en 2013 à la 70ème place en 2014. Ce même classement note le manque d’amélioration des procédures pour plusieurs actions (permis de construire, création d’entreprise, commerce international, etc.) depuis 2005 avec une performance globalement stagnante.

Le classement 5, dit de Davos, sur la compétitivité des pays et des économies, ne dresse, lui non plus, pas de portrait élogieux avec le recul de la 84ème à la 87ème place entre 2013 et 2014. Ce même rapport classe la bureaucratie gouvernementale comme le premier facteur entravant l’entrepreneuriat.

Le climat post-révolution, malgré ses difficultés, aurait dû constituer une opportunité pour changer la donne dans le bon sens en instaurant, entre autres priorités, une stratégie numérique claire, allant de l’éducation des jeunes jusqu’aux personnes les plus vulnérables trouvant des difficultés d’accès au numérique, pour installer une réelle économie du savoir et profiter du capital humain disponible. Faudrait-il, pour ce faire, que la conscience collective soit interpellée. Le citoyen doit retrouver sa dignité et l’Etat et sa machine administrative devraient être à son service. Il se trouve que la réussite d’une telle démarche améliorerait la compétitivité économique de tout le pays, améliorerait les services, augmenterait les recettes fiscales, etc. L’Estonie postsoviétique offre dans ce cas un joli exemple qui pourrait être source d’inspiration.

Le parallèle Tunisie post révolution/Estonie post soviétique

La Tunisie a longtemps hérité d’une classe politique inchangeable, imposée par la force et servant les intérêts d’un cercle restreint. Cette situation a été observée pendant plusieurs siècles passés, mais on pourrait se limiter aux dictatures d’après l’indépendance de 1956. L’Estonie, elle, a été sous le joug soviétique pendant 50 ans jusqu’à 1991. Pour ce pays de 1,3 millions d’habitants, cette situation avait entrainé une économie en berne et manquant de compétitivité avec une réglementation inappropriée, un système bancaire défaillant et un gap technologique par rapport à l’occident. Cette indépendance avait aussi entrainé un remplacement brusque des dirigeants et un vent de libertés auxquels les citoyens n’étaient pas habitués.

Mais l’Estonie a rejoint aujourd’hui les pays dits à haut revenus. Elle a aussi intégré l’Organisation de Coopération et de Développement Economique (OCDE) en 2010 et est plus comparée dans ses performances avec les pays nordiques que ceux baltes, qui avaient l’environnement qui s’en rapproche le plus.

Une comparaison sur l’indice du développement humain montre que l’Estonie était à un niveau comparable à la Tunisie d’aujourd’hui en 1995. C’est aussi le cas du PIB par tête en tenant compte de la parité du pouvoir d’achat. Ces données et plusieurs autres peuvent être visualisées ici.

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Stratégie numérique aux résultats assez spectaculaires économiquement et socialement

L’une des bases de la politique Estonienne depuis les années 1990 a été d’exploiter au maximum les possibilités offertes par le numérique, devenu de plus en plus accessible techniquement et financièrement. On parle très souvent d’e-Etat ou e-Estonie pour désigner cette stratégie. Selon l’agence gouvernementale des systèmes d’information (RIA), le succès de l’Estonie en tant que e-Etat est largement dû au système bancaire. En effet, un système bancaire ultramoderne facilitant les opérations par internet qui a évolué au point qu’aujourd’hui 99,6% des transactions bancaires se font à distance. Mais ce n’est qu’un repère de départ.

Sten Tamkivi, est un entrepreneur Estonien précoce ayant créé sa propre entreprise à l’âge de 18 ans en 1996, aujourd’hui à la tête d’une autre affaire à nulle part ailleurs que Palo Alto. En traçant l’historique numérique estonien, il dit sur The Atlantic que « les Estoniens ont commencé par la refonte de l’ensemble de leur infrastructure d’information à partir de la base avec l’ouverture, la confidentialité, la sécurité, et «évolutivité» à l’esprit ». Sten Tamkivi cite comme étape cruciale l’attribution d’une identité électronique à toute personne, physique ou morale. C’est le passage à l’ID-Card, une carte d’identité à puce électronique qui a évolué aujourd’hui en une autre dérivée, la m-Card.

Cette ID-CARD révolutionne les pratiques car elle permet l’identification sécurisée de toute personne et ouvre la voie aux actes administratifs à distance. Elle est aussi le seul identifiant nécessaire dans les hôpitaux, bus, systèmes de paiements, etc.

La cadre législatif a encouragé cette transition avec l’instauration, dès l’an 1998, des principes de bases d’e-gouvernance et de la politique encourageant le numérique à suivre. Le Digital Signatures Act établissant l’égalité entre la signature papier et celle électronique est promulguée en 2000. Cette dernière ne peut donc plus être refusée.

Dans cette e-Estonie, l’e-gouvernance encourage le partenariat public-privé, avec notamment l’interconnexion des systèmes d’information, ce qui permet une mise-à-jour quasi instantanée de toute sorte de données.

Notre e-administration suit trois principes majeurs. Primo : toutes les informations officielles des organismes publics sont elles-mêmes publiques. Secundo : chacun doit savoir précisément quelles données le gouvernement possède sur lui et qui y accède, afin de protéger sa vie privée. Enfin, aucune autorité publique ne peut exiger d’un citoyen une information déjà réclamée par un autre organisme. Juhan Parts, Ministre de l’Economie et des Communications Estonien pour GEO (6)

Cette stratégie numérique est promue dès l’enfance. Le projet Tiigrihüpe, « saut du tigre », avait été instauré en 1996 pour promouvoir l’accès à internet de toutes les écoles et rattraper le retard numérique. La fondation éponyme continue de travailler aujourd’hui en promouvant la programmation auprès des plus petits et un de ses fondateurs n’est autre que l’actuel président, ambassadeur à l’époque

Le système de santé estonien a aussi été révolutionné. Tous les établissements hospitaliers sont maintenant connectés et tous les dossiers numérisés. Des prescriptions électroniques sont disponibles immédiatement chez les pharmaciens. Des consultations de routine pour les malades de longue durée peuvent se faire par Skype, l’invention nationale phare, rachetée par Microsoft à 8,5 Milliards de dollars.

L’administration fiscale est devenue beaucoup plus fluide, et la traçabilité des perceptions est meilleure. Sten Tamkivi mentionne qu’un trop perçu d’impôt peut être rendu en deux jours à un contribuable car ses données ont été remplies progressivement au cours de l’année. Même les déductions d’impôt sont renseignés instantanément.

La RIA mentionne aussi d’autres chiffres assez impressionnants :

  • 79% de la population utilisant internet (contre 42% en Tunisie, 2012, PNUD) ;
  • Plus de 1100 points publics d’accès au WiFi officiellement enregistrés ;
  • 86% des citoyens ont des ID-Cards ;
  • Presque 25% des votants l’ont fait à distance aux dernières élections;
  • 95% des personnes avaient déclaré leurs revenus à travers internet ;
  • Depuis 2007, il suffit de 15 minutes pour créer son entreprise et il est possible de commencer à travailler officiellement le jour-même.

Arvo Ott, de l’e-Governance Academy, présente un historique de la e-Estonie avec les chiffres et jalons clés.

A voir aussi la présentation assez simplifiée des décisions stratégiques du succès pour la e-Estonie, de l’e-Governance Academy:

⬇︎ PDF


Des gains économiques incontestables
L’économie numérique contribue aujourd’hui à hauteur de 15% au PIB de l’Estonie 6. Selon le rapport Doing Business, créer une entreprise y prenait 70 jours en 2004 et 6.5 jours en 2014. En Tunisie, le délai n’a pas bougé des 10 jours estimés en 2004.

Il est donc important d’agir, et le plus vite possible. Le numérique permet de rapprocher le gouvernement des citoyens à travers un accès plus facile à l’information, de moderniser le service public en faisant communiquer les organismes gouvernementaux, de réduire les possibilités de corruption au moment de l’octroi du service, une meilleure perception des recettes et d’améliorer la transparence du service public. Une corrélation entre l’usage de l’informatique par l’administration et la baisse des délais et coûts 7.

Le fait de citer l’expérience Estonienne ne veut pas forcément dire qu’elle est sans lacunes, mais sa performance a été bien meilleure par rapport à d’autres pays qui ont consacré des investissements plus importants. D’autres pays ont fait des démarches très intéressantes. L’attirant aujourd’hui, c’est que le numérique est plus que jamais abordable et à très forte valeur ajoutée. L’e-Gouvernement permet aujourd’hui de changer la relations entre citoyens et gouvernement. Donna Evans et David C. Yen énoncent que son implantation impacte largement la société. Les structures sociales et culturelles seraient soumises à de nouveaux défis. Ca permet de promouvoir l’éducation et d’éliminer le gap numérique. Pour profiter pleinement de la gouvernance numérique, les organisations gouvernementales devraient ouvrir les flux des informations, hormis les contraintes sécuritaires. Les institutions académiques devraient apprendre à exploiter les opportunités dans leur organisation et dans l’éducation même. Les entreprises pourraient aussi exploiter l’information, devenue plus disponible, pour développer de meilleurs produits à des prix plus bas.

Dans tous les cas, les Tunisiens méritent de voir des actions concrètes pour leur faciliter leur vie face à la machine bureaucratique infernale qui leur pourrit la vie. Un petit clin d’œil pour finir au ministre tunisien de la formation professionnelle et de l’emploi, Hafedh Laamouri, qui avait accusé les chômeurs Tunisiens d’être frappés par une culture de l’attentisme, qu’ils veulent absolument être recrutés dans la fonction publique, et que pour cela il refusaient de travailler dans d’autres secteurs ou de créer des entreprises. Le hic, c’est qu’il adressait ses paroles, à la limite des insultes, à un parterre de chômeurs dans un salon de l’emploi avec uniquement des entreprises privées. Il est vrai que les Tunisiens attendent, mais ce qu’ils attendent surtout c’est une réelle avancée technologique de l’Etat et de ses services.

Travaux cités

  1. Nucifora, Antonio et Rijkers, Bob. La Révolution Inachevée Créer des opportunités, des emplois de qualité et de la richesse pour tous les Tunisiens. Banque Mondiale.
  2. United Nations Department of Economic and Social Affairs. UNITED NATIONS E-GOVERNMENT SURVEY 2014. 2014.
  3. Institut Tunisien de la Compétitivité et des Etudes Quantitatives. CLIMAT DES AFFAIRES ET COMPETITIVITE DE L’ENTREPRISE (Enquête 2012). 2013.
  4. World Bank. Doing Business 2014: Understanding Regulations for Small and Medium-Size Enterprises. Washington, DC : s.n., 2013.
  5. Schwab, Klaus. The Global Competitiveness Report 2014-2015: Full Data Edition. s.l. : World Economic Forum, 2014.
  6. Kyrou, Ariel. Estonie Le petit pays des Geeks. GEO. Janvier 2014, 419.
  7. Electronic Government. Scholl, Hans J., et al. Kristiansand, Norway : Springer, 2012. 11th IFIPWG 8.5 International Conference, EGOV 2012.