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Parmi les 1001 bilans faits de la Tunisie postrévolutionnaire, le travail du sociologue Choukri Hmed, « Au-delà de l’exception tunisienne », s’avère plutôt…exceptionnel. La démarche de l’auteur ne consiste pas à « établir un bilan provisoire des années de transition, ni de minimiser l’importance des réalisations politiques incontestables, mais de souligner qu’au-delà de l’exceptionnalité tunisienne subsistent des réalités sociales, politiques et économiques qui représentent autant de failles et de risques de ce processus révolutionnaire singulier ». Tout en reconnaissant les réussites importantes (séparation des pouvoirs, garantis des libertés politiques et civiques dans la constitution, l’alternance pacifique), Hmed analyse les enjeux sécuritaires, l’introuvable démocratie sociale, l’impasse économique, et la réconciliation nationale qui ont empêché « la traduction concrète des principes et des valeurs revendiqués » depuis cinq ans. Pour Nawaat, Hmed revient sur l’évolution des mouvements sociaux, le modèle économique figé et l’élite politique non-représentative qui reste coupée de la réalité du citoyen.

Quels changements avez-vous remarqué entre les mouvements de 2010-2011 et ceux qui ont commencé en janvier 2016 ?

Sous le régime autoritaire, n’importe quel critique sociale était considérée comme un crime qui entrainait une répression forte. En plus, les médias représentaient une seule voix, c’était un blackout total. Après 2011, même si les libertés ne sont pas accordées, et qu’il y a (même beaucoup plus) de corruption, et que la constitution n’est pas appliquée, malgré tout cela le « cost of activism » est moins « high risk ».

Avant 2010, les mouvements sociaux étaient structurés autour de quelques partis, très peu nombreux et avec une base sociale réduite. Encore aujourd’hui, la base social des partis est très faible, quasiment inexistante si on exclut les deux grands, mais sous Ben Ali elle était encore plus faible et encore plus surveillée. Après 2011, les mouvements sociaux locaux de populations éloignées du pouvoir qui n’ont pas accès aux canaux de décisions se sont fortement fragilisés. En plus, ils tendent à devenir très radicaux, ils ont des slogans et des revendications qui vont très loin et dont les modes d’action sont violents, mais très rapidement ils sont cooptés par le pouvoir qui va donner des miettes à certains leaders.

Dernièrement, il y a un « global trend » de refus caractérisé par une situation sécuritaire très dangereuse. Le soutien éventuel que pouvait avoir les mouvements avant 2011 est beaucoup plus faible. Ça ne date pas de 2016 : même pas un mois après la fuite du dictateur il y avait el-Kobba, le contre-mouvement d’el-Kasbah, quand certains disaient « stop la grève, arrêtez les mouvements sociaux ». Aujourd’hui, il y a peu de soutien que ce soit dans la classe politique, dans l’opinion public, ou bien dans les médias nationaux.

On sent aujourd’hui qu’il y a beaucoup de désespoir, que beaucoup de gens dépriment ; est-ce que cela est une tendance récente ?

La dépression était là avant, mais aujourd’hui les gens s’expriment librement, notamment les classes moyennes, parce que c’est elles qui se sont investies le plus dans le processus révolutionnaire. Elles avaient des choses à gagner : la hausse de pouvoir d’achat, l’emploi pour leurs enfants. Qu’est-ce qu’elles ont gagné ? Quasiment rien, quelques augmentations de salaire, des offres d’emploi, mais ils ont perdu leur pouvoir d’achat, ils sont menacés dans leur sécurité, et la classe politique n’arrête pas de faire des tractations dans tous les sens.

On vit une période d’espoir très forte. Il y a des groupes sociaux qui ont des intérêts et des demandes différentes. Ils ne partagent pas les mêmes lieux ni les mêmes temps. Mais à un moment donné, ils se trouvaient dans la même revendication, le même mot d’ordre. Le citoyen pouvait imaginer qu’il y aurait un projet de société, qu’il pouvait mettre ses espoirs dans cette classe politique. Tout cela n’est pas arrivé. Au contraire on est arrivé au système dont l’Europe souffre aujourd’hui : une classe politique totalement coupée de la réalité et asservie aux élites financières et économiques.

il faut différencier entre les intentions révolutionnaires, les situations révolutionnaires, et les résultats révolutionnaires. En Tunisie il y avait une situation révolutionnaire (2010-2011) et des résultats révolutionnaires qui n’ont pas d’effets directs sur la réalité

Pour comprendre cela, il faut différencier entre les intentions révolutionnaires, les situations révolutionnaires, et les résultats révolutionnaires. En Tunisie il y avait une situation révolutionnaire (2010-2011) et des résultats révolutionnaires qui n’ont pas d’effets directs sur la réalité. Il y a eu la dissolution du RCD, de la police politique, de la Chambre de députés, la légalisation de plus de cent partis, la constitution, l’organisation des élections, la reconnaissance de la question de la justice transitionnelle dans la constitution, le transfert du pouvoir d’Etat d’une petite élite corrompue à d’autres partis. Le problème, c’est que ça a été concentré strictement dans le champ politique. La restructuration notamment de l’économie, des relations extérieurs de la Tunisie, de son insertion régionale et mondiale n’ont pas changé.

Tout ça peut créer le désespoir. Il était là avant mais n’avait pas de débouchés, d’expression politique. Aujourd’hui il a un débouché dans l’espace publique, mais pas dans la sphère politique. Il n’y a pas un parti politique qui dit « vous êtes déçus de la transition, nous vous proposons de réformer ça ». Il n’y a pas d’offre politique.

Est-ce qu’on pourrait considérer « normale » cette absence d’offre politique cinq ans après des décennies d’un régime autoritaire ?

Effectivement, c’est une question d’apprentissage. Il n’y a pas de culture démocratique qui tombe du ciel. Savoir reconnaitre et assumer que nous n’avons pas les mêmes projets, ni les même visions de société, ni les mêmes intérêts, alors qu’on partager un même pays. On doit assumer que nous avons des différences à l’intérieur du pays. Or jusqu’ici, ces différences étaient tues, on ne pouvait pas les exprimer.

Il s’agit de construire des positions politiques différentes. Il doit y avoir des relations entre les citoyens pas très engagés, les gens qui font les « go-between », les députés, les fonctionnaires de l’Etat. Cette chaine-là, n’a jamais existé, ou si elle existait, le taux d’abstention a été très élevé, elle n’a pas représenté la majorité, et puis elle était embryonnaire. La classe politique ne s’est pas ouverte sur d’autres, sur de nouvelles générations qui auraient pu prendre la main. Ils ont bloqué l’accès aux décisions politiques y compris dans à gauche alors qu’en général les partis de gauche sont les partis les plus ouverts à des courants plus radicaux, à l’innovation politique et surtout aux jeunes.

Vous parlez dans votre article des gouvernements successifs qui n’ont pas rompu avec le modèle économique néolibéral de croissance. Mais si les pays et les institutions les plus enthousiastes à offrir du « soutien » à la Tunisie (les Etats-Unis, l’Union Européenne, la Banque mondiale, le Fond monétaire international) suivent tous ce même modèle économique, est-il envisageable que la Tunisie puisse dévier de ce chemin?

On est dans une division internationale du travail où la Tunisie est cantonnée dans un statut dit privilégié avec l’Union Européenne, un statut de fabrication, de sous-traitance. Et ce parce qu’il n’y a pas d’accès au niveau des décisions économiques. Dans l’agriculture, on voit, par exemple, la production de l’huile: la Tunisie est cantonnée à fournir des olives à l’Italie qui les transforme en huile d’olive et réalise la valeur ajoutée la plus importante.

Je reviens d’une visite à de cette région méconnue, ignorée, sous-estimée qui est la région de Nafzaoua, c’est-à-dire Kébili, dont la production de dattes est très importante. Cette année il y a une crise : les prix se sont effondrés. Il y a tellement d’intermédiaires—les grands commerçants notamment tunisois et sfaxiens, et au-dessus, les européens que les prix ont été divisés par deux, voire par trois ; en plus il y a le cout de la vie et une inflation très forte. Pour les petits paysans, c’est une crise majeure.

On le voit aussi dans le secteur le plus visible, le secteur du tourisme, un tourisme de masse sans valeur ajoutée. Dans tout le bassin méditerranéen, le pays où on dépense le moins par touriste c’est la Tunisie puis qu’il n’y a pas eu une politique de tourisme qui valorise d’avantage les productions locales. Là où les gens peuvent prendre de l’autonomie, tout cela n’a jamais été développé.

On a une possibilité phénoménale mais qui aujourd’hui n’est pas réalisable. Elle n’a jamais été tentée : c’est l’intégration régionale, la réouverture du pays vers les autres pays arabes et les pays africains.

Le marché tunisien est un petit marché. Il est capable dans certaines conditions fluctuantes, notamment en matière de produits agricols, d’avoir une surproduction à tel point qu’aujourd’hui, le lait est offert dans les écoles. Dans le sud, mes petits cousins reviennent de l’école avec la  stika, le pack de six litres de lait. On leur donne à chacun parce qu’il y en a trop. On ne sait pas quoi faire, est-ce qu’on le jette ? Or il y à coté un pays en guerre, et de l’autre côté un régime autoritaire… Il y a des besoins.

En desserrant cette orientation entièrement tournée vers le nord on pourra créer de la valeur ajoutée. Je parle, à plus long-terme bien sûr, de l’intégration de l’union du Maghreb arabe. On a des complémentarités alors que les marchés sont tellement segmentés, orientés vers le nord qu’on reste dépendant des pays qui ont des divises.

Comment réaliser la « traduction concrète » des principes revendiqués lors de la révolution ? Comment créer une vision stratégique compréhensive qui représente les différentes réalités de la citoyenneté tunisienne ?

C’est une question de représentation. Il n’y a ni localement, ni régionalement, ni nationalement des gens suffisamment organisés, puissants, coordonnés pour représenter ces intérêts-là. On a, malgré tout, la domination d’une classe qui a de multiples capitaux internationaux, sociaux, économiques, mais qui ne représentent pas « l’intérieur » et les régions. Ils ont des députés, mais est-ce que ces derniers travaillent en circonscription ? Est-ce qu’ils font le lien nécessaire ?

Il faut aussi une révolution fiscale, une révolution du régime de la propriété. Ce sont deux révolutions qui redéfinissent directement la nature de l’Etat. Benjamin Franklin a dit, « No taxation without représentation. » Idem en Tunisie.

Le système fiscal est opaque. Un Etat non-redevable (non accountable)  aura beaucoup de mal a susciter l’adhésion autour de sa politique économique. L’Etat est vu comme quelqu’un qui vient prendre mais qui ne donne rien. Alors qu’il y a un Etat très présent aux niveaux de l’école, de la santé, de l’électricité, de l’eau, mais ça ne suffit pas évidemment parce que le mouvement est un mouvement structurel et parce que les aspirations sociales sont très élevées.

Enfin, quand on commence à reconstruire un pays, je ne vois pas jusqu’à présent d’autres moyens pour mettre en place des bases solides que d’institutionnaliser le conflit (on n’est pas d’accord, mais on va s’entendre sur comment régler le conflit) et de mettre en place un nouveau modèle économique. On n’a pas mis en place avec assez de force des mécanismes d’institutionnalisation du conflit. Ça veut dire quelqu’un au-dessus, une partie tierce qui est nommée, qui nous convient à vous et à moi, qui se déclare neutre et qui est chargé de faire appliquer la règle. Il y a un texte, la Constitution, et des institutions qui vont protéger nos existences, défendre nos intérêts de manière égale. Mais les responsabilités doivent être assumées par ceux à qui on a confié le travail, les gens élus, les députés. Alors, passons aux faits concrets! Assumez vos responsabilités de députés!