Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

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C’est l’histoire d’un projet parachuté, qui n’a pas été réfléchi. C’est l’histoire de bien d’autres projets touristiques tunisiens. Jamais deux sans trois dit l’adage. Voici une troisième partie de  Marina cap 3000 ou les 3000 déboires d’un projet contesté . Trois ans plus tard, à quelque jour près, je suis tout autant navrée que ce dossier « coup de cœur » en soit encore presque au point mort.

C’est l’histoire d’un projet qui fait émerger des volontés contradictoires. D’un côté, une volonté qu’il  avance car il s’impose à la ville et, qu’incomplet, il n’est source que de nuisances. D’un autre côté, une volonté qu’il « respecte les lois et l’âme de la ville » et qu’il n’avance donc pas à l’aveugle dans l’irrespect de celle-ci ; Un équilibre pas commode à trouver et encore moins à appliquer.

Où en est le projet de la Marina cap 3000 ? Qui a la main sur le projet ? Pourquoi si peu d’avancées : qu’est ce qui bloque ? Que demande la société civile ? Quelles issues peuvent être envisagées ?

Où en est le projet d’un point de vue construction ?

Je ne reviendrai pas sur la totalité des dépassements (architecturaux, urbanistiques, environnementaux, archéologiques etc.) de la Marina. Les deux articles précédents se concentrent sur ces sujets (1) (2). Avec un permis de bâtir qui date de 2009, la Marina continue encore et toujours à construire. Je vais tenter de faire un point sur les avancées de construction depuis 2013.

Le Nautilus

Le Nautilus est le nom d’un sous marin imaginé par Jules Vernes dans Vingt milles lieues sous les mers  en 1869. Dans ce roman, le Nautilus est alors considéré comme un symbole du progrès technologique. Après avoir atteint le pôle Sud et découvert l’Atlantide, il cause le naufrage de plusieurs navires et disparaît dans un puissant tourbillon marin… Il réapparaitra dans un autre roman  L’ile mystérieuseen 1874. Dans notre dossier, le Nautilus est le nom donné au bâtiment principal de la Marina.

En 2013, Marinales deux blocs et les cloisons internes du Nautilius ont été posés. Anis Zarouk, capitaine de la Marina, affirme que « 90% du port est construit et qu’elle comporte le port, la capitainerie, le Yacht club et la salle de sport ». Un parking sous terrain de 11000 m2 était prévu dans les plans mais cela semble remis en question. Le projet incluait un musée, un aquarium et des restaurants qui n’ont pas encore vu le jour : seront ils construit ? Affaire à suivre…

L’œil du passant s’est peut être habitué à voir cette immense bâtisse. Qu’il l’apprécie ou pas, elle s’impose à lui. Dire que le projet avance serait un grand mot en effet, il devait être livré en 2011/2012. Les promoteurs ont du retarder et cela ne doit pas les aider pour rassurer d’éventuels investisseurs ni même d’éventuel acheteurs d’appartements haut standing allant du 80m2 au penthouse de 600m2 . Paradoxalement, l’autorisation de construction ayant expiré fin 2012 on peut s‘interroger sur la légalité de ce qui a été construit depuis … Nous ne sommes plus à ça près me direz-vous…
Pour des raisons que j’expliquerai ultérieurement, les appartements ne sont toujours pas raccordés à la STEG, ni la SONEDE et encore moins à l’ONAS. Pour ne rien arranger, la Marina a dépassé les 10% de marge autorisée de la surface qui leur avait été vendu (à 90 dinars le m2) : ils doivent en conséquence payer l’ensemble de la superficie qu’ils occupent illégalement. La loi tunisienne tolère 10% de dépassement ; au-delà des 10%, c’est la totalité de la superficie qui doit être payée.

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Le Nautilius – 2016
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Le Nautilius vu de l’arrière du bâtiment, Photo prise par Aymen Béjaoui

Le vieux port, le sport nautique et la jetée…

L’encombrement du vieux port est toujours le même; bateaux de pêche au chômage et bateaux de plaisances au repos forcé s’entrechoquent et le temps qui passe n’arrange pas les choses. Les bateaux, auparavant amarrés au Sport nautique, sont toujours au vieux port. Anis Zarrouk affirme que « des arrangements seront trouvés avec les propriétaires de bateaux anciennement amarrés au Sport nautique. Cela devrait faire l’objet d’accords globaux et non d’accord au cas par cas ». L’état du vieux port se dégrade jour après sous le regard de ses habitants. Des turbines permettant le renouvellement de l’eau du vieux port sont prévues dans le contrat de construction de la Marina. Si aujourd’hui elles ne sont pas en place, la Marina confirme leur volonté de vouloir les installer et affirment qu’ils attendent l’autorisation de la ville à ce sujet.

Avant/Après du bord de mer de Bizerte
Avant/Après du bord de mer de Bizerte

Le Sport nautique, club qui occupe depuis 1909 une place centrale du front de mer, est en conflit avec la Marina qui menace son existence. En effet, le projet de construction de la Marina encarte le sport nautique et ferait de lui un espace inaccessible et totalement coupé de la mer. La jetée, précédemment zone de promenade familiale, est toujours fermée avec un grillage, la vue de la mer n’est plus accessible au passant (ni au restaurant qui longe la jetée) depuis le début des travaux il y a 7 ans.

La Digue ensablée

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Vue du canal de Bizerte du Sport Nautique Bizertin

Le  vieux port fait face à un véritable problème d’ensablement. La digue étanche qui sert de brise-lame fait obstacle à la circulation des courants marins et favorise la stagnation de l’eau et l’accumulation des particules de sable. D’où l’urgence de l’installation des turbines évoquées plus haut.
Néanmoins, il semble important de rappeler que le vieux port est aussi pollué par les déversements de l’ONAS lors de fortes crues et les restaurants/cafés qui le jonchent (dont la zone du restaurant le phénicien) mais aussi par les citoyens qui ne prennent pas toujours le temps de jeter bouteilles de plastique et déchets là ou il faut.
La propreté d’un lieu est de la responsabilité de tous. Si ce pacte n’est pas respecté par tout le monde, les turbines (aussi puissantes soient-elles) tomberont en panne et ne seront d’aucune efficacité car finalement, préserver le vieux port est de l’ordre de l’intérêt générale.

Plan Marina , Source Babnet, repérage fait par Jihenne Ben Jannet
Plan Marina , Source Babnet, repérage fait par Jihenne Ben Jannet
Ensablement visible à l’oeil nu sur le canal
Ensablement visible à l’oeil nu sur le canal

 

L’ensablement de la zone est de plus en plus visible. Mais la prise en charge de cette zone n’est pas seulement du simple ressort de la Marina. La ville ainsi que les autres occupants du vieux port se doivent d’agir dans l’intérêt de son entretien.

Lorsque l’on se penche sur les  déclarations officielles des responsables de la Marina, on constate que ces derniers ne se sentent nullement responsables de ces différents désagréments. Pire, ils se posent même en victimes d’une société civile qu’ils jugent trop déchaînée.

Partie de la digue étanche qui émerge de l’eau
Partie de la digue étanche qui émerge de l’eau
Vue souterraine de la digue
Vue souterraine de la digue

Qui a la main sur le projet Marina cap 3000 ?

Ceux qui ont la main sur le projet, sont simplement ceux qui le possèdent. Leurs noms ne sont pas publics et peu d’information circule officiellement à ce sujet… Il n’existe aucun organigramme officiel.Avant de s’éclipser, l’homme d’affaires Kais Guigua, a vendu la totalité de ses parts soit 54% à un chirurgien propriétaire d’une célèbre clinique tunisoise. Ce dernier les aurait rachetées dans l’intention de les revendre à un groupe émirati, qui lorsqu’il aurait constaté la complexité du dossier aurait renoncé à sa proposition d’achat.
Or voilà que celui qui dispose déjà de 54% des parts décide d’en racheter d’autres se portant ainsi acquéreur à 70%. Si bien que la répartition du capital se répartit désormais comme ainsi :
70 % pour le fameux chirurgien, 20% pour CFE construction et 10%  répartis entre particuliers et autres entreprises. Parallèlement, la Marina en est à son 8ème PDG, en 8ans..

La Tunisie a développé depuis les années 1960 un tourisme de masse, plutôt bas de gamme, qui n’encourage pas le touriste à visiter le pays. Des zones peu authentiques ont été créées de toutes pièces pour cantonner le touriste dans des chemins balisés. Ce tourisme, qui en apparence a fait tenir le pays économiquement, n’a fait en réalité que l’appauvrir à long terme. D’après le plan régional 2006-2011, l’écotourisme avait été retenu dans l’axe de développement touristique de la région de Bizerte. Si cet axe a été retenu c’est que la région s’y prête. Une région riche en espaces maritimes et terrestres peu défigurés mais aussi riche d’un héritage culturel et historique. Cet ensemble est un atout majeur de la région. Lorsque le gouvernement de l’époque autorise la construction de la Marina Cap 3000, il loin de l’état d’esprit du plan écotourisme.

L’idée de développer un tourisme « haut standing » en attirant les quelques millions de bateaux sans nœuds de Méditerranée ne se fait pas sans une réflexion de fond et une politique de tourisme globale qui s’adapte à cet état d’esprit. Or, la politique touristique peine à changer en Tunisie et si évolution il y a, elle se fait directement-entre autre- via un changement de pratiques des voyageurs et grâce à un nouveau type d’hébergements (Airbnb, maison d’hôtes et gites ruraux). Tout au mieux, la Marina sera un port d’escale pour des plaisanciers de luxe et au pire un port d’hivernage où les propriétaires de bateaux ne frôleront même pas le sol tunisien. On peut en dire autant sur le Nautilus et le standing qu’il propose. Il semblerait que pas plus de 40% des appartements ne soient vendus et que beaucoup d’acheteurs se sont retirés du fait du retard de livraison des logements.

Pourquoi autant de blocage ?

C’est un peu l’histoire du serpent qui se mord la queue. Les principaux protagonistes de ce dossier sont la Marina, la présidence du gouvernement,  le gouvernorat, la mairie et la société civile. Chacun  de ces protagonistes, défend des intérêts différents, dépendant de la scène politique nationale et des conflits partisans. Avant toute chose, la mairie devrait être en capacité de rédiger un arrêt des travaux jusqu’à une mise aux normes sérieuse du projet.

Permis de bâtir : date de démarrage des travaux 15/05/2009
Permis de bâtir : date de démarrage des travaux 15/05/2009

La Marina n’a jamais payé ses impôts à la ville de Bizerte, et ce malgré de multiples rappels administratifs. Le manque à gagner pour la municipalité s’élèverait aujourd’hui à 2 millions de dinars sans compter 1,2 millions d’amendes lié au retard de paiement.
Cet impayé est la raison principale pour laquelle ni la STEG, ni la SONEDE ni l’ONAS n’ont encore raccordé leurs réseaux à la Marina. La loi stipule que ces trois organismes ont besoin d’un accord de la municipalité pour effectuer leurs raccords. Anis Zarouk confirme qu’ils étaient en relation avec la mairie pour régulariser leur situation fiscale.

La Constitution tunisienne, qui désormais va dans le sens d’une décentralisation, encourage les mairies à générer leurs propres financements. En ce sens la marie de Bizerte a tout intérêt à faire preuve de transparence sur la gestion de son budget afin de créer/renforcer le lien avec les entreprises et les citoyens.
La Marina aurait envoyé à la mairie des plans de construction différents des plans qui ont été soumis pour l’obtention de l’autorisation de construire en 2009.

De son côté la présidence du gouvernement encourage la mairie à collaborer avec la Marina. Bien sûr, il n’est pas dans l’intérêt de l’Etat d’avoir des dossiers bloqués qui  retardent  d’éventuelles retombées financières et qui  ternissent  l’image d’un tourisme en berne. La mairie devrait-elle effacer l’ardoise de la Marina pour satisfaire l’Etat ?l’Etat accepte-t-il de payer à la place de la Marina ?

Lors d’une réunion tenue en février 2016 un cadre de la présidence du gouvernement a gravement menacé la délégation spéciale en charge de la Marina. Cet épisode a donné lieu à une plainte de la délégation à l’encontre du haut fonctionnaire.

Le gouvernorat de Bizerte manque à son rôle. Plusieurs réunions avaient donné lieu à des procès-verbaux obligeant la marina à régulariser certains points mais force et de constater que le gouvernorat n’a rien fait pour les faire respecter. Ce laxisme du gouvernorat n’aide au déblocage de la situation et contribue à mettre en porte-à-faux les différents protagonistes. Enfin rappelons aussi que, durant ces réunions, aucun des responsables et actionnaires du projet n’était présent.  Tant que les efforts des interlocuteurs de la Marina seront éparpillés, personne n’y gagnera.

Et l’argent dans tout ça ?

Le capital investi par la Marina, qui s’élèverait à 1,2 millions de dinars, semble dérisoire par rapport au coût total du projet. Actuellement, CFE construction, actionnaire à 20%, et principal maître d’œuvre n’a toujours pas été payé pour le coût total de la construction évalué à 10 millions de dinars. De ce fait, CFE n’a pas encore payé un certain nombre de ses sous-traitants.

La société civile, son évincement et ses revendications

Plusieurs articles commandés -ou pas- décrivent la société civile comme un  « pseudo-défenseurs de l’environnement » ou  « une bande d’hystériques  qui ne laisse pas la Marina travailler » Tout est question de point de vue. Certains diront : « Fermons les yeux sur les dépassements, effaçons leurs dettes, voire même aidons-les à financer le reste du projet afin de le finir ». Un discours  tellement rabâché  sous Ben Ali que nous avons produit un système clientéliste et plein d’avidité, où la  loi du plus fort  était plus forte que  la loi tout court. Un système où le népotisme permettait aux détenteurs du pouvoir économico-politique d’agir dans l’impunité la plus totale. Je ne dis pas que cela ne se fait plus, loin de là, les mauvaises habitudes sont aujourd’hui visibles dans les mauvaises pratiques dans le domaine économique ; la liberté d’expression, fragile mais présente, mais aussi la citoyenneté nous permettent de tendre vers plus de régularité.

Pour Yassine Annabi, Universitaire et président de l’association DERB, « Finir le projet oui (il est un état de fait), mais en examinant de près leurs dépassements (différents rapports d’expertises), en demandant à l’Etat central, régional et local d’accorder leurs violons afin de jouer unvrai rôle de régulateur et d’autorité et s’assurer que la loi soit appliquée dans des délais raisonnables et réalistes afin de finir ce projet source de nuisances en tout genre au vu de l’état des choses »

Les principales requêtes de la société civile

  1. Mise en place dans les plus brefs délais de réunions de travail dans lesquelles seraient intégrée la société civile afin d’assurer un redémarrage du projet dans de meilleures conditions.
  2. Faire le point sur les différentes autorisations remises à la Marina et responsabiliser les responsables administratifs et politiques ayant autorisé ces dépassement. A titre d’exemple, l’autorisation de construction à moins de 200 mètres de la citadelle n’aurait pas dû être donnée. Rappelons que la citadelle était à deux doigts d’être classée au patrimoine mondial de l’Unesco avant que le projet ne commence.
  3. L’accès aux sources documentaires : plans initiaux du projet (ceux de 2009) et différentes études environnementales produites commandées par la marina ou les autorités publiques (exemple : APAL).
  4. Proposer une contre-expertise qui sera prise en compte sur les différents sujets de discorde.
  5. Apporter des réponses liées aux chamboulements causés par le sport nautique. Garantir un passage pour les pêcheurs traditionnels du vieux port, réserver des places à prix raisonnable pour les bateaux qui disposaient d’anneaux au sport nautique.

Si la Tunisie veut diversifier son offre touristique, cela doit se faire par une réflexion de fond qui intègre tout les protagonistes du tourisme et non par le parachutage de projets soit disant « miracle ». La marina de Bizerte en est la preuve.