Notre président se plaint. Oh, il ne souffre ni des articulations, ni d’arthrose, ni d’ostéoporose. Il n’a pas la goutte ni un problème de vessie ni un quelconque prolapsus. Il se plaint tout simplement de n’avoir pas assez de pouvoir. Il en voudrait plus, beaucoup plus, peut-être même autant que Ben Ali. A dire vrai, je le comprends. C’est même le propre d’un homme politique que de vouloir le pouvoir et plus de pouvoir. Je me méfierais pour ma part d’un homme politique qui nous dirait : « Ah, là ça va plus du tout, j’ai trop de pouvoir ! ». Je me dirais, c’est un gros flemmard celui-là et je ne lui ferais pas confiance. Surtout s’il est président de la République.

Je soupçonne cependant que c’est pour d’autres raisons que tant de médias se sont aussitôt emparés de la question pour affirmer le caractère indispensable d’une révision constitutionnelle. Notre Constitution est toute fraîche ; elle a été le fruit d’un laborieux compromis ; elle a été critiquée mais elle fait pour l’instant l’unanimité (ou presque) des démocrates. Et cette Constitution, sans être parlementaire, est plus parlementaire que présidentielle. Voilà, paraît-il, le hic. Voilà, nous dit-on la source de tous les problèmes. Tout irait mieux si le président de la République gouvernait les domaines qu’il ne gouverne pas. C’est ce que disent certains journalistes, sans doute aussi des « experts » convoqués pour l’occasion et, bien sûr, des politiciens qui croient ou feignent de croire que la politique est une affaire d’institutions, de droit et de Constitution, alors qu’elle en est peut-être exactement le contraire.

Parmi eux, avec des nuances, Ahmed Nejib Chebbi. Nejib Chebbi est sans doute l’homme politique tunisien le plus cultivé et le plus intelligent… dommage qu’il se trompe toujours. En vain, les plus grands mathématiciens ont cherché à modéliser son comportement politique. Comme la météo, les fluctuations boursières ou certaines réalités biologiques, Nejib Chebbi échappe aux math. Il faudrait inventer une sorte de psychologie quantique pour, peut-être, trouver quelque clarté dans ses choix politiques. Vous me demanderez certainement si, comme pour la physique du même nom, cette psychologie porte plus généralement sur les particules infiniment ambitieuses qui peuplent la sphère infiniment petite de notre politique officielle. Je ne saurais l’affirmer. Dans le cas que j’observe, en l’occurrence Nejib Chebbi – dont j’aurais plutôt tendance à parler au pluriel vu le nombre de mutations radicales que sa pensée à connu en un demi siècle -, on peut reconnaître bien des similitudes entre son comportement politique et celui des photons, des neutrons, des quarks et des leptons. En particulier, bien sûr, le principe d’indétermination. De Nejib Chebbi, onde ou particule, on ne sait jamais s’il est ici ou là – et d’ailleurs, il est peut-être ici ET là. On ne sait pas plus s’il est avant, maintenant ou après. On sait seulement qu’il se trompe. Lui par contre a la conviction d’avoir toujours raison. Ou, plus exactement, il est tout à fait capable de reconnaître sincèrement ses torts tout en étant certain de ne s’être jamais trompé.

Dans une tribune publiée récemment, on ne trouve, cependant, pas l’ombre d’une autocritique. Bien au contraire. Voici ce qu’il dit :

Je serai le dernier à m’opposer à une réforme constitutionnelle pour avoir proposé en 2009 un projet de constitution à régime présidentiel et défendu en 2011 la révision de la constitution de 1959 dans le sens d’une séparation des pouvoirs qui limiterait les pouvoirs du Président sans le cantonner dans un rôle purement symbolique. Si la classe politique avait accepté cette démarche, elle aurait épargné à la Tunisie trois longues années tumultueuses qui ont fragilisé le pays sur les plans économique, social, sécuritaire et politique ! Mais une sainte alliance s’est constituée à l’époque allant de la droite religieuse à l’extrême gauche communiste pour diaboliser cette proposition et son auteur !

Ces phrases, qui sonnent comme un appel à la réhabilitation d’un héros incompris, sont révélatrices à plus d’un titre malgré les torsions que l’interprétation qu’en donne Nejib Chebbi fait subir à la réalité. Il y avait effectivement deux lignes au lendemain de la chute de Ben Ali. La première s’inscrivait dans la voie tracée dès avant le départ du dictateur par certaines sphères de l’ancien régime et quelques leaders de l’opposition parmi les plus importants. Elle aurait pris forme, semble-t-il, autour du 10 janvier 2011. Ce projet qui a finalement débouché sur le premier gouvernement Ghanouchi était de sauver les fondements du système politique quitte à sacrifier Ben Ali. Il s’agissait d’étouffer l’ébullition révolutionnaire par la cooptation de dirigeants de l’opposition et quelques réformes démocratiques au niveau des institutions. La seconde ligne, née du processus révolutionnaire lui-même, envisageait d’aller beaucoup plus loin et, dans cette perspective, l’abrogation de la Constitution de 1959 et l’élection d’une assemblée constituante avait pour sens premier la réalisation du mot d’ordre de la révolution : « Le peuple veut la chute du régime ». Nejib Chebbi, il le rappelle dans sa tribune, appuyait la première orientation. Qu’il s’en vante aujourd’hui n’a que peu d’importance. Par contre ce qu’il reconnaît implicitement dans son texte, c’est que la proposition de révision constitutionnelle réactive le projet qui a conduit au gouvernement Ghanouchi. Autrement dit, dans la continuité de l’élection de Béji Caïd Essebsi, du retour au pouvoir des anciens RCD-istes et de la puissance retrouvée du ministère de l’Intérieur, elle représenterait un pas supplémentaire en arrière. Dans le contexte politique tunisien, le renforcement des pouvoirs du président de la République ne serait rien d’autre qu’un moyen de plus pour marginaliser les mécanismes de représentation qu’a pu conquérir la révolution.

Je ne sais pas ce qui se trame dans les coulisses du pouvoir. Il paraît que ça castagne fort. Mais je ne sais ni qui fait des bisous à qui, ni qui fait des croche-pattes à qui. Et, comme je ne tiens pas à rendre mon déjeuner de midi, je préfère n’en rien savoir. J’ignore par conséquent pourquoi Nejib Chebbi a cru bon de publier cette tribune. Je doute que ce soit uniquement pour apporter son soutien à une révision constitutionnelle dont je ne pense pas qu’il puisse encore avoir la vanité d’en être rapidement le bénéficiaire. Dans sa trubune, il met bien plutôt en garde contre l’illusion de résoudre la crise politique par le seul moyen d’un renforcement des prérogatives présidentielle.

La question est politique, écrit-il en conclusion, et à moins de reconstituer une majorité présidentielle au parlement, la paralysie du système risque de se prolonger et d’ajouter une cause supplémentaire aux causes de la crise grave que connaît le pays.
 Le Président peut-il encore reconstituer sa majorité et rééquilibrer le paysage politique ? Le respect de la volonté populaire telle qu’exprimée lors du dernier scrutin et l’intérêt supérieur du pays exigent que l’on y aide.

Comment interpréter ce paragraphe sinon comme une offre de service ? ça y ressemble, en tout cas. Nejib Chebbi ne voulait pas de la révolution ; il est normal qu’il cherche son avenir politique dans le passé, c’est-à-dire avant Kasbah II.