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Alors que le tribunal de 1ère instance de Kebili a gelé les comptes bancaires de l’Association de préservation des oasis de Jemna, nous sommes allés à la rencontre des habitants des autres oasis du Sud. Avachi sur le canapé d’un vieil hôtel du centre-ville de Tozeur, Mohamed Ennaceur Hamadi, métayer depuis l’âge de 13 ans a le visage fatigué. Parler de Jemna, le revigore : « c’est ce qu’on appelle des hommes, des vrais », lance t-il. Puis, d’un ton plus serein : « La meilleure chose qu’ils aient fait est de ne pas avoir morceler leurs terres. Ils ont préservé la richesse de leur région. L’Etat devrait encourager ces initiatives plutôt que de les blâmer ».

La situation de Jemna est loin d’être un cas isolé. De Tozeur, à Nefta, en passant par Gabès, l’expérience de Jemna a eu un écho retentissant. Partout en Tunisie la question des terres domaniales est posée, et pour cause : le ministère des Domaines de l’Etat et des affaires foncières estime qu’après la Révolution, entre 50 000 et 70 000 hectares « ont été accaparés illégalement par des citoyens ». Pour Mohamed Ennaceur Hamadi, les habitants n’ont fait que reprendre ce qui leur appartenait : « c’est un juste retour des choses », affirme-t-il.

Le problème des terres domaniales

Grâce à la nationalisation des terres, en 1964, l’État tunisien a pu disposer d’un patrimoine foncier d’environ 800 000 hectares, soit près de 10% des terres agricoles. Cependant, cette mainmise des terres par les colons, puis par l’Etat tunisien, a souvent été perçue par les populations locales comme une injustice. Depuis l’indépendance, ces terres ont été utilisées pour « remodeler les structures agraires à travers une politique de « coopérativisation forcée » et garantir les prix des produits de première nécessité », explique Mohamed Elloumi dans un article publié en 2012[1].

C’est ainsi que la Société tunisienne de l’industrie laitière (STIL) a exploité environ 300 hectares de 1974 à 2002, dans l’oasis de Jemna. Puis, « avec l’adoption du programme d’ajustement structurel, les terres domaniales ont permis d’attirer les investissements étrangers ». Enfin, sous Ben Ali, des terres ont été attribué de façons arbitraires à des personnes proches du pouvoir. Avec la Révolution, des habitants ont cherché à « récupérer » ces terres qu’ils considèrent comme celles de leurs ancêtres. Parmi elles, Jemna et tant d’autres. A Tozeur, comme ailleurs, la gestion de ces terres ont connu un autre destin. Pourtant, l’expérience de Jemna n’a laissé personne indifférent.

Exploitation individuelle ou collective ?

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Dans l’oasis de Tozeur, de nombreuses parcelles appartiennent officiellement à l’Etat, à l’instar de Mhar Lahouar (105 ha) ou Hamet Jerid (150 ha). Mais depuis 2011 elles sont exploitées par quelques habitants qui revendiquent le droit de les cultiver. Ainsi, les terres ont été divisées en parcelles, et chacun s’est approprié un hectare ou un hectare et demi. Adel Zoubair, président de l’Association de Sauvegarde de l’Oasis de Tozeur et exploitant de plusieurs parcelles affirme :

Nous ne sommes pas contre ce qui s’est passé à Jemna, mais nous ne souhaitons pas que cette expérience se reproduise ici, à Tozeur. Nous avons trouvé une solution qui nous soit propre, et c’est ce qu’il faut retenir. L’Etat a d’ailleurs entamé une procédure judiciaire en 2011, qu’il a finalement abandonné.

Un contrat de location devait régulariser la situation, mais rien n’a encore été fait.

Pour Mohamed Ali Hedfi, secrétaire général du bureau local de l’UGTT à Tozeur, le problème est précisément là : « Plutôt que de s’occuper des terres qui ont été accaparées de façon illégale par quelques personnes comme c’est le cas à Tozeur, l’Etat a préféré sanctionner une association qui a trouvé une solution qui convient à la population ». Et d’ajouter :

Ceux qui se sont accaparés les terres à Tozeur sont loin d’être les plus nécessiteux, c’est une mafia. C’est ici que l’Etat doit intervenir pour que ces terres soient divisées équitablement et permettent à des jeunes diplômés chômeurs de travailler.

Selon Mohamed Ali, l’expérience de Jemna a permis de soulever deux problèmes : la question du foncier, mais aussi la place de la filière des dattes dans notre économie. « Jemna a démontré combien l’Etat n’a pas de stratégie pour les terrains agricoles, et en particulier sur la question des dattes. Il n’y a d’ailleurs pas d’office des dattes, comme il y a un office national de l’huile par exemple », regrette-t-il.

Jemna, un modèle à reproduire ?

Même constat pour Taher, agriculteur à Nefta : « il y a un potentiel énorme dans la filière des dattes, mais encore faut-il que l’Etat organise mieux ce secteur et ne vienne pas barrer le chemin de ceux qui réussissent ». Il prend pour exemple Jemna : « ils ont su doubler le rendement de la parcelle et utiliser cet argent pour le bien commun, j’ai vu ça nulle part ». Taher, qui a une parcelle d’un demi-hectare, vend sa récolte à un entrepreneur connu de la région. Comme tout le monde. Il confie pourtant regretter cette démarche :

A Nefta, nous sommes beaucoup d’agriculteurs à avoir des petites parcelles, pourquoi ne pas travailler ensemble ? Nous pourrions mutualiser beaucoup de choses, augmenter notre pouvoir de négociation et décider qu’une partie de nos revenus soit dédiée à notre ville.

Jemna serait-elle en train de faire des émules ?

Pour Anouar Elhabib, membre de l’Union des Jeunes Chômeurs de Kebili, rien n’est moins sûr : « lorsqu’on évalue l’impact social de l’association de défense de l’oasis de Jemna, on ne peut être qu’admiratif. Mais j’ai bien peur que cela reste une exception. Il y a un terrible manque de conscience citoyenne, et c’est pour cela que les choses n’avanceront pas ». Anouar espère cependant que les parcelles délaissées ou celles récupérées par des habitants puissent trouver une solution qui soit « juste et équitable pour les populations locales ». Anouar El Boubakeri est agriculteur dans la région de Gabès, et cela fait bien longtemps qu’il n’attend plus rien de l’Etat : « il [l’Etat] a délaissé ses agriculteurs et ses terres, c’est maintenant qu’il se réveille ? ». Anouar suit de très près ce qui se passe à Jemna et dit admirer leur solidarité et l’importance qu’ils accordent au sens du bien commun et à l’intérêt général. « Ce qu’a fait l’association, l’Etat n’a pas été capable de le faire. Malheureusement ce sont toujours les populations marginalisées qui sont prises pour cible », déplore-t-il. Mais la volonté des habitants de Jemna, et leur capacité à mettre l’intérêt collectif devant l’intérêt individuel changera peut-être la donne.

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[1] Elloumi Mohamed,  Les terres domaniales en Tunisie. Histoire d’une appropriation par les pouvoirs publics, Etudes rurales 2/2013 (n°192), p. 43-60.