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Politique contrebandière  

Nous étions prévenus. Très attendu après que Babylon a doté le nouveau cinéma indépendant d’un regard absolument autre, The Last of Us aurait pu n’être qu’un autre ersatz de cette veine. Mais nous voilà surpris : Ala Eddine Slim ne se repose pas sur ses lauriers. Car, pour apprécier à sa juste valeur l’étrange proposition de cette fiction primée à la Mostra de Venise en septembre 2016, il faut laisser les vieux réflexes du cinéma tunisien au vestiaire. La trame de The Last of Us suit les traces d’un migrant subsaharien dont la  traversée du désert est tout à coup déviée de sa route. Inutile toutefois d’y chercher le manifeste idéologique qui étouffe souvent les histoires de migration clandestine. Ce n’est pas pour autant qu’il n’y a pas une politique à l’œuvre chez Ala Eddine Slim. Double, sa politique s’annonce plutôt contrebandière. Le cinéaste prend le parti pris de brouiller les cartes du réel et de la fiction, comme s’il jouait au bonneteau.

En abscisse, The Last of Us esquisse une histoire ordinaire de migration clandestine. En ordonnée, il brode plutôt sur une histoire de survie. Le personnage du migrant « N. », incarné sans fausse note par le beau Jawhar Soudani, partage son périple avec un autre migrant. La tentative de rejoindre à deux le nord de l’Afrique se solde d’abord par un braquage. Livré à lui-même sur une frontière inconnue, muni d’une boussole qu’il finira par perdre, « N. » erre longtemps sans son compagnon de route avant de voler une barque pour traverser la mer. Les embûches ne s’arrêtent pas là. L’effort avorté de passer clandestinement en Europe ouvre dans The Last of Us une seconde piste, qui complète le tableau par un nouveau personnage. La rencontre avec « M. », un vieux survivant chasseur joué avec maestria par Fathi Akkari, vient alors s’orchestrer comme une épreuve remuant les silences de la fiction.

Singulier parti pris que de réduire la narration à un fil, jusqu’à ne plus filmer qu’une solitude prise entre deux feux. Il y a, dans The Last of Us, une mise à l’épreuve de ce schéma qui affecte en écho le récit. Ce qui fascine Ala Eddine Slim, ce sont des personnages lâchés ici ou là, dans un espace qui laisse agir le temps. La durée s’étire, des bouts d’espace décrochent le regard. Si la solitude de « N. » procède ici par tours d’écrous successifs, tout est question d’équilibre entre le point de vue et les imprévus qui pourraient précipiter son allure. En termes musicaux, la tonalité initiale du film a la clarté du mode majeur. Mais c’est en prolongeant les deux pistes dans une troisième voie, hallucinée, que The Last of Us passera au mode mineur et prendra de la hauteur avec une audace peu osée.

Pas un mot

Il est toujours stimulant de voir un cinéaste ne jamais céder sur son désir. Par une mise en scène en accord avec sa dramaturgie mutique, Ala Eddine Slim signe une fiction épurée. The Last of Us repose sur un pari : dire la solitude, par la solitude des images et des sons. C’est par là qu’il nous fait franchir le seuil d’une véritable expérience sensorielle. D’abord ce bonheur : pas un mot ! Comme des vues arrachées à l’œil, les plans que prélève la caméra d’Ala Eddine Slim convoquent la richesse du hors-champ, avec son halo de sons triés ou amortis. En débarbouillant, par l’absence de dialogue, son oreille longtemps saturée par le bruit des sentiers battus, The Last of Us invite le spectateur à ouvrir les yeux deux fois plus grand.

Mieux encore, avec ce parti pris radical, Ala Eddine Slim insuffle du sang pur dans les veines de ses plans. Cela faisait longtemps qu’un film tunisien ne nous avait rendus sensibles à cette pureté sonore, aussi juste dans son flirt avec la poésie de la nature. La riche bande sonore de Moncef Taleb et Yazid Chebbi, sait intégrer le froissement intérieur des corps aussi bien que le sifflement du vent et le crépitement du feu. Le travail sur les bruits d’ambiance, propice à l’immersion du spectateur, est d’une sensibilité d’autant plus inouïe que The Last of Us nettoie plus que le regard. Sa palette toute en nuances confirme au passage qu’Amine Messadi est bien droit dans ses bottes de directeur photo. Les bande-son et bande-image du film nous arrachent le mot « grâce » de façon presque irrémédiable. Sauf que l’œil, ici, n’écoute pas seulement. Il hallucine aussi.

Gestes métaphysiques

Mais l’audace de The Last of Us n’est pas seulement formelle. L’expérimentation déborde la physique du plan. Laissant à peine au spectateur le temps de broder autour, serait-elle métaphysique ? Tout se passe comme si le mot, en brouillant les cartes, empêchait d’en dire plus. Gageons que si le cinéma possède sa métaphysique, The Last of us produit la sienne aussi. Lunaire et obstinément mutique, celle-ci largue les amarres du réalisme pour ouvrir le film à d’autres vents. C’est par un savant brouillage qu’Ala Eddine Slim fait affleurer des niveaux de perception que l’on ne s’attendait pas à voir si bien cohabiter sur l’écran. Là, fiction et réel se donnent du jeu.

S’il travaille dans la caméra pensante, The Last of Us s’offre le plaisir de quelques embardées poétiques. Il y a de la poésie dans les fondus enchaînés, le temps d’un battement de cils en gros plan. Sans dialogue ni parole articulée, le film navigue pourtant à bonne distance du langage : la voix du migrant est inaudible, celle du chasseur solitaire est inarticulée. Si la politique clame ici son dû, c’est par un texte de « transition » qui vient « cracher notre humanité ». Insaisissable affect qu’instille cette coupe franche, pour faire entendre autrement la voix tue de l’homme. La manière dont le montage cut lâche sa tenue obsessionnelle, pour offrir à la parole poétique et aux dessins linéaires de Haythem Zakaria la possibilité de recomposer le plan, trouve ici sa justification dramaturgique.

Politique du loup

Mais ce n’est pas sans raison que The Last of Us entraîne son lot de questions. Car il y a bien, dans la dramaturgie du film, deux manières de rencontrer la politique. Soit par les rapports d’inclusion et d’exclusion que définit la figure du migrant. Soit en exorcisant la politique sous sa forme animale. L’insert sur le cadavre d’un animal décomposé l’annonçait déjà lorsque « N. » tombe dans un trou et se blesse. C’est par la figure du loup, bête noire pour « M. », que The Last of Us recolle la politique à son hors-champ. L’isolement laisse le personnage de plus en plus désarmé. La meute des loups qui rôdent dans les parages représente une menace. Question de vie ou de mort. Ala Eddine Slim prend cette idée au pied de la lettre : entre prédateur et proie, il faut apprendre à devenir un loup parmi les loups. Hobbes au cinéma ? L’intelligence de The Last of Us est de se faire la chambre d’échos où se répercute cette fable politique.


Sur fond de migration clandestine, le film dessine sans doute en creux la rupture du contrat social, en ramenant l’ordre des existences à la loi du plus fort. Mais en plongeant son protagoniste dans un état de nature où l’homme serait un loup pour l’homme, The Last of Us ramène la politique à sa fable la plus originaire. C’est peut-être moins la migration en tant que telle qui compte, que la possibilité d’une sociabilité. La façon très particulière qu’a Ala Eddine Slim de doter « N. », après la mort de « M. », d’un partenaire lumineux, une lune accompagnant de près ses pas, prend ici toute son épaisseur. La métaphysique dans The Last of Us joue ici à plein régime.

Avec le parti pris de seconder le réel par la fiction, la géographie mentale de The Last of Us donne lieu à de magnifiques moments de cinéma. Jusque dans les tressautements de la caméra, dans sa manière d’arrimer un angle de vue au personnage ou d’encaisser une variation sensible de luminosité, ou de marier ciel et terre par un panoramique, le désir de filmer fonctionne ici au senti. Ala Eddine Slim loge ce désir dans la grammaire du film plutôt que dans son discours. Sans quitter le cadre, le corps du migrant s’éclipse dans l’indifférence sublime d’un paysage. Capté comme une image que l’on aurait perdu la patience de voir, ce geste de cinéma ne s’oublie pas. Pas plus que The Last of Us.