J’aurais voulu trouver une échappatoire. Faire une plaisanterie féroce. Dur. Cinglante. Avoir le courage de l’ironie. Rire jaune, bleu ou brun mais rire. Me moquer des gens qui utilisent le mot « poignant » à tout bout de champ. Pour parler d’un enfant qui pleure parce qu’il a perdu son ballon comme pour commenter la parole d’un martyr de la férocité policière. Je croyais pouvoir rire de tout. Même du pire. Je me trompais lourdement. J’ai atteint mes limites.

J’aurais voulu proposer une analyse de ce qui s’est passé, parler de l’instauration de l’IVD, des ambivalences du processus dit de la justice transitionnelle, de ses tenants et de ses aboutissants, de ses limites passées, présentes et à venir. Eplucher les discours, les postures, les manœuvres, critiquer les uns, dénoncer les autres et absoudre de rares élus, coincés, de manière très inconfortables pour eux, entre les uns et les autres. Je croyais pouvoir tout objectiver. Même le pire. Eh bien, là aussi je me trompais. Tout simplement.

J’ai entendu les témoignages des victimes de l’Etat qui font sens quand ils sont collectifs autrement que lorsqu’ils sont individuels. Leurs tourments ne sont pas indicibles, ils sont incommentables (mon Dieu, faites que leur parole soit mise à l’abri des chercheurs !). J’ai juste envie de leur dire : vous êtes mes frères, vous êtes mes sœurs…

Tous, nous avons déjà lu, vu ou entendu d’autres témoignages encore plus terribles que ceux-là. Nous avons dit « C’est horrible » et nous sommes retournés à nos activités habituelles. Tous, nous savions que « notre » Etat n’était pas innocent. Nous savions le cauchemar qui attend quiconque à la malchance d’en être la victime qu’il soit pris pour des raisons politiques ou pour des faits de droit commun. Nous faisions avec. Inconcernés. Ou habitués. Pourtant, depuis l’ouverture des auditions publiques de l’IVD, nous sommes comme abasourdis. Sihem Ben Sedrine a gagné son pari et c’est tant mieux. Les témoignages que nous avons entendus nous ont plongé dans un état de stupeur douloureuse et positive. Nous avons découvert avec effroi ce que nous savions. Positive, je dis, parce que l’émotion qui nous a envahit n’est pas faite seulement de compassion ou de pitié. S’y mêle de la colère et de la révolte. Et parfois une saine détestation des fonctionnaires de la dictature.

Lorsque nous regardons à la télévision des scènes de massacres, que nous écoutons des témoins ou des victimes relater leurs souffrances, tortures ou humiliations, nous éprouvons habituellement une sorte de dégoût qu’étouffe progressivement un sentiment de résignation impuissante. La stupeur que nous avons ressentie là est différente. Elle est pleine de refus, de politique. Elle nous relie à nouveau au sentiment collectif qui animait la révolution. Les victimes ont témoigné ; souvent elles ont décrit par le menu et revécu devant nous le mal qui leur a été fait, mais pas un seul des mots qu’elles ont prononcés ou des larmes qu’elles ont versées qui ne soit à la fois le récit de leurs peines et le procès d’un système. Non pas le procès de la violence en soit ni celui de l’inhumain ou de tel autre concept métaphysique cadavérique, mais celui d’un régime politique très concret. Nous n’avons pas écouté l’histoire de drames personnels mais l’histoire invisible de l’Etat tunisien, de cet Etat qui se poursuit encore sous de nouvelles formes. Les victimes de l’arbitraire ne nous ont pas parlé d’un passé dont il serait bon de conserver la mémoire mais d’un présent dont ils sont seulement les victimes d’hier et d’un proche avant-hier.

Certains appellent à la clémence mais comment pardonner un coupable alors qu’il poursuit comme si de rien n’était son œuvre maléfique ? Tant d’un point de vue humain ou moral que politique, le « pardon » est aujourd’hui un non sens. Du point de vue d’une politique qui est portée par le souffle de la révolution et non par l’haleine nauséabonde des hommes de l’ancien régime, la « réconciliation » est une aberration. Voilà ce que nous avons entendu lors des auditions publiques organisées par l’IVD et ce n’est pas le moindre de ses mérites. Que tous ceux qui ont boudé, boycotté ou saboté l’IVD se repentent !