Le dernier numéro de Dimanche Sport, émission culte de la Watania, se devait d’être exceptionnel pour plusieurs raisons. Diffusé juste après les matchs quasiment décisifs de la deuxième phase de groupes de la Ligue 1 tunisienne, il allait couvrir deux grands chocs : l’historique derby opposant le Club Africain (CA) à l’Espérance Sportive de Tunis (EST) et la très passionnelle rencontre entre le Club Sportif Sfaxien (CSS) et l’Etoile Sportive du Sahel (ESS). Les violences survenues au stade de Radès rendaient le challenge plus grand. Quelles sont les observations des journalistes présents sur le terrain ? Qui faire intervenir pour relater sa version des faits ? Quelles images choisir pour diffusion ? Des questions qui n’ont trouvé que de mauvaises réponses.

Les supporters marginalisés

Premier challenge. Raté. Se dérobant à son devoir d’informer, Dimanche Sport s’est abstenu de relater les faits. Ses journalistes accrédités au stade de Radès n’ont tout simplement rapporté aucune observation. Leur rôle a été réduit à recueillir des témoignages. Après avoir évoqué des « incidents dangereux  » et annoncé le suivi de « ces incidents et leurs conséquences », l’animateur de l’émission Razi Ganzoui a proposé un duplex depuis l’Hôpital des grands brûlés de Ben Arous. Dans ce direct, le reporter a interviewé un policier blessé sur son lit d’hôpital, le médecin qui l’a pris en charge, un colonel, la ministre de la Jeunesse et des Sports, le directeur général de l’hôpital, le vice-président de la ligue nationale de football professionnel et le secrétaire général d’un syndicat policier. Aucun supporter n’a pris la parole. Aucun témoin oculaire, non-affilié aux structures officielles, ne s’est exprimé durant ces 15 minutes de duplex. Même les deux autres interventions par téléphone sont celles de Slim Riahi, président du CA et Riadh Bennour, chef de la section football à l’EST. Que des cadres de la bureaucratie des clubs qui ne représentent absolument pas les supporters.

La désinformation atteint le stade du ridicule

Le traitement biaisé de cette actualité a empiré avec les contradictions et les dérapages survenus sans recadrage du reporter en duplex ou de l’animateur. Laxisme total quand Dr Mondher Mbarek, entouré de cadres sécuritaires, a affirmé : « Nous avons reçu 30 supporters et 15 policiers. Les blessures étaient plus nombreuses parmi les forces de l’ordre ». Drôle de notion des chiffres. La responsabilité éditoriale est complètement zappée. Le parti pris pour une seule et unique version s’est aussi illustré quand les déclarations ont viré au manifeste syndical policier avec Adel Daadaa, vice-président de la Ligue tunisienne de football professionnel, qui s’est indigné en lançant : « Ce n’est pas normal que les policiers travaillent 24 heures d’affilée sans se faire payer pour leurs missions dans les stades. Ce temps est révolu !». Toutefois, aucune image d’agression policière contre les supporters n’a été diffusée. Pourtant, de nombreuses vidéos[1][2][3] ont documenté la charge de brutalité employée contre les supporters.

Laxisme face à la diabolisation et au mensonge de Cherni

L’animateur et le reporter n’ont pas jugé utile de nuancer les propos incendiaires de Majdouline Cherni, ministre de la Jeunesse et des Sports, quand elle a déclaré : « La police qui fait face au terrorisme est confrontée à un terrorisme plus fort dans les stades ». La ministre reviendra à la charge dans un deuxième duplex vers la fin de l’émission. Ses propos n’ont pas non plus été démentis quand elle a évoqué « des pertes humaines parmi les forces de l’ordre », une allégation mensongère. Aucun correctif de cette information erronée n’a suivi. Aucune mise en garde contre les propos discriminatoires et la diabolisation des supporters du CA non plus.

Interdisant tout espoir d’apaisement, cette marginalisation des supporters victimes de violences policières ne fait qu’accroitre la frustration des amateurs de foot. Une mise à l’écart qui conduit à l’isolement puis à la radicalisation des formes d’expression et surtout des modes de contestation. En témoignent les nombreuses publications qui reprennent le hashtag #ACAB[4] sur les réseaux sociaux, le soir même. Cette frustration peut conduire loin. Il suffit de se rappeler le slogan des supporters du Club Africain, sur fond de lutte des classes, lors d’un autre match émaillé de violences aussi marquantes, celui du 4 janvier dernier contre le Paris Saint-Germain (PSG). « Created by the poor, stolen by the rich »[5], brandissaient les aficionados du virage. Qui veut d’une telle vision du football… et du journalisme?

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[4] Acronyme de l’expression anglaise All Cops Are Bastards

[5] « Créé par les pauvres, volé par les riches »