Après le documentaire, c’est à la fiction de s’emparer des remous de l’immigration clandestine. Et sauf erreur, il revient à Benzine, premier long-métrage de Sarra Abidi, de se poser en contrechamp de ce créneau peu arpenté dans la fiction tunisienne, à travers le calvaire d’un couple quinquagénaire à la recherche de son fils unique, parti clandestinement en Italie au lendemain de la révolution et porté depuis disparu. Loin des drames de chambre, le film maintient le couple sur le fil ténu de sa détresse, en dessinant dans le dos du récit le paysage d’une région repliée dans l’ombre. Là, au sud tunisien, contrebande, chômage et crise sociale font bon ménage. L’histoire n’est pas une histoire en l’air, et la caméra de Sarra Abidi n’a pas l’œil dans sa poche.

Sous son programme narratif, Benzine pose pour le spectateur un horizon d’attente, épousant la courbe d’une quête désespérée. Si l’on ne sait pas où l’on va, on sait au moins avec qui. Mais plutôt que d’opter pour la résignation de ses deux protagonistes, le film s’emploie à les projeter contre la fatalité de la disparition, sur deux lignes parallèles. Sur les épaules de l’un, pèse en effet la lourde attente de l’autre. Salem, à qui Ali Yahyaoui prête la silhouette d’un vendeur de carburant, ne lésine pas sur ses moyens pour mener comme il peut son enquête. Contradictoires, les informations qu’il recueille ne font pourtant que confirmer ses doutes à l’endroit du passeur qu’il soupçonne d’être à l’origine du départ de son fils. La mère Halima tangue sans plus d’amarres, remuant ciel et terre pour retrouver son fils. Rongée par l’angoisse de la perte, elle n’hésite pas à fréquenter un marabout ou à mettre en vente la moto de son enfant pour partir à sa recherche. C’est cette frustration qui trouve dans le regard grisé et la voix éteinte de Sondoss Belhassen sa plus juste expression, chargeant le moindre plan d’une émotion évidente.

Face au drame, Benzine ne fait pas mystère de la métaphore d’un trafic qui brûle tout sur son passage, vies et destins. Mais si ce trafic sert avant tout de prétexte à la dramaturgie, celle-ci est vite alarmée par une certaine pesanteur, qui dépend moins des péripéties de l’analyse intime des protagonistes que du ressort même de l’enquête. Entre consultations d’avocat et angoisse de retrouver le corps du fils à la morgue parmi les cadavres repêchés en mer, Sara Abidi cheville en fait sa dramaturgie à un travail de deuil impossible. Et c’est bien ce ressort qui est censé produire un certain détachement du temps, suggéré par l’égale incertitude qui tiraillera les parents tout au long du film, et dont la convocation qui leur sera remise par la police vers la fin portera encore trace.

Il ne fallait certes pas s’attendre à ce que Benzine fasse l’unanimité. Il est vrai que Sarra Abidi fait évoluer sa pratique de la fiction par petites touches, depuis ses deux courts-métrages Le rendez-vous (2007) et Le dernier wagon (2009). Il est vrai aussi que si l’on retrouve dans ce premier long les trois ingrédients du drame social – avec le contexte de crise qui lui sied, ses dessous du plancher ainsi que l’évidente bonne foi de ses petites gens –, on ne peut pas ne pas regretter une scénarisation qui se fait visiblement sous cloche. Les lignes d’intention, rangées ici plus au service d’une histoire que d’un propos, s’incarnent d’autant plus timidement à l’écran que les dialogues sont cousus avec un seul fil. Mais bien que ces limites donnent l’impression d’un film trop appliqué, marchant sagement dans les clous du genre, il y a au moins deux choses qu’on ne peut pas reprocher à Benzine : laisser les événements s’enchaîner sans qu’il y ait besoin d’aller les chercher et manier mieux les silences que les mots, grâce à la justesse photographique d’Ali Ben Abdallah qui a su mettre du vague à l’âme jusque dans les paysages, sans la moindre afféterie.

Ce sera ici plutôt une qualité que de valoir plus que ses faiblesses. Car si la mise en scène fait le dos rond, ou semble peu prise dans les tourments du couple, la caméra épie la résonance des paroles sur les visages. Ce qui entraîne à l’écran quelques plans attentifs et immobiles, comme suspendus à une vérité qui renonce à se dire. Mais la caméra ne paraît jamais plus à l’aise que dans la proximité avec laquelle elle vient cueillir l’émotion par quelques échappées. À mi-parcours du Benzine, un plan nous a étonnamment émus. Dans la chambre d’hôpital où dort la mère, pâle et terrassée, on voit Salem venir à son chevet. En cadrant serré, le pouls de la caméra se cale sur les deux visages qui se rapprochent, s’oubliant le temps d’un baiser. N’y aurait-il pas là une vérité qui ne prend pas de pose, cette vérité même qui va au bout d’une souffrance sans rien réparer ?