Au risque de l’oxymore, chacune des œuvres vidéo réunies dans El Kazma s’apparente à un poste d’observation. De factures et de durées différentes, ces propositions fonctionnent comme des dispositifs où le point de vue coïncide, relance ou déjoue avec la prise de vue. Entre journal intime, expérimentation et démarche documentaire, elles interrogent en écho la capacité du regard et les glissements du réel, écologique, politique ou social, comme l’envers et l’endroit d’une image en fuite.

Sans fausse complexité, le travail d’Ismaïl Bahri conjugue les virtualités de l’observation expérimentale à chaque fois à travers un élément différent. Si l’élément liquide de Ligne est une goutte d’eau disposée sur la veine d’un bras pour vibrer à ses pulsations sanguines, l’observation épouse ici les contours d’une auscultation intime. Le protocole de Revers, vidéo réalisée six ans après celle de 2010, l’apparente plutôt à un film d’atelier qui met en jeu les possibilités de transfert haptique d’un corps vers un autre – ici des pigments d’une page de magazine vers les deux mains qui la froissent, jusqu’à l’épuisement de la page et la disparition presque totale des teintes de l’image. Ce qui requiert l’attention dans ces deux travaux, c’est l’aptitude des éléments à affecter leur milieu et à s’en affecter, pour donner lieu à des micro-événements sensibles.

Sur un mode voisin, mais témoignant beaucoup plus d’une sensibilité photographique que d’une volonté d’expérimentation, Amine Messadi choisit d’engager l’observation dans la durée. Produite pour l’exposition, The Red Can capte la disponibilité en lumière naturelle d’une seule journée, sa déclinaison entre chien et loup et sa disparition la nuit venue. Sur trois écrans, l’observation se focalise sur les parois d’un bidon pour carburant, qu’on retrouve érigé à hauteur d’homme sur les routes de la contrebande d’essence. Si l’ensoleillement du jour imprègne en quelque sorte le bidon, celui-ci ne fonctionne pas seulement comme un simple objet surexposé à son maximum. Illuminées de l’intérieur par une petite ampoule, ses parois font office de fibres optiques, à mesure que le milieu nocturne se neutralise et se fait chambre noire.

À y regarder de plus près, cette attention s’éprouve différemment dans la vidéo que Haythem Zakaria a filmée en 2017. Avec le désert de Nafta, ses étendues vides et ses milieux stratifiés, Opus I remet les pendules du paysage à l’heure numérique. Entre la durée du plan fixe qui fait vibrer la ligne d’horizon et le mouvement panoramique qui convertit celle-ci en lame de fond dans la volumétrie du paysage, c’est sur fond sonore de souffles et de silences synthétiques que se joue la rythmique du vide et du plein. Contemplative de bout en bout, l’observation paysagère fonctionne ici au doigté.

Neutre, cette observation se fait plutôt immersion avec Dead Meat Moving. En 2015, Malek Gnaoui revisite un lieu tenu généralement loin des caméras. Que filmer dans l’abattoir d’El Ouardia ? Sans doute des hommes et des bêtes – avec les bêlements très vite tombés dans le silence et les giclées de sang partout, rincé entretemps à grande eau. Sous sa facture documentaire, la vidéo est montée à la manière d’une autopsie de la condition animale. Ici passent des bêtes, menées d’abord en troupeaux. Là, d’autres, parqués, agonisent à quelques pas de la caméra, avant d’être saignés, dépecés, découpés, ramassés et congelés. Le lieu est filmé tel un huis-clos qu’une série de plans fixes permet de pénétrer à mesure que se dévoile l’opération sanguinolente de l’abattage. Cette manière de documenter le réel peut donner lieu à une autre modalité d’observation, plus subjective. D’un geste anodin, qui consiste à capter des tranches de vie par son téléphone portable, on dirait que la vidéo I’m at the back de Fakhri El Ghezal, réalisée en 2017, esquisse les lignes d’un journal intime. Entre la routine et l’isolement auxquels son quotidien roué est confiné, se rembobinent ici en boucle quelques fils du vécu post-carcéral de l’artiste. Trempée dans un noir et blanc qui ne désavoue pas ses tonalités mélancoliques, le montage extrait des blocs de durées comme pour laisser flotter à l’écran le temps d’une solitude partagée.

De ce temps flottant, la vidéo Revenir de Nicène Kossentini, produite en 2006, se fait à sa manière l’écho. Sur une image d’archive extraite de son album familial, l’artiste recadre le visage flou d’une petite fille, à peine discernable en arrière-plan, là où un groupe d’enfants occupe l’avant-plan de la photographie. Sur le seuil d’une porte, ce visage ombré semble fixer l’objectif à mesure que la bande-son se repeuple de chuchotements et murmures indéchiffrables. En faisant jouer les possibilités du zoom optique comme un geste d’observation rapprochée, cette image d’archive se laisse lire comme matière informe pour une mémoire qui ne l’est pas moins. Mais pour pouvoir faire récit, il est possible de retourner l’image contre ses clichés. Réalisée en 2017, Here and there d’Amel Ben Attia fait reposer ses ressorts narratifs sur le split-screen. En reprenant à son compte la composition picturale de la Nature morte et de ses tables servies, la mise en scène découplée de l’œuvre fait successivement miroiter un calme et une déflagration, au rythme d’une ampoule fragile qui clignote et vacille. Il n’en fallait pas plus pour allégoriser la terreur et maintenir en éveil le troisième œil du spectateur.

Qu’on se le dise, alors, sans rechigner : par les temps critiques qui courent, il y a urgence à réapprendre à voir, comme on apprend à manier le feu. La politique de l’observation chez Nidhal Chamekh prend la forme d’une contre-proposition. Le contexte de sa vidéo est celui d’une opération d’évacuation d’un camp de migrants de Calais au nord de la France, en mars 2016. Obligés d’abandonner leurs abris devant la décision des autorités de démanteler une partie du camp, nombre de migrants ont mis le feu à ces habitations de fortune. Ouvrant le hors-champ des images de l’actualité, la vidéo appelle la place du spectateur à féconder celle du sujet politique que nous devenons. Filmée en un seul plan-séquence, elle fait sienne une phrase écrite à la main, qui apparaît sur l’une des parois d’une cabane entrain de se consumer lentement : « Never give up ».

C’est aussi d’un feu voisin que s’alimente Brise de fièvre de Souad Mani. Filmée aussi en 2016 dans la déchetterie de Gafsa, ville qui sévit sous le joug des problèmes écologiques causés par l’activité du Groupe chimique, cette vidéo nocturne donne matière en un seul plan-séquence à une vertigineuse variation autour des flammes. S’il revient aux latitudes du zoom de condenser avec le plus d’intensité le rapport du net et du flou dans l’image, c’est le soufre enflammé dans l’air qui dessine, grâce aux jeux de focale, une sorte d’aura troublante et intouchable, à la fois proche et distante. En silence, tout se passe comme si l’image brûlait et s’éteignait à perte de vue.

S’il n’y a pas ici de parcours proposé au visiteur, El Kazma invite à privilégier des cheminements libres et des allers-retours entre les œuvres. Marquées dans l’ensemble par une économie de moyens, ces vidéos requièrent d’accepter un certain temps de latence devant les images. Mais avec une scénographie qui les autonomise d’autant plus que l’espace des conteneurs s’y prête, les délogeant du cube blanc de la galerie vers l’espace public, l’on peut se demander de quel poids pèse ici une logique d’exposition hors murs, si le médium n’est pas qu’une question de forme.