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En effet, cette pièce n’est pas dans la consommation de l’être mais pose la question du désir et de l’amour comme alternative (politique) susceptible de rétablir la possibilité d’exister à deux individus que rien ne destine à la rencontre. L’œuvre est d’une grande subtilité. Pourtant, elle aborde un sujet où il est très facile de glisser dans les stigmatisations et les clichés. Ce trio nous fait beaucoup rire, comique de situation comme dans un vaudeville, des jeux de mots hilarants tout en restant sur la corde raide de l’éthique, rire de nous-mêmes et non aux dépens de l’autre, non aux dépens du monstre qu’on pointe du doigt.

Le fait que le metteur en scène, celui qui est censé être dans la maîtrise, joue le rôle du salafiste, le fait qu’il soit à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la pièce tout au long du jeu est très intelligent. Car ce qui fait la force de cette performance, c’est bien la sortie de soi, la métamorphose de part et d’autre où la fille de joie comme le salafiste sortent de leurs zones de confort pour vivre une expérience. Le hasard, la chance, dit le personnage féminin, l’Histoire, ai-je envie d’ajouter, a fait en sorte que ces deux êtres se rencontrent au sens fort du terme, au sens d’agir l’un sur l’autre… Cela ne se dit pas à travers des mots, cela se voit sur leurs visages, la métamorphose des corps s’opère face à nous avec toute l’énergie nécessaire. Pour que nous le ressentions, le jeu est primordial : intériorisé, introverti chez l’un pour mieux percevoir son ouverture à la vie par la suite ; exubérant, effervescent chez l’autre (et là Nadia Boussetta est incroyable, je ne trouve pas d’adjectif, justesse, créativité…) pour devenir plus discret au moment de ressentir l’amour.

Le metteur en scène (le théâtre) est en pleine transfiguration par l’acteur et l’actrice comme l’homme, refoulant la vie, bloqué par ce qui le dépasse, est en train de renaître. Ces deux êtres sont transfigurés par la rencontre, la vraie, celle qui permet l’avènement d’une expérience du temps présent, celle qui transfigure les corps des personnages et acteurs devant nos propres yeux : voir un corps revenir à la vie, celui du salafiste, un visage rougir, celui de la fille de joie ; la sentir passer du sarcasme, de celle qui dévisage avec des mots fachos comme « rat » «جربوع» ou « bleuâtre »”ازرق” vers la caresse et la tendresse envers un corps qui se révèle à lui-même à force d’être envisagé, aimé… À un certain moment, l’amante demande au personnage de raser sa barbe comme pour accentuer la transformation opérée, l’acteur est devant le miroir avec un rasoir sur le point de le faire mais, à ce stade, le visage est déjà illuminé par l’étreinte, pas besoin, à mon sens, d’expliciter davantage et d’ailleurs nous n’assistons pas à cet acte sur scène. Avec ou sans barbe, il est déjà quelqu’un d’autre.

Dans “La Fuite“, tout est processus, entre-deux, transition ; le tableau inaugural, moitié ombre, moitié lumière nous donne le ton dès le départ. La transition est aussi affective, émotionnelle, nous assistons à la naissance, renaissance inachevée de deux êtres. Le moment où une vidéo est projetée sur les murs mêmes de la chambre où ces deux corps dorment après avoir fait l’amour est très subtil. Le metteur en scène aurait pu envisager de faire jouer la scène des ébats amoureux en direct. Ce n’est pas l’audace qui manque, l’érotisme du corps est une composante fondamentale du jeu et il est dépassé par l’érotisme des âmes qui se révèlent l’une à l’autre progressivement. En d’autres termes, le spectateur est de plus en plus capté par ce qui se passe entre les visages, il détourne progressivement son regard du corps offert vers un autre plus sous-jacent, le corps à naître. C’est en cela que la rencontre des spectres de la vidéo avec les corps des nouveaux amoureux est une belle trouvaille : passé proche et présent se rencontrent dans un même espace, nous sommes dans une temporalité de la transition, passé et présent cohabitent dans notre Tunisie post-révolution, larve de démocratie en attendant les papillons. Mais la trace est là, filmée, inscrite dans nos corps et nos esprits, comme la trace de cette belle nuit d’amour est gravée dans la chair de nos deux personnages.

La trace de l’événement est aussi dans ce que je vois depuis un moment, que ce soit au cinéma (Alaeddine Slim, Ridha Tlili, Walid Mattar, Abdallah Yahya…) ou au théâtre (Ghazi Zaghbeni, Wahid Ajmi, Ahmed Amine Ben Saad…), des propositions et des dispositions dans le champ artistique, toutes aussi riches que différentes et variées, une jeune génération à suivre qui alimente les possibles d’un “à venir“.