S’il n’était pas un îlot d’étrangeté mettant à profit ses origines, Dachra serait un film tombé de nulle part. Disposant d’un terrain de jeu vierge, Abdelhamid Bouchnak ne fait pas grand mystère de ses intentions : il s’empare de l’imaginaire local pour en réinventer son potentiel d’angoisse. On craignait qu’il pèche par une certaine naïveté affectée. Mais non : c’est par son audace et sa maîtrise qu’il mérite l’attention. Ce qui fait de cette proposition filmique un oiseau rare sur la carte du cinéma tunisien. C’est si rare, il faut l’avouer, que le geste mérite plus que des youyous.

S’il développe la piste narrative d’une enquête documentaire, Dachra creuse les ressorts de sa fiction sur le terrain d’un fait divers, remontant à une bonne vingtaine d’années. Au cœur du récit, trois étudiants de journalisme qui dégotent un sujet un peu sordide : le cold case de Mongia, une femme retrouvée mutilée ; soupçonnée de sorcellerie, elle a été internée depuis en psychiatrie. Évidemment, l’intrigue de Dachra est un peu plus sombre que cette description le laisse entendre. Mais, décidé de nous secouer de la belle manière, le cinéaste se garde d’abattre tout de suite son jeu. Dans la pure tradition du genre, qui met le protagoniste dans la peau d’un personnage hanté ou troublé par des apparitions mystérieuses, Yasmine vit dans ses sommeils un cauchemard récurrent. Bien qu’elle soit tenue aux périphéries du film, l’ambiguïté de ces visions s’avère clivante : alors que son grand-père aimant croit aux diableries, en bon musulman et laveur de morts qu’il est, la jeune étudiante ne croit pas une seconde à l’utilité d’aller à chaque fois voir le cheikh. Pourtant, son réconfort ne sera que de peu de durée, une fois l’enquête engagée. Quelque chose comme des hallucinations viennent s’imprimer sur sa rétine, aussi bien dans les couloirs des archives où elle est allée se documenter sur l’affaire du meurtre que dans les sous-sols de l’hôpital où est internée cette femme. Le spectre de l’angoisse ne tardera pas ainsi à s’inviter, plein cadre ou par ses bords, dans Dachra, sans désamorcer les secousses.

Ces poncifs du genre ne découragent pas le cinéaste dans la deuxième partie de l’enquête, qui conduira le trio vers un petit hameau soustrait aux regards, à quelques kilomètres de la capitale. La rencontre d’une mystérieuse petite fille les entraîne sur une terre revêche donnant son titre du film. Sur cette terre peuplée de chèvres et de femmes non moins mystérieuses, tout se passe comme si le temps avait suspendu son vol. Avec une palette sombre de couleurs un peu froides ou ternes, et des brumes faisant traîner le ciel au ras du sol, Abdelhamid Bouchnak met sur pied une atmosphère parfaitement pesante qui semble écraser les êtres. Sur les lieux, chaudrons fumants et viande séchée dessinent le périmètre d’une maison isolée dont les voiles intermittents, dissimulant l’intérieur, paraissent davantage favorables aux hallucinations. Le cinéaste reprend ici une des prémices psychédéliques du genre qui installent les personnages dans des lieux délabrés pour rembobiner en quelque sorte les stigmates d’un temps passé. Si Bouchnak ne se hâte pas de débrouiller l’enquête, ce n’est pas seulement qu’il respecte l’imbroglio des actions entrecroisées. C’est aussi en raison des obscurités complémentaires qui vont suspendre l’enquête, le temps d’une soirée. Mais pour que les choses se compliquent, il faut que la situation commande : le trio se trouve coincés lorsque le chef du village insiste pour qu’ils passent la nuit à la maison. La scène du dîner, poussée jusqu’au cérémonial du film d’épouvante, fait résonner les harmoniques de l’angoisse par un subtil jeu de regards, à coups d’inserts et de champs-contrechamps entre le trio et la petite fille qui se faufile entre les pièces, disparaissant d’un raccord à l’autre. L’ambiance est sombre, mais pas pour tout le monde ; elle l’est juste assez pour maintenir Yasmine dans l’inconfort, avant de la plonger dans une série de cauchemars éveillés.

Là, les frontières entre hallucinations et réalité se montrent d’autant plus incertaine que le glissement d’un niveau de perception à l’autre s’opère sur deux vitesses : celle, lente, du malaise onirique, et celle, en crescendo, du danger qui se profile. Donc, tourment il y aura, mais la vérité se niche ailleurs. C’est au moment où l’étudiante s’approche de la plus jeune des femmes de la maison, que le passé de Mongia vient la rattraper. Grâce au petit carnet que la jeune femme lui a filé en lui chuchotant de quitter les lieux pour sauver sa peau, Yasmine peut recomposer les morceaux du puzzle. Sur fond de voix off et d’images mentales, entre tours de mains impies, sorcelleries, bébés sacrifiés et cadavres déterrés, la séquence rebrasse en pilotage automatique les détails de l’histoire de Mongia consignés entre les pages du carnet. Bien que ce segment ait l’inconvénient de faire peu de confiance à la mise en scène, il se passe ce qui se passe quand la protagoniste découvre par échos assourdis que c’est de sa propre histoire qu’il s’agit. Si les coutures de ce jeu sont pourtant peu visibles, c’est pour deux raisons. Au niveau de la narration, l’efficacité du montage parallèle tracte le récit entre le pétrin du trio et l’effort du grand-père pour intervenir. Au niveau dramaturgique, tout procède par des allusions dont on ne détecte les détails qu’après-coup. Ce dosage bien mesuré apporte ce qu’il faut au moment où il faut, dès lors que le grand-père savait ce qui guettait Yasmine, mais que celle-ci refoulait inconsciemment dès le début. Si c’est sur elle que le piège va se refermer, quid de ses camarades censés assurer ses arrières quand le vent tourne mal ? En donnant à la tension de nos nerfs d’autres tours d’écrou supplémentaires, l’habilité de Dachra consiste à placer le spectateur face à un suspense multipliant ses secousses jusqu’au slasher, à mesure qu’il resserre ses lignes de fuite.

Les choix de mise en scène ne font pas que glisser dans le lot cette poignée de chocs brutaux. Certes, Bouchnak n’y va pas de main morte. On peut même estimer qu’il met un peu trop le paquet. À l’exception de quelques citations lessivées dont il aurait pu se passer, à l’instar de la scène de la douche dans Psychose d’Alfred Hitchcock, les conventions de sa mise en scène cessent d’être conventionnelles du moment où ce qui arrive aux personnages finit par toucher les images. Cette perméabilité ponctue le premier tiers du film, dans ces cadres peu remplis comme s’ils étaient dotés d’un quatrième mur. Logique qu’il confine les signes du malaise dans une partie du plan, rendant l’usage du hors-champ plus évident, puisque c’est là que l’angoisse trouvera ses aliments. Logique aussi qu’il recourt, dans les deux derniers tiers, aux images furtives qui alternent vues subjectives et inserts. Parce qu’il escompte sur l’effet d’identification, le film ne lésine pas sur les atouts d’une musique carburant aux frissons et d’une caméra pas moins vertigineuse que ses mouvements vrillés.

S’il nous en fait attendre trop de lui, Dachra n’a absolument pas à rougir. Derrière la séduction à rebours de ses images, il se glisse entre les canons du genre tout en contournant les attendus. Le résultat est une pépite d’angoisses, acclimatée aux vapeurs locales d’un imaginaire archaïque. La tête sur le billot, on maintient qu’un peu de sang neuf vient d’être injecté dans les veines de nos écrans.