©Hélène Aldeguer, 2018

La réforme des économies arabes est plus que jamais à l’ordre du jour. Et pour cause. Le taux de chômage y est estimé à 10% en 2017, contre 5,5% en moyenne dans le monde. Un chiffre qui cache encore d’importantes disparités. Ce taux est de 12,1% en Egypte, 14,9% en Jordanie, 15,4 % en Tunisie. Le chômage s’élève également à 26,1% chez les jeunes et à 18,9% chez les femmes dans une région où le taux d’activité, soit la part des actifs dans la population en âge de travailler, est déjà le plus faible au monde (48,6%) [World Bank]. Les taux d’expatriation des diplômés de l’enseignement supérieur y sont aussi parmi les plus élevés au monde, alors que 30% d’entre eux étaient au chômage en Egypte, en Tunisie et en Jordanie en 2011 et 2012.

Les pays arabes importent par ailleurs plus de 50% des céréales qu’ils consomment et sont le plus gros importateur net de denrées alimentaires au monde [World Bank]. Cette forte dépendance à l’égard des marchés internationaux rend la région particulièrement exposée aux rapides fluctuations de prix des produits agricoles. La crise alimentaire mondiale de 2007-2008 et la hausse du prix des céréales de base (riz, blé) à ce moment-là avaient ainsi provoqué d’avantage d’inflation, accru les déficits commerciaux, aggravé la pauvreté et conduit à des protestations dans plusieurs pays (Yémen, Egypte, Maroc). Une vulnérabilité qui sera encore exacerbée dans les années à venir du fait de la croissance démographique, d’une faible productivité agricole et de la rareté grandissante des ressources en eau.

Autre symptôme révélateur, 11 pays de cette région ont une dette publique qui excède 50% de leur PIB en 2017. Parmi eux la Jordanie (96,6%), l’Egypte (101%), le Liban (149%) [Trading economics]. Dans certains cas, le service de la dette compte pour 40 % des dépenses budgétaires. Entre 2012 et 2016, pas moins de 6 pays arabes (Maroc, Tunisie, Egypte, Jordanie, Irak, Yémen) ont ainsi bénéficié de crédits accordés par le Fonds monétaire international (FMI). En échange, leurs gouvernements doivent deux ou trois fois par an faire le point avec les experts du Fonds sur le respect de leurs engagements en matière de déficit budgétaire à réduire, de monnaie à laisser filer contre le dollar et l’euro, de subventions à réduire et de postes de fonctionnaires à supprimer.

Pour expliquer ces nombreux « dysfonctionnements », la littérature économique existante pointe généralement du doigt la prédominance de structures rentières et la faiblesse des tissus productifs. Le monde arabe dispose en effet des plus importantes réserves d’hydrocarbures au monde, avec 42 % des réserves de pétrole et 29 % des réserves de gaz naturel en 2016. Aux revenus tirés de la vente de ces hydrocarbures viennent s’ajouter d’autres formes de rente issues des frais de transit sur le commerce international, des retours de fonds des travailleurs installés à l’étranger ou encore des aides et des crédits étrangers, particulièrement nombreux en raison de la position géostratégique unique de cette région.

Une situation qui favorise entre autres l’instauration de régimes politiques autoritaires et irresponsables. Ceux-ci utilisent leurs rentes pour garder le contrôle sur des économies rendues peu efficaces sous l’effet de la corruption, du clientélisme, du népotisme et de l’utilisation abusive des fonds publics. Or depuis le cours des années 1980, le cadre dominant pour penser la réforme de ces économies est celui du « consensus de Washington » : un ensemble de bonnes mesures destinées à favoriser l’avènement d’économies de marché, canonisées par la Banque mondiale, le FMI et un nombre croissant de gouvernements à travers le monde.

La libéralisation des échanges, la privatisation de l’économie et la dérégulation financière ont ici vocation thérapeutique face aux nombreux maux rencontrés dans le monde arabe. Les réformes engagées devaient donner lieu à la démocratisation des Etats et des sociétés, à la pacification de la région ainsi qu’à la modernisation des économies et leur intégration dans l’économie mondiale. Il semble que nous soyons aujourd’hui plutôt loin du compte. D’où l’urgence qu’il y a d’élargir et d’approfondir le débat au sujet des défis économiques et sociétaux de cette région. Ce qui passe notamment par la promotion et la prise en compte de nouvelles perspectives et la multiplication d’espaces dédiés à ce débat.

C’est ce à quoi entend contribuer ce dossier thématique préparé par Orient XXI et ses partenaires, en proposant à des journalistes du monde arabe d’apporter leurs éclairages sur les réformes économiques de la région. Le point commun des sept articles qui constituent ce dossier, c’est qu’ils s’intéressent moins à ce que devraient être les réformes qu’à ce qu’elles sont déjà, ce qui constitue déjà un parti-pris subtil. En examinant dans plusieurs pays, et donc à partir de différents contextes politiques, économiques et institutionnels, les conditions de mise en œuvre de ces réformes et leurs résultats, leurs auteurs ont par ailleurs relevé avec brio le défi de s’approprier les termes d’un débat trop souvent accaparé par les seuls économistes.

Ils apportent ainsi un autre éclairage sur la mise en œuvre quasi-généralisée des politiques d’inspiration néolibérale dans le monde arabe depuis au moins deux décennies. La plupart du temps, ces nouvelles orientations sont introduites par les gouvernements contre l’obtention de financements auprès d’institutions financières internationales ou d’autres Etats. L’occasion, nous dit Malek Lakhal (Nawaat) à partir du cas de la Tunisie, pour tous ces « amis » d’intervenir dans la politique intérieur du pays dans un sens conforme à leurs visions et à leurs intérêts qui ne répondent malheureusement que trop peu aux préoccupations de la population. Les dirigeants tunisiens opèrent de cette façon une sorte de gestion de la dépendance qui semble éloigner toute réelle perspective de réforme de l’économie.

Une gestion de la dépendance qui prend une autre forme au Liban. Marie-José Daoud (Mashallah news) rend compte, en effet, d’une situation alarmante dans laquelle ce sont les banques locales qui financent le surendettement de l’Etat libanais à des taux d’intérêts suffisamment élevés pour attirer les dépôts d’investisseurs internationaux. La dette constitue ainsi une formidable manne de profits pour ces banques et investisseurs grassement rémunérés. Elle fait en même temps peser une charge de plus en plus lourde sur le budget public, au détriment d’investissements productifs et d’infrastructure dont l’économie aurait grandement besoin, dans une fuite en avant qui pourrait bien se terminer par une banqueroute généralisée.

Amar Ingrachen (Maghreb émergent) s’intéresse quant à lui au débat relatif aux mesures d’autonomisation des banques centrales dans les pays d’Afrique du nord. En théorie, ces mesures sont là pour protéger les économies de l’instabilité politique et des logiques politiciennes. Elles sont pourtant aussi une occasion de limiter les objectifs de la politique monétaire à la seule lutte contre l’inflation, ce qui se veut être un signal fort de stabilité financière adressé aux bailleurs et investisseurs internationaux. En ce sens, l’indépendance des banques centrales à l’égard des Etats constitue une entrave directe à la souveraineté et à la démocratie dans ces pays. Sauf à imaginer des mécanismes garantissant la prise en compte des besoins économiques des populations, ce qui ne parait pas être à l’ordre du jour.

Le remboursement de la dette et la capacité de l’Etat à se refinancer sur la scène internationale sont donc au cœur de toute économie politique de la réforme dans le monde arabe. A partir du cas de la Jordanie, Doa Ali (7iber) nous invite cependant à prendre garde au mirage entretenu dans les récits officiels du gouvernement et du FMI. Ce dernier continue de fait à présenter la Jordanie comme un modèle de réussite en matière de réformes économiques, pour avoir multiplier les politiques de libéralisation, de privatisation et de rigueur depuis la fin des années 1980. Or ces politiques engagées au nom de la réduction du déficit budgétaire et du remboursement de la dette ont surtout vu l’érosion progressive du filet social et l’appauvrissement de la population sans modifier la structure du tissu productif jordanien ni remettre en cause la dépendance du pays envers les financements étrangers.

En Egypte également, les réformes engagées et parrainées par le FMI se traduisent par une réduction de la part des dépenses publiques qui affecte directement le niveau et la qualité de vie de la population sans pour autant permettre d’atteindre les objectifs annoncés de réduction de la dette ou encore du déficit de la balance des paiements. Négligeant la santé, l’éducation ou même les transports, l’Etat se lance au même moment dans d’immenses projets d’infrastructure et de construction dédiés à la création d’un environnement propice à l’investissement étranger. Maye Kabil (Madamasr) pose alors de façon frontale la question du lourd fardeau que font porter ces réformes, imposées sans transparence ni concertation, à la grande majorité des Egyptiens.

Si le démantèlement du secteur public vient augmenter la précarité des couches sociales les plus défavorisées, il permet en revanche l’émergence d’une nouvelle classe de « clients » proche du pouvoir politique qui parviennent à s’enrichir en mettant la main sur les moments clés de l’accumulation économique. Yassin Swehat (Al Jumhuriya) évoque ainsi la formation d’oligarchies en Egypte et en Syrie, où les mesures d’inspiration néolibérale ont été l’occasion d’une réappropriation privée des secteurs les plus florissants de l’économie par les élites dirigeantes, désormais dégagées de toute responsabilité en matière de développement économique ou de progrès social.

Les réformes économiques en cours dans le monde arabe constituent une modalité parmi d’autres de reconfiguration des pouvoirs en place, dans un contexte international en mutation. Leur dimension hautement politique est définitivement mise en évidence par Majd Kayyal (Assafir Al-Arabi) qui traite de l’application des normes de transparence financière et de bonne gouvernance dans une logique contre-insurrectionnelle dans les territoires palestiniens occupés. Les dirigeants israéliens, mais aussi palestiniens, reprennent ainsi à leur compte la rhétorique des institutions financières internationales dans l’objectif de mieux venir à bout des circuits de financement parallèle qui alimentent la résistance palestinienne.

La nécessité de réformer les économies arabes n’est certes pas en cause, bien au contraire. Les articles regroupés dans ce dossier laissent cependant entrevoir un sérieux hiatus entre le discours sur les réformes et les réformes elles-mêmes. Ensemble, ils créent le débat autour de choix et de pratiques qui sont avant tout politiques et ayant des effets très concrets pour les populations concernées. Dans le monde arabe comme ailleurs, il s’agit ainsi de déjouer la prétention de la science économique à se présenter comme une science dure et à cloisonner tout débat, ce qui est aussi une manière de légitimer le discours dominant. Il est temps en effet que l’on puisse s’inquiéter de cette pratique qui prétend faire le développement des économies en se passant du plus grand nombre.