Il sera difficile de reprocher à Subutex, au moment où il se clôt, d’avoir élargi son périmètre de confidentialité aux extrêmes. Au cœur de ce documentaire, il y a deux vies nues qui le paient en retour d’une plaie restée ouverte : Lotfi, alias « Fanta », est un sans-abri frileux et efféminé, condamné à ressusciter par la piquouse du Subutex à laquelle Rzouga, son amant aussi paumé, l’avait initié pour offrir moins de surface aux blessures. Les deux ont élu domicile à Bab Jedid, dans un vieux bain-maure dont ils ont fait un taudis où la lumière compte moins que la violence de la nuit complice. En côtoyant pendant cinq ans ces vies à la dérive, Nasreddine Shili livre un film inconfortable car nécessaire : dur comme fer, mais non moins clivant par sa manière de filmer.

Rzouga, amant de Fanta et son initiateur à la consommation du Subutex

Arracher un film à la nuit

Bien que sa volonté de témoignage semble plus menue que les problèmes qu’il soulève, Subutex assume de poser sur la marginalité un regard sans apprêt, la nudité pauvre de ses images brutalement lancées à nos gueules de spectateurs. Ce qui le distingue, c’est sa manière de prendre la relation de deux déclassés en flagrant délit de survie, se piquant les veines, se tabassant, s’aimant, si bien que d’autres récits plus ou moins secs peineraient à exister en regard. L’addiction, la maladie, l’extrême précarité, mais aussi les vociférations, les coups et l’abandon ; tout cela est assumé par la caméra de Nasreddine Shili avec l’acuité blessante d’un ouvre-boîte pour faire sauter les verrous des bonnes consciences. S’il donne aux marges toute leur vigueur, le documentaire invite à gratter un peu : sous l’image brute et le fait brutal, écoute et récit sont là.

Filmer « en bas », c’est arracher des franges d’espace-temps à la nuit. Et cela suppose une peinture de milieu très alerte, avec ses acidités, ses non-dits. La violence, voilà la nuit qui ouvre Subutex, celle d’une déréliction des hommes, de leur vulnérabilité intime et sociale. Ce qui scelle la relation entre Fanta et Rzouga, ce n’est pas seulement la consommation d’une drogue bon marché. Car Fanta, s’il dépend de Rzouga pour avoir son mix, trouve en lui l’affection dont sa mère l’a privé et le père qu’il n’a pas connu ; il trouve le moyen de parer le malheur en rêvant de ses futures noces avec Rzouga. Cette relation, l’ancien toxicomane ne la prend pas au sérieux. Mais s’il renonce à abandonner Fanta après avoir découvert son hépatite, et s’il décide de prendre soin de lui, le rapport qui les unit reste pourtant difficile à cerner. La démarche de Subutex ne cherche pas à dissiper ce flou. L’ambiguïté, qui donne son épaisseur à la durée de leur relation, s’avère plutôt nécessaire au développement d’un récit documentaire au long cours.

Fanta

Car tout le paradoxe de cette relation est là : dans cette affection, quoiqu’inégale, que Fanta et Rzouga ne se refusent pas entre eux, mais aussi dans l’énergie qu’ils mettent à se déchirer. Se tenant hors-champ, Shili les accompagne partout : lors des séances de shoot qui prennent des airs de rituel, chez le médecin, dans le hammam ou dans la villa qu’ils ont louée au Cap-bon pour la cure de sevrage, en compagnie de leur ami Naga, lui aussi toxicomane. Subutex sonde la marginalité inscrite à même ces existences démunies, ces cœurs si fragiles que les nerfs craquent, l’insulte éclate et le geste se fait brutal. D’où un filmage « physique », avec une caméra qui ne lâche pas d’une semelle ses deux personnages, comme si elle éprouvait presque tout avec eux. C’est une caméra qui filme depuis leurs situations. Les images bougées portent la trace des conditions difficiles de captation et de la brutalité au sein du couple que Shili s’emploie souvent à filmer avec une mise en scène rétive au découpage. Sans effet de lumière ajoutée, sa caméra filme dedans.

Comprendre ou étaler ?

Ici, donc, on ne se rince pas l’œil. C’est le mérite de Subutex que d’ordonner le regard au profit d’un contrechamp saisissant sur des existences infortunées dont la représentation pose un écart avec l’image qu’en donne le cinéma de la domination. La caméra se fait le plus souvent oublier pour témoigner en paroles et images. Mais en témoignant, s’agit-il de comprendre ou d’étaler ? Subutex ne serait que témoignage convenu, servant tout au plus de dispositif d’alerte, s’il s’en tenait à l’étalage des doléances de ces sujets. Se voulant empathique mais pas complaisant, le point de vue de Shili est celui des torts partagés : il se met à l’écoute de Fanta et Rzouga se dévoiler, vidant leur sac et la caméra tourne, sans que les deux personnages demandent d’arrêter de filmer quand la brutalité s’invite dans la scène. La violence, c’est une vérité, le trop même de vérité qu’on ne peut supporter. La violence filmée, celle d’un ou plusieurs sujets en représentation, est ici assénée telle que la représentation de cette vérité insupportable est elle-même insupportable. Mais trop n’est pas trop pour Shili. À la rigueur, c’est juste assez.

Le réalisateur Nasreddine Shili (à votre gauche) avec des personnages du film, notamment Rzouga (à votre droite). Voir notre entretien, en arabe, avec le groupe.

Sur le papier, on serait tentée de donner à Subutex le poids d’une tempête sous le crâne. Ce poids, le film pourrait-il d’ailleurs ne pas l’avoir, si ce n’est à son corps défendant ? Le mérite d’un témoignage qui frappe droit n’est pas seulement de secouer, mais, en secouant, d’appréhender surtout le sujet décrypté pour mieux agir sur la conscience du spectateur. Vu depuis d’autres fauteuils, il y aurait en revanche quelques raisons que Subutex tombe sous les coups d’une morale du regard. Au nom de cette morale, d’aucuns n’hésiteront à dégainer, d’une main intransigeante, le carton du voyeurisme, filmage éthiquement contestable bien qu’il s’autorise d’une bonne volonté. Jusqu’où la familiarité et l’accord explicite passé avec les sujets filmés peuvent-ils permettre ici à la caméra d’exercer sa fonction de catalyseur ? Car aller à l’essentiel exonère-t-il le cinéaste d’une éthique de filmage ? L’argument est bien connu : ce qui importe, ce n’est pas de nous exhiber le réel coûte que coûte ; mais la façon de placer sa caméra à la « juste distance » vis-à-vis de son sujet pour ne pas forcer le réel en voulant arracher coûte que coûte l’adhésion. Et à vrai dire, tout se passe comme si Shili n’était jamais loin de s’en foutre. C’est une raison spécieusement morale que son documentaire semble balayer sans crier gare.

Les choses, hors et sur écran, sont moins simples que ne le laissent croire la réserve éthique ou l’enthousiasme sociologique. C’est cette complexité qui fait l’intérêt de certaines démarches filmiques. La difficulté, dans Subutex, est d’une part celle d’une alternative à laquelle les pratiques documentaires ne peuvent pas, dans certains cas, facilement échapper. Face à la violence, qu’est-ce qui serait le plus inacceptable : arrêter de filmer et agir en portant secours au plus faible, ou bien ne pas agir et laisser les images témoigner malgré tout, c’est-à-dire agir à leur manière ? L’hésitation s’accuse d’autre part avec l’impression que cette bonne volonté de témoignage fonctionne comme une étiquette sécurisante toisant la distance nécessaire entre le filmeur et le filmé. La difficulté se déplace au niveau de la réception quand l’alternative laisse place au procès d’intention, demandant à l’œil éthique de prendre les commandes de l’appréciation esthétique – un procédé bien commode pour adouber sans nuances ou rejeter en bloc : c’est-à-dire, pour confisquer d’une manière ou d’une autre notre propre vision du documentaire.

Double pouvoir de la caméra

Bien qu’il tourne sans dispositif en tête, il y a une indéniable logique dans Subutex. Logique du filmage. Shili, dans les premières scènes, observe de près le couple se tabasser, tout en s’efforçant de garder une certaine distance de sécurité. Cette distance s’avère difficilement négociable, puisque la proximité du filmeur et des sujets filmés semble être dictée par les conditions du tournage : l’exigüité du lieu conditionne à la fois la légère plongée de la caméra et limite sa mobilité. Et pourtant, Shili filme encore, laissant l’accrochage se terminer et les corps se reposer. On peut se demander, a fortiori lorsque pareilles scènes sont amenées à durer, si Shili va couper. Son manque d’intervention laisse pourtant deviner chez ce couple quelque chose comme un habitus que le système d’écriture de Subutex vient confirmer : quand, dans le second tiers du film, Shili ne retient pas au montage les autres épisodes violents sur cinq ans de rushes, il se contente – à deux reprises au moins – de cadrer Fanta en plan rapproché, accusant sur son visage de loque abîmé de nouvelles blessures bandées. La manière dont Shili déroule le récit au gré d’un montage horizontal – qui n’est pas toujours tiré au cordeau, il faut le dire –, donne moins dans la litote que dans l’ellipse pour rappeler que la relation des deux amants est réglée par une constante brutalité, qu’ils soient seuls ou en présence de la caméra.

Peut-être convient-il dès lors de nuancer le critère éthique, en considérant les trois instances de l’opération – la caméra, le filmeur et le filmé –, ainsi que les effets que produit la mise en scène. Si, de par la relation qu’elle établit avec les deux pôles du filmage, la caméra de Shili n’est pas intrusive puisqu’elle filme une intimité avec le consentement des sujets filmés, peut-on dire en revanche qu’elle est indifférente à ce qui se passe du fait de sa neutralité quasi-mécanique et de celle, certes moins évidente, du point de vue de l’observateur ? Non, la caméra n’est plus neutre dès lors que le filmeur décide de prendre position : Shili coupe net quand Rzouga, acculant Fanta dans un coin de la cuisine, tente de lui asséner un coup de poing qui brise la vitre d’une fenêtre. Sans jeter en pâture le couple pour exacerber un excès de violence, il arrête donc de filmer ce corps-à-corps pour que la situation ne dégénère pas. Le filmeur n’est plus ce tiers non impliqué, laissé hors du coup, et sa caméra cesse de ce fait-là d’être impassible face à ce qui est jugé infilmable. Il y va, en effet, de la place du spectateur telle que le film l’aménage.

Mais là où Subutex contrôle mal les effets de sa mise en scène, c’est quand sa logique vacille par moments. La caméra veut être à la fois partout où il faut, prompte à saisir le soliloque de Fanta avant qu’il ne s’abandonne au sommeil ; mais aussi là où il ne faudrait pas, quitte à zoomer sur son visage en larmes dans un état second, ou à repivoter la caméra pour mieux le saisir en plan moyen, entrain d’ouvrir sa braguette et uriner. Dans le dernier plan-séquence du film, en cherchant par ce mouvement de caméra à cadrer Fanta de trois-quart dos, tout se passe comme si Shili ne mesurait pas le risque de prendre en défaut la vulnérabilité de son sujet. Ce mouvement peut-il s’expliquer autrement ? Ou s’agit-il de faire corps avec ce corps filmé, malgré tout ?

Si l’on peut en douter, il est sûr en revanche qu’en portant au jour des sujets socialement relégués hors-champ, le pouvoir double de la caméra aura marqué l’audace et la limite de Subutex. À moins d’élever ces corps au rang d’usagers du geste documentaire auquel ils se sont prêtés, filmer « en bas », au cœur des buissons d’épines, nous paraît un acte nécessaire. Shili aura eu le courage de le prendre à bras le corps, à ses risques et périls. Ne serait-ce que de l’avoir assumé, nous lui saurons gré.