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Où sont les experts comptables en Tunisie

 
Par Nidhal Ben Abdelhamid
Diplômé de la Faculté des sciences économiques et de Gestion de Tunis

Comme tout patriote Tunisien, je suis de très près notre belle révolution, ses hésitations, ses doutes, mais aussi son incroyable courage et cette certitude que nous avons tous au fond du cœur que plus rien ne sera comme avant. J’ai été surpris de voir comme tout le monde les liasses de billets, que toutes les télés du monde nous ont montrées, les bijoux en tas, colliers, rivières de diamant, bracelets, diadèmes, dignes de la reine Sémiramis, dans cette véritable caverne de “Ben Ali Baba”, découverte et ouverte apparemment sans que l’on ait besoin de prononcer le « Sésame ouvre-toi » dans la bibliothèque du palais présidentiel.

Quoi de plus choquant pour les simples citoyens de voir ces images et d’entendre les commentaires qui les accompagnent : les avoirs de Ben Ali et de ses gendres dépassent les 40% du PIB de la Tunisie. Alors, on peut se demander que peut être la réaction des experts comptables, des maîtres du chiffre comme on les nomme, de ceux qui savent réellement ce que ce ratio veut dire ? Normalement ce sont les premiers qui doivent réagir, qui doivent nous aider à comprendre ces chiffres et nous expliquer comment tous ces transferts et toutes ces manipulations ont été faits. Ils doivent aussi définir leur position, nous montrer le rôle qu’ils ont joué dans cette vaste comédie financière occulte, mais toujours comptable !

Je ne pense pas que Ben Ali ou ses gendres aient eu un jour la capacité de faire eux-mêmes des bilans et des états financiers de toutes les sociétés et de tous les organismes d’État qu’ils ont volés et spoliés, pour dissimuler leurs crimes. Je ne pense pas qu’ils aient lu un jour le système comptable Tunisien ou compris ses enjeux et ses exigences. Je ne pense pas que Ben Ali ait assisté même une seule fois à une leçon d’éthique professionnelle de comptable. Je ne pense non plus qu’il ait fait partie d’un ordre des experts comptables, un ordre qui a des valeurs fondamentales à respecter, à savoir celles qui consistent à protéger les intérêts financiers des citoyens et des investisseurs en certifiant des états financiers qui représentent fidèlement la réalité économique et comptable de l’entité auditée.

La comptabilité est un système de la partie double comme il est d’usage de la définir. En d’autres termes, s’il y a des actifs (Argent, Placement ou autres) dans les comptes en Suisse et ailleurs dans le monde, soyez sûrs qu’il y a des passifs ou un manque à gagner qui sont resté dans le pays. C’est ça la comptabilité : rien ne se perd, il y a toujours une contrepartie.

J’ai voulu présenter cette définition pour me poser des questions simples : mais où sont donc les contreparties des actifs pris par Ben Ali et ses gendres ? Quel passif est resté en Tunisie ? Y a-t-il quelque part l’existence d’une liste dressée avec tous ses détails ? Et j’en viens à la question tabou : pourquoi n’a-t-on jamais entendu parler d’une société déficitaire ? Et encore moins d’un expert comptable qui a osé ne pas valider les états financiers d’une grande société malgré le fait que ces grandes sociétés soient tenues par la loi d’être auditées par des commissaires aux comptes (1) tous les ans ? Toutes ces belles entreprises, dont on vient à peine de découvrir les vices cachés ont, jusqu’au 14 janvier, réussi à tous les examens, à tous les contrôles, à toutes les missions de vérifications et, à ma connaissance, aucun comptable n’a dénoncé quoi que ce soit, ou n’a parlé de la moindre anomalie, de la moindre irrégularité, ni même d’une situation financière jugée précaire !

J’ai été abasourdi par ces faits, qui, pour le moment semblent passer inaperçus, malgré le fait d’être dans un pays où chaque année des milliers de jeunes diplômés en sciences de gestions, sciences économiques et sciences comptables se jettent sur un marché de l’emploi en faillite. Même en essayant de trouver des excuses à nos professionnels de la comptabilité, et dire à leur décharge qu’ils ne pouvaient pas dénoncer un président de la République ou ses proches ou même qu’ils étaient sous la menace ou qu’ils étaient l’objet d’un chantage permanent, je n’arrive toujours pas à justifier leur silence passé et présent.

En effet, si mes informations sont exactes, aucune de ces personnes ne s’est manifestée aujourd’hui, après la chute du régime, pour témoigner, pour dénoncer certaines pratiques et aussi pour réviser certaines pratiques, certaines façons de faire dans cette profession afin de garantir son indépendance future et retrouver par là-même la confiance des utilisateurs de l’information financière. Franchement ce silence des experts comptables et de leur ordre m’étonne et me laisse supposer que certains d’entre eux étaient peut-être complices dans beaucoup de magouilles financières et qu’ils ont joué le rôle d’esthéticiens en embellissant les états financiers. Je reviens donc à mon idée première, et je persiste à dire que ce travail de chirurgie financière ne pouvait en aucune façon avoir été fait par Ben Ali et consorts, mais bien par des comptables, pleinement conscients de leurs actes.

L’exemple des juges est exemplaire en ce sens, et pourrait servir de modèle aux comptables. Ainsi, l’ordre des juges a reconnu dès la chute du régime de Ben Ali qu’il y a eu des dépassements éthiques, que l’indépendance de la justice était un leurre, et il a radié sans tarder certains membres considérés comme corrompus. C’est grâce à cette réaction rapide que l’ordre a vite repris la confiance des citoyens et la roue de la justice s’est remise à fonctionner normalement. Pourquoi on n’a rien entendu pour l’ordre des experts comptables ? Est-ce que tout est parfait chez les experts comptables ? Ou alors y a-t-il une connivence totale des grands membres de l’ordre ?

J’espère que la loi de l’omerta disparaîtra et que le silence ne planera plus sur les affaires financières. Ce noble métier et les professionnels qui croient toujours en ses valeurs doivent gagner de nouveau la confiance de nos concitoyens, mais aussi celle des investisseurs nationaux et étrangers qui ont vraiment besoin de la crédibilité de la profession, de l’honnêteté et de l’audace des professionnels dans leur travail. Que chacun d’entre nous, selon sa spécialité, apporte sa pierre à l’édifice Tunisie qu’on est en train de restaurer après ces longues années de plomb.

1.- Commissaire aux comptes : Est un expert comptable accrédité responsable de la vérification, de l’audit et de la certification des états financiers d’une entité économique.

Par Nidhal Ben Abdelhamid
Diplômé de la Faculté des sciences économiques et de Gestion de Tunis