A la Cité Santé, quartier de l’arrondissement de Borj Louzir à l’Ariana au nord de Tunis, cette après-midi et comme chaque jour depuis le début de Ramadan, la boulangerie ne désemplit pas. De longues files d’attentes annoncent la fin de la journée de travail et l’approche de l’heure de la rupture du jeûne. Généralement, les riverains viennent chercher le pain pendant que le repas mijote, « une baguette par personne chaque deux jours », précise Lotfi, 42 ans, père de 2 enfants. En cette période, le boulanger Ammar fabrique 4500 baguettes quotidiennement, contre 10000 d’habitude. « Pour Ramadan, les gens préfèrent les pains spéciaux », explique-t-il, « ils sont plus chers et il y a moins de restes ».

D’ordinaire, la boulangerie récupère les retours et les transforme en toasts [Bochmat, en arabe dialectal tunisien] pour les vendre à nouveau. Ses clients aussi ont entendu parler des chiffres du gaspillage communiqués par l’INC il y a quelques jours : l’équivalent de 42 kg de pain non consommé par ménage par an en 2016. Mais ils ont tous leur recette pour le pain rassis : lablebi, toasts, salade blankite… « Je ne gaspille pas le pain, c’est haram », explique un retraité, « mais c’est vrai qu’il y a des gens qui en sont incapables. Si les prix augmentent, peut-être que ça va les raisonner ». Or, selon la même étude de l’INC, le niveau actuel des prix n’inciterait pas à acheter plus que de besoin, bien qu’il soit commun d’entendre dire que la rationalisation des comportements des consommateurs est au cœur de la lutte contre le gaspillage.

Le dilemme de la Caisse de compensation

Les prix des farines sont fixés depuis 1970 à travers la Caisse Générale de Compensation. Bien qu’elle rende les produits vitaux relativement accessibles aux plus nécessiteux, elle profite surtout aux plus riches. « L’Etat achète pour 80 dinars le quintal de farine de blé tendre, utilisée pour les baguettes, et le revend 28 dinars aux boulangers. Il fixe aussi une quantité précise par mois : ici on utilise 500 à 600 quintaux mensuels », détaille le boulanger. La baguette (220g) est ainsi vendue pour 190 millimes mais son prix réel (sans subventions) est de 320 millimes, selon la Commission gouvernementale chargée de la refonte du système de subvention des produits de base. C’est la différence entre les prix tels qu’ils sont bloqués par la Caisse de compensation et les prix réels qui induit, par effet de distorsion de marché, des taux élevés de gaspillage, au même titre qu’elle encourage la contrebande et l’ouverture de boulangeries clandestines. « Certains achètent la farine sans subventions. Puisqu’ils sont non déclarés, ils vendent au prix qu’ils veulent » signale Ammar. D’autres détournent la farine subventionnée, utilisent celle destinée aux pains pour préparer les pâtisseries ou ne respectent pas le poids imposé par unité et se retrouvent en infraction.

Une question de paix sociale

Après le blé dur, c’est la farine de blé tendre, de plus en plus prisée, qui bénéficie le plus des compensations : 23% du budget de la Caisse lui était dédié en 2017, soit une dépense d’environ 372 millions de dinars (MD) contre 162 MD en 2010 selon les données de l’Institut Tunisien des Etudes Stratégiques (ITES). Or la Tunisie importe plus de 80% de son blé tendre de l’étranger : en réalité, ce sont 4 baguettes sur 5 qui sont importées. Alors que les prix sur les marchés internationaux ne cessent d’augmenter depuis une dizaine d’années et que la consommation nationale croît elle aussi, les dépenses de la Caisse de compensation exercent désormais une pression considérable sur le budget de l’Etat : plus de 2 milliards de dinars en 2018 contre 1,5 milliard en 2010.
Le système de compensation des produits de base a été jusqu’alors maintenu comme un moindre mal. Le coût de ses défaillances achète la paix sociale. Effrayant les décideurs politiques, la question du pain –les émeutes de 1984 et ses 143 morts en mémoire– n’a connu aucune réforme durant les 35 dernières années malgré l’insistance des recommandations du Fonds Monétaire International (FMI) consistant en la suppression des subventions sur les produits de base et la mise en place d’allocations directement versées aux plus nécessiteux. C’est précisément ce que la Tunisie s’est engagée à faire en 2013 lors des négociations du prêt de 1,7 milliards de dollars et c’est la proposition finalement présentée en septembre 2018 par la Commission gouvernementale créée entre-temps à cet effet.

Bientôt la baguette à 320 millimes ?

Si la proposition est adoptée, la levée de la compensation et le basculement vers les prix réels devrait s’effectuer progressivement, en « 3 phases, dont chacune durera entre 6 et 9 mois » et la subvention serait transformée en aide directe sous forme de « transfert monétaire ». Les prix resteraient fixés par l’administration mais la baguette sera alors vendue à 320 millimes. « Et les familles nombreuses ? Comment vont-elles faire ? », s’inquiètent les clients de la boulangerie du quartier qui n’étaient pas au courant. La question se pose d’autant plus que l’identification des bénéficiaires de ces transferts sera fondée sur une inscription volontaire et sur les données des programmes officiels d’aide aux familles nécessiteuses (PNAFN et AMGII). Les premières simulations de ce système concluent d’ailleurs qu’il ne serait que « très légèrement plus égalitaire que le système actuel ». En avril dernier, l’UGTT a lancé un appel au gouvernement en rappelant que la levée des subventions « ne peut se faire qu’après l’augmentation du salaire des travailleurs, l’élimination de la pauvreté et la garantie des prestations sanitaires, du transport et autres services vitaux ».

Transformer ou supprimer les subventions des produits vitaux sans questionner les choix pris en matière de politique agricole s’apparenterait à une mesure provisoire incapable de répondre fondamentalement aux besoins identifiés. C’est ce qu’on peut retenir des expériences similaires d’autres pays comme celles du Maroc, où dépendance alimentaire, pauvreté rurale et destruction des ressources naturelles sont les maillons d’un même modèle de développement. En attendant, la hausse des prix du pain qui semble inévitable impactera à la fois producteurs locaux et consommateurs. Comme le souligne un consommateur, « beaucoup de boulangeries n’ont pas la monnaie de 10 millimes, la baguette à 190 millimes est souvent payée 200. Si elle passe à 320, alors ce seront 350 millimes que nous paierons ».