Fini le pittoresque ? Un paysage, ce n’est plus pour ramener de l’air frais. Ici, on tombe en pâmoison devant des murs anonymes. Là, on retrouve des témoins arides. On peut être surpris par l’attention que porte Kaïs Dhifi à ces coins endormis, ou malaisés d’approche. Et si City of Poets s’aventure un peu loin pour voir du pays, c’est saisir quelque chose d’un tiers-paysage élargi devant lequel un œil en balade aurait rarement la volonté de s’arrêter. Sous le regard de celui qui parcourt son livre, se succèdent des photographies de territoires désolés. Sur un mode documentaire, avec pour tout bagage un regard distancié, Dhifi braque sa focale sur les signes incohérents qui emplissent ces paysages en berne. Bien qu’il s’apparente à un travail de repérage, il ne s’agit pourtant pas d’un relevé des lieux. Si le doute s’insinue, il ne disparaîtra pas de sitôt.

En effet, paysages en friches ou espaces dévidés de tout investissement, ne sont pas ici des lieux de projection. Au sein de ces territoires interlopes, sur le bord d’une route, ou encore à l’ombre d’un mur décrépi, Kaïs Dhifi se concentre souvent sur des données rudimentaires : structures ou charpentes d’architecture bon marché ; poteaux isolés ; bâtisses laissées en plan ; matériaux gisant épars sur une terre émaillée de rebuts ou d’herbes tenaces, dans un désordre tel qu’on discerne mal la nature des projets engagés ; effigies dont la littéralité de la représentation fait parfois son étrangeté. Prises au cœur de bourgs abandonnés ou bouleversés par des travaux en cours, ces photographies expurgées de toute présence humaine sont aussi dévitalisées que les bouts de terre ramassées en tas ou nivelées, qui retiennent le photographe. L’atmosphère raréfiée domine, la matière laisse place à une sensation de vacuité, là où l’assortiment des volumes et l’usure lente des choses imposent au paysage quelque chose comme une disparité des formes.

Ces vues sont le plus souvent frontales, cadrées à moyenne distance, sans affection. Là où d’autres s’impliquent, Kaïs Dhifi, d’un regard neutre, pratique la disponibilité comme une discipline. Il s’en tient à de larges vues qui permettent parfois de situer le terrain vide par rapport à une étendue plus vaste. Mais il n’impose rien au regard. Sur certaines images où l’œil ramène à de plus justes proportions un élargissement du champ, la composition révèle une attraction pour les aberrations du bâti. Malgré l’insistance sur cet aspect, le photographe semble moins dresser un inventaire peu glorieux des évolutions du territoire, qu’en dessiner une autopsie exempte d’emphase, dont il débusque les traces tantôt explicites quand il délaisse la vue d’ensemble au profit du détail, tantôt allusives quand rien de l’iconographie ne vient faire oublier son référent. Qu’il tombe en ruine, recouvert par la patine du temps, ou qu’il perde peu à peu sa cohésion, le bâti introduit une béance plus qu’il ne sert de socle à une construction ultérieure.

Sans atténuer l’ingratitude de ces espaces, l’enjeu de City of Poets n’est pas de dé-spécifier ces lieux. Certes, les images sont vierges de toute coordonnée, et pas de légende qui permette de géolocaliser les sites photographiés. Mais en fixant des bous d’espaces que les hommes se sont appropriés et qu’ils ont délaissés, le regard n’ôte rien aux rencontres du béton et de la broussaille, ni n’ajoute à l’étendue rase d’un terrain quand il débusque à sa lisière des vestiges que le temps aura érodées et la poussée de la nature submergées. Loin de toute volonté d’appropriation, Kaïs Dhifi pactise aussi avec les objets sur lesquels le regard peine à s’accrocher, resserrant sa focale sur les aspérités visuelles du territoire périurbain. Les artefacts et les plantes se côtoient, les décombres parfois se recouvrent. Sans les soustraire aux contingences du temps, ses images restituent ces objets comme autant d’indices renvoyant aux lignes de fracture du territoire.

Sans doute, il y a dans City of Poets une intention assumée de lire le territoire par-delà les clichés ensoleillés, sans pour autant l’arracher à son sol fugace et pourtant en attente. Kaïs Dhifi, au cœur indéfectiblement penché vers l’ailleurs, ne recherche pas une efficacité en matière d’investigation. Il porte sur ces paysages éphémères un regard neutre et parfois métaphorique. Mais c’est une neutralité dont on peut difficilement penser qu’elle pourrait servir une observation rigoureuse de la façon dont les territoires sont désinvestis. S’il nous éloigne des trépidations du quotidien, ce regard ne propose pas pour autant un constat des recoins du pays en un lieu et temps donné. Dommage que le photographe en reste là, assez loin en tous cas d’une nécessaire ambition de compréhension qu’aurait permis la convocation du modèle documentaire.