Dans la catégorie des expositions diplopiques qui disent une chose et montrent une autre, States of Exception appartient à cette sous-catégorie où le point de vue curatorial écrase les œuvres à géométrie variable. L’exposition, qui déplie un éventail de toiles et de dessins, dans un parcours dépourvu de coordonnées, se place sur les rails croisés de la petite et de la grande histoire pour suivre le cahier des charges d’un discours se voulant réflexif mais qui n’est rien de moins que consensuel. On nous objectera peut-être que c’est le propre d’une peinture qui se veut critique de ne pas trop restreindre le champ des opérations pour ne pas tomber dans un pur et vain exercice de style. Il faut pourtant, pour éprouver sa teneur, accepter d’abord de prendre quelques détours. Après, regard détourné, on pourra prendre sa mesure et s’interroger sur sa prétendue pertinence.

Peinture ? Voyons voir

Voilà bien, donc, ce qu’on a vu : des toiles qui oscillent dans ce qu’elles déploient ; des dessins appréhendant les formes comme quelque chose qui ne s’attend pas au tournant, mais renonçant avec une fière assurance à la virtuosité du trait, avant de se propulser, avec un second volet, dans la veine new age. Le rapport au médium est de fait empreint ici d’une insolente désinvolture qui peut claquer comme une baffe dans la tête. A ce détour par le geste vient s’ajouter un détour par la mise en scène. Ce qui fait que d’un tableau à l’autre, s’introduit un courant d’air qui suspend le sens, et met l’image en attente de résolution. Ce n’est pas une peinture prospective à laquelle il faudrait rendre une profondeur de champ qui en retient un temps le sens.  Ce n’est peut-être pas une peinture qui rechigne à agir dans le registre de la chose mentale, mais parce qu’elle ne tourne pas le dos aux signes, elle suggère plus qu’elle n’en dit.

L’alliance contrariée entre ces fugitives figurations joue sur des superpositions de masses abstraites, graphiques et chromatiques. La trame se brouille quand on s’approche, mais les crayonnés se recréent lorsqu’on s’éloigne. En général, les fonds neutres ont une vertu d’allégement : un large coup de brosse puis, au-dessus, un gribouillis ; un cran supérieur, une certaine acidité dans les tons, et voici des linéaments venant s’insinuer à la verticale de la composition. Mais ce qui s’apparente ici aux tracés interrompus ou résiduels ne correspond pas seulement à un geste travaillant à l’horizontal, au sol, puis se prolongeant sur la surface murale en dessins réalisés in situ. Le contraste entre l’évidente déviance des corps et leur relatif entassement comme sur une plaque sensible, permet de faire échapper à la tentation moderniste de la planéité. Contrastant avec la saturation et les compositions centrifuges des toiles, ces dessins fonctionnent malgré tout comme des surfaces de projection, indifférentes à leur potentiel inductif.

Bien qu’elle se place sous l’obsession de la négativité, cette peinture aux accents graphiques résisterait mal aux fictions imposées comme celle du pouvoir. Il a beau nous jeter cent couleurs, entre la teinture d’iode et le marc de raison, il n’en obtient pas moins un spectacle qui tourne trop rond, nous figeant dans une play room de grand enfant pour la chance de voir se lever une métaphore ou se déployer des résonances politiques. Le geste de Mejri, s’il évite la grandiloquence, n’en reste pas moins typiquement poseur par le format et pompeux dans la projection, avant de se gâter comme un soufflé mal servi. À ce prix, il lui arrive de flirter sur ce terrain glissant avec une spontanéité expressionniste. Mais Mejri dresse au fond ses toiles comme on met le couvert : sa peinture ne demande qu’à servir le spectaculaire iconoclaste d’un geste habilement masqué. Tant pis ou tant mieux, à vrai dire on ne sait trop. On se dit alors que Mejri a des moyens, et deux mains, mais qu’il lui manque encore une chose : une certaine remise en cause.

Politique ? De la poudre aux yeux

Symptôme d’une logique discursive de l’exposition comme totalité signifiante, States of Exception semble s’être bien appliquée confirmer la règle écrite du genre. Le désir de narration y est besoin de monument bien plus que d’histoire. Les éléments présentés sont reliés à des histoires. Sans doute, cela se passe comme si l’artiste s’allégeait la tâche, à l’image des suspens que ses toiles instillent en leurs formes sans changer tout à fait de coordonnées. Après s’être attelé à déconstruire le corps masculin en s’attaquant aux structures, Mejri donne maintenant l’impression d’un peintre qui se refuse au choix. Cynique, peut-être. Inflexible, à coup sûr. Et comme indifférent. Bien que ses œuvres puissent être lues à la lumière d’une absence de prétention, elles ne dérogent pas à la novlangue malléable et poreuse de l’universel qui n’en relègue pas moins à l’extérieur les particularités et le spectateur. Sa faiblesse, ce n’est pas de peindre un monde socio-politique, mais qu’il le fasse sans la différence qui le fait tel, avec les moyens et subterfuges mêmes de ce qu’il prétend en apparence déconstruire.

Car s’il y a un sujet dans ces toiles, c’est à la manière d’un chèque en blanc que nous sommes invités à le prendre. Il est difficile de regarder ce monde en face, et Mejri semble avoir trouvé dans l’entropie quelque chose comme l’écrin idéal à ses compositions. Il n’y a qu’à tendre l’œil pour capter ce qui, au milieu des synecdoques visuelles, flottant autour des figures comme des accessoires, n’attend qu’un objet partiel ou un fragment, des jouets, des ampoules ou des armes à feu pour dire le pire. C’est du moins ce que semblent insinuer ces collisions destinées à se muer en empoignades : entre corps et bêtes en mutation, pris dans le filet des outils de surveillance, entre vols d’hélicoptères et tornades de poussière, s’échappent des corps amputées ou accouchant dans le sang des membra disjoncta. Mais Mejri conserve à ce monde ses parures symboliques. Le régime de la représentation demeure sémiotique. Nous en restons aux apprêts allégoriques d’un catalogue offert au regard, et qui le sera davantage à longue échéance. Ce n’était pas gagné.

Et si l’on hésitait encore à cerner la faible portée de States of Exception, il faut préciser que le point de vue curatorial n’échappe pas à ce travers : il aggrave encore son cas en effaçant la peinture au profit du discours. Sans doute, est-il est une tendance fâcheuse, dont la démarche de Mejri n’est qu’un piètre exemple, à vouloir décrasser l’œil en se payant de mots, en s’élevant de métaphore en métaphore à l’intelligence du sujet, pour en compenser la pauvreté formelle. Mais là encore, s’il convoque la politique au service d’intentions explicites, il n’en reste pas moins avare en propositions parlantes. Le texte du commissaire, Mathieu Lelièvre, (qui n’en est pas à son premier coup d’essai avec le travail de Mejri) répond à ces définitions qui font mousser l’intelligence dans des plates généralités. Et s’il y a bien un regard, tout se passe comme si on n’en voyait pas le blanc de l’œil. On se raccroche alors à la virtuosité, faute d’un solide prétexte.