Situé au faubourg nord du vieux Tunis, du côté de Bab El Khadhra, le marché de Sidi Bahri est une aubaine pour les petites bourses. En y accédant par la rue de Madrid, on est projeté dans un souk où s’alignent bazars et étalages. L’offre est diverse. Les fruits et légumes côtoient la friperie et autres produits ménagers de consommation courante.

A 10h du matin, peu de clients affluaient vers les stands de fripe. Pourtant, on est loin des envolées des prix des habits neufs. Chez Houssem, il faut compter 500 millimes seulement pour des pulls pour femmes dont certains portent les étiquettes de célèbres marques internationales. Toutes sortes de chaussures sont vendues à 7 dinars la paire auprès de Khaled. Les vendeurs tentent tant bien que mal d’attirer les clients. « Mesdames, parez-vous d’un sac à seulement 5 dinars », scande l’un d’entre eux. Ses slogans se mêlent à ceux d’un de ses collègues, vantant ses chemises pour hommes à 3 dinars la pièce.

94% des Tunisiens comme clients

Et les chalands ne sont pas insensibles face à de tels rabais. Parmi eux, Anissa, 30 ans, venue spécialement de la Cité olympique, pour faire ses courses hebdomadaires. Trainant des sachets de légumes, elle ne comptait pas au départ s’acheter des bottines. Mais appâtée par le prix, elle a accouru vers l’étal de Khaled.

Ici, les bas prix ne riment pas avec une qualité moindre. Une bottine de seconde main a une durée de vie plus longue que celle achetée dans les boutiques,

constate-t-elle.

Alors, elle ne manque pas de saisir les bonnes occasions. Tout comme Ines. La jeune mère de famille fouille en un tour de main dans un étal consacré aux vêtements pour enfants, histoire de dénicher quelques pulls à 1 dinar la pièce. Elle essaye les tailles de chaque pull repéré sur son fils de 6 ans qui l’accompagne. Originaire du quartier, elle achète les « vêtements du quotidien » de la fripe, affirme-t-elle. Les habits neufs sont seulement destinés aux grandes occasions : rentrées scolaires, Aïd, etc. Dalila, grand-mère venue du Menzah, pour dégoter quelques habits pour ses nièces nous confie :

 Les petits grandissent vite, les vêtir avec uniquement du neuf coûte une fortune pour les ménages.

Ces clientes font partie d’environ 94% de Tunisiens qui ont recours à la friperie pour se vêtir, avance à Nawaat, Sahbi Maalaoui, président de la Chambre nationale des commerçants grossistes de friperie, relevant de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA).Le déballage des balles de fripe donne lieu à des rendez-vous hebdomadaires ritualisés en Tunisie.

Cet engouement pour les habits usagers va de pair avec une hausse constante du prix des vêtements neufs. L’inflation touchant les articles d’habillement et de chaussures est passée de 6,6% en avril 2021 à 8,7% en décembre 2021, selon l’Institut national des statistiques (INS).

Plus généralement, l’indice des prix à la consommation en Tunisie s’est amplifié pour le troisième mois consécutif, en s’établissant à 6,6% en décembre contre 6,4% en novembre 2021.

Un marché terni

Cette inflation galopante affecte aussi le secteur de la friperie, relèvent les clients interrogés. Du coup, « le marché est mort », répond Houssem à son employeur l’interrogeant par téléphone sur l’état de vente. « Les gens n’ont même plus les moyens de s’acheter des habits usagers », regrette-t-il.

L’appauvrissement des Tunisiens est palpable surtout la dernière année, constate Naima, vendeuse d’articles de linge de maison.

J’avais des clients composés essentiellement de fonctionnaires avertis et passionnés par la friperie. Ils me payaient par tranche. Depuis un an, ils se sont évaporés et je les comprends. Ils n’ont plus le luxe de s’acheter de tels articles,

déplore-t-elle.

A côté d’un étal de chaussures, Issam, la quarantaine, estime que même la friperie n’est plus à la portée de tous. « Il faut compter des fois des centaines de dinars pour une paire de baskets ou un manteau. La qualité est là mais ça reste de la seconde main tout de même », se plaint-il.

Khaled se défend en arguant que la hausse des prix des balles de fripe auprès des grossistes se répercute sur le prix chez les détaillants.

Une balle coûtait environ 150 dinars. Maintenant, elle revient à près de 700 dinars,

raconte Naima.

Même son de cloche chez Issam, qui évoque un prix multiplié récemment par deux. Le président de la Chambre nationale des commerçants grossistes de friperie explique cette augmentation par un effet de cascade touchant toute la chaine de la friperie :

Le consommateur se plaint de la hausse du prix. Le détaillant déplore la même chose auprès du grossiste. Le grossiste renvoie à l’augmentation des prix chez les usines et les propriétaires d’usines se réfèrent à l’alourdissement des charges : salaires, transports, etc.

Les modalités d’importation, de transformation et de distribution de la friperie sont réglementées par le décret 95-2396 du 2 décembre 1995. Les ministres du Commerce, de l’Intérieur, des Finances, de l’Industrie et des Affaires sociales sont concernés par sa mise en application.

A noter que les usines du secteur travaillent sous le régime des entrepôts industriels. Elles importent, traitent et distribuent la fripe. Plus de 9 millions de tonnes de marchandises sont importées chaque année. 30% d’entre elles sont destinées au marché local, 30% à l’exportation essentiellement vers le marché africain. Le reste finit en chiffons ou est détruit. La Tunisie compte 54 usines de friperie dont 5 totalement exportatrices et 28 ayant fermé, après de lourdes amendes douanières. Le secteur fournit plus de 200 mille emplois directs et indirects, a fait savoir Sahbi Maaloui.

Tout ce monde risque de se retrouver au chômage. « Pour la première fois depuis 1944, date du lancement de la vente de friperie en Tunisie, on manque de marchandises. Pour l’année 2021, la quantité de marchandises importée a diminué à hauteur de plus de 50% », se désole le représentant des grossistes.

Précarisation internationale

Il explique la rareté des marchandises par l’évolution du mode de consommation des Occidentaux, qui s’est accentué avec le Covid-19 : « Nous importons la fripe d’Europe et d’Amérique du nord. Dans ces pays, les populations, précarisées par la crise sanitaire et en télétravail, n’achètent plus autant de vêtements neufs. Elles se tournent vers l’achat du seconde main ». En France par exemple, porter des vêtements usagers est devenu un acte écologique à la mode.

Ce changement s’accompagne en Tunisie par une mutation des modalités de vente. La fripe se commercialise en ligne. Pour les distributeurs sur les marchés, il est de plus en plus difficile donc de trouver la marchandise.

Il faut désormais payer des pots de vin et avoir des passe-droits pour se fournir,

se désole Naima.

Outre les commissions versées aux intermédiaires, il faut aussi monnayer le laisser-passer de certains agents de police. Khaled parle de « spoliation » des détaillants lors du transfert des balles de fripe :

On fait face de manière récurrente à l’interpellation policière. Pour qu’ils ne saisissent pas notre marchandise, considérée comme illégale, il faut leur donner de l’argent.

Une certaine opacité règne sur ce marché. Des cas de blanchiment d’argent, de contrebande ont été décelés. La friperie sert aussi de couverture à la commercialisation de produits illicites. En outre, les vendeurs font fi de la règlementation en vigueur en vendant des articles prohibés dans le cadre de leur activité, comme les chaussures ou les jouets pour enfants.

La saisie de la marchandise circulant illégalement est arbitraire. A l’intérieur du territoire tunisien, et sur la base du décret de 1995, il est interdit de transférer la fripe entre les gouvernorats. Le contingent annuel de la friperie triée est réparti entre les différents gouvernorats en vertu de ce décret. Chacun d’entre eux bénéficie d’un quota de distribution sur son marché local.

Pour décloisonner le secteur, Sahbi Maalaoui plaide pour l’abrogation de cette disposition :

Pour remédier à la pénurie de la marchandise, le plus urgent est de se débarrasser du système de quota entre les gouvernorats, et de rediriger les 30% destinés à l’exportation vers le marché local.

Des revendications approuvées par le président de l’UTICA, Samir Majoul qui « a promis de les défendre auprès du gouvernement », souligne le représentant de la Chambre des grossistes.

En attendant, les vendeurs se disent dans l’impasse. Naima craint une éventuelle banqueroute : « Je loue la boutique pour 300 dinars par mois. Face à la crise, entamée par la concurrence de la marchandise chinoise et achevée avec le Covid, je ne sais pas si je devrais continuer dans ce secteur, après plus de 15 ans de métier », lance-t-elle. Et de souligner :« Et pourtant je suis chanceuse d’avoir moins de charges que certains collègues qui louent leurs locaux pour plus de mille dinars par mois ». Houssem songe de son côté à chercher un autre travail : « Je loue cette place à 90 dinars par semaine. Avant, j’arrivais à joindre les deux bouts en gagnant 20 dinars par jour. Maintenant, ce n’est plus le cas. D’autant plus que je dois partager mes gains dérisoires avec mon employeur », se lamente le jeune homme.