Sans doute ne l’a-t-on jamais remarqué, mais peu de rides balafrent les pommettes de Jilani Saadi. Le sexagénaire semble tout à la fois sportif, indéchiffrable et rieur. Il est douteux que l’on puisse brosser son portrait autrement qu’en assemblant les pièces d’un puzzle. Disons : un gaucher, né dans une faille d’espace-temps en 1962, quelques mois après la guerre de Bizerte. Ascendances inconnues. QI élevé à 132. Et l’enfance ? Deux images-souvenirs qui ne l’ont jamais quitté: celle d’un personnage blessé se soignant, dans le tout premier film de Clint Eastwood qu’il a vu à l’âge de 5 ans ; et celle des cadavres transportés sur les charrettes, lui faisant croire que la mort est contagieuse, et dont son film Khorma viendra, vingt-cinq ans après, exorciser la peur. Les événements qui l’ont marqué ? La mort de son père ; la naissance de son fils ; et un fou qui lui a couru après. Une salle vide le rend malade. Sa première caméra ? « C’était un Super 8, quand j’avais 18 ans. J’avais cadré des poubelles, à Redeyef, dans le cadre des activités des jeunes cinéastes amateurs. Et c’était la première chose que j’ais filmée dans ma vie ! ».

Cinéaste franc-tireur, le plus fauché et libre de ses pairs tunisiens, il s’en sort en enfonçant à chaque fois le clou, par une folie supplémentaire. Mais Saadi a un petit quelque chose en plus : avec son air de jeune bélier prêt au sacrifice, le bizertin n’hésite pas à se voir déjà à mi-distance de l’âne et du chien errant. S’il revendique un côté Balthasar, il sait s’enrager aussi, sans qu’il y ait de rapport logique entre les deux. « C’est l’animal avec lequel j’ai toujours eu des rapports affectueux. L’âne est obstiné, comme moi, et n’est pas dans la démonstration ». Et le chien ? Outre ses antidotes à disposition, « son errance est une forme de noblesse », dit-il. Et ce n’est pas un hasard si La nuit des chiens errants était le titre initial de ce qui allait devenir Tendresse du loup.

On sait peu de choses sur ses valises restées posées à Paris pendant une vingtaine d’années. En substance : les galères de l’exil, la solitude, le travail au noir. De ces années-là, Jilani Saadi parle en superposant un français bien culotté à son babil tunisien. « Quand je suis arrivé à Paris, à cette époque-là, j’avais compris ce qu’est la rencontre, mais aussi la déchéance ». L’avantage de cette longue parenthèse, c’est entre autres « le confort d’une vraie projection ciné ». Il consent à ces vices simples qui sont la paresse, le jeu. Le tournage des films est son exercice préféré pour se maintenir en ligne. Et puis il y a la musique, échangeur de temps intérieurs, qui enveloppe de chair fraîche tous ses os. D’ailleurs, dans une autre vie, il se serait bien vu chanteur. « C’était le seul moyen de rendre les femmes amoureuses de moi. Je suis un chanteur frustré ». Il y aurait bien des raisons de lui imaginer des vies secrètes, et il n’est pas impossible qu’il les ait vécues à sa manière. Le reste appartient aux zones dérobées de ce qui fut et de ce qui vient.

Ce n’est pas le moindre des paradoxes de Saadi que de refuser la trêve dans la dénonciation des privilèges. Aucun cordon sanitaire n’est tendu autour de lui : dans le microcosme du cinéma tunisien, il est seul. Tout n’est pas bon pour l’asperger d’eau bénite : le charme vaguement sacrilège d’un cinéma amoral. Il existe pour lui deux sortes de cinéastes : les « mono-obsessionnels », aux réponses rassurantes ; et ceux qui se fient au hasard, « tremblant beaucoup, comme moi ». C’est à cette frange qu’appartient Saadi dont la dyslexie qui remonte à sa petite enfance le tiendra loin de la tentation d’occuper la place des premiers. Ses capteurs sont tournés vers la découverte, pas loin des ratages. « Je n’ai pas entièrement confiance dans mes propositions, même si j’y crois ».

Jusqu’au bout, on attend d’un film de Jilani Saadi ce que l’on espère d’un jazzman: une liberté d’improvisation. Lui, qui a la cruauté des fragiles, étreint à bras-le-corps tous les délaissés, adore raconter la nuit carnivore des couples, la peau qui brûle, les chantages à six chiffres, les banderilles au cœur et mord toujours là où ça fait mal. A l’image de ses héros masculins, dont le désir est toujours chevillé à une impuissance, il ne sait pas où aller. Il semble pourtant que Jilani Saadi, dès qu’il se jette à l’eau, ait le talent de faire cohabiter l’eau et le feu. « Car tous les désirs se valent, aucun privilège de l’un sur l’autre ». En cela, il se reconnaît dans Monteiro ou Buñuel. « C’est un peu ça ma quête, comment arriver à donner une précision à mon personnage, à être le plus fidèle à sa matière ». Il filme comme on change de pneu. « Le recyclage est fondamental pour moi. Mes films abandonnés, ils ressortent dans d’autres films ». C’est un maître de l’artisanat faussement naïf, une sorte de Méliès pour ère numérique.

Que se passe-t-il toutefois lorsque la fiction tend à larguer ses propres amarres ? Dans le cas de Jilani Saadi, on devine que la question en recouvre forcément une autre : est-il encore possible de reprendre une certaine liberté sur le récit ? Les mots se détachent dans sa bouche, ils sont précis mais non dénués d’une certaine qualité de songe. « Le récit est autoritaire. L’efficacité, c’est ce qu’il y a de plus fasciste, de plus dangereux. Le cinéma m’intéresse peu. C’est la fiction qui m’intéresse, ce moment où on s’interroge sur soi-même en s’interrogeant sur l’autre.». Il le dit sans forfanterie, comme un élève de terminale qui résoudrait des équations un dimanche matin, pratiquer une espèce de mouvement sinusoïdal dans le récit. Il pousse l’intelligence jusqu’à l’abattement des cloisons. « L’idéal, pour moi, c’est un cinéma total, dépourvu de raisonnements et d’hypothèsesUn délire absolu ». Ce qui émane de lui, est le contraire de la rusticité : « Le cinéma mourra tout seul. Les arts meurent pour renaître. L’idée de réincarnation est très intéressante. Dans sa mort, le cinéma va réenfanter de nouvelles choses ».

À quoi servent les films de Saadi ? Sans doute à rebattre les cartes. Avec le temps, sa caméra prend les grâces numériques du GoPro. En revanche, avec le cinéma tunisien, il a beau museler ses démons, il ne mâche pourtant pas ses mots. Les pires films tunisiens ? « Redeyef 56 d’Ali Abidi, et Affreux cupides et stupides de Brahim Letaief ». Et les meilleurs ? « Ils sont rares ». La « nouvelle vague » de ce cinéma ne paraît pas l’émouvoir outre mesure. « A l’exception, sans doute, de Babylon, d’Ismaïl, Youssef Chebbi et Ala Eddine Slim. Il y a aussi Subutex, de Nasreddine Shili, un des grands documentaires réalisés ces dernières années ». Par ailleurs, jamais il ne fera d’adaptation. « C’est une forme de trahison, je pense. Il faut faire autre chose ». Voilà, c’est dit.