L’activité protocolaire a été intense en ce vendredi 26 août 2022. Les délégations étrangères venant pour assister au huitième sommet de la TICAD des 27 et 28 août se sont succédé à l’aéroport de Tunis-Carthage. Mais c’est la mission sahraouie qui va déchaîner les passions. Son chef, Ibrahim Ghali, est accueilli sur le tarmac par Kais Saied. Des photos, publiées sur la page Facebook de la présidence tunisienne, montrent les deux hommes au salon d’honneur de l’aérodrome. Sur le cliché, figurent le drapeau de la Tunisie et celui de la République arabe sahraouie démocratique (RASD). Alors que Tunis ne reconnaît officiellement pas cette entité, Ghali est reçu comme l’homologue de Kaïs Saïed. Une bataille de communiqués va alors s’installer.

Un premier texte marocain déplore que la Tunisie ait « décidé unilatéralement d’inviter l’entité séparatiste », condamne « l’accueil réservé par le chef de l’Etat tunisien » à Ghali et annonce la non-participation du royaume au sommet afro-nippon. Les images de l’arrivée de la délégation sahraouie sont d’abord enlevées puis remises sur la page Facebook de la présidence mais sans aucune mention de la qualité d’Ibrahim Ghali. Elles finiront par être définitivement retirées.

A son tour, le ministère tunisien des Affaires étrangères publie un communiqué dénonçant « les attaques inacceptables » du Maroc et rappelle la neutralité de la Tunisie sur le dossier sahraoui avant d’attribuer à l’Union africaine la responsabilité des invitations. Tout comme Rabat, Tunis décide de rappeler son ambassadeur pour consultations.

La communication tunisienne donne lieu à une réponse marocaine qui souligne des « approximations » au sujet du processus d’invitation des délégations et rappelle « l’abstention surprenante et inexpliquée de la Tunisie lors de l’adoption de la résolution 2602 du Conseil de Sécurité ».

Ces échanges musclés entre les diplomaties des deux pays se sont accompagnés d’un raid médiatique marocain hostile à la Tunisie. Le pays est accusé d’alignement sur les positions du grand rival algérien. La télévision publique marocaine n’a pas hésité à rappeler l’aide apportée par Rabat à la Tunisie au plus fort de la crise du covid, en juillet 2021. Le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) s’insurge contre la « campagne délibérée de dénigrement visant le peuple et les institutions tunisiennes » et appelle les médias tunisiens à « un traitement responsable » face à ces attaques.

Dessin de -Z- – debatunisie.com

Relations fluctuantes

Le différend entre Tunis et Rabat, qui menace de déborder des seuls cercles diplomatiques, s’inscrit dans les relations fluctuantes liant les deux pays.

La première crise entre les deux jeunes nations fraichement décolonisées a eu lieu en novembre 1960. Après le départ des Français de la Mauritanie, la Tunisie reconnaît la République islamique et la parraine auprès des Nations unies. Le Maroc, qui réclame sa souveraineté sur le territoire rétrocédé, rompt ses relations diplomatiques avec Tunis. Un différend qui va durer jusqu’en 1965. Il faudra attendre 1969 pour que Rabat reconnaisse Nouakchott.

1965 est une année charnière dans la région. Prenant le contrepied de l’ensemble des pays arabes qui ne reconnaissent pas la création de l’Etat d’Israël, Bourguiba défraye la chronique avec son discours de Jéricho. Appelant les Palestiniens à adopter sa « politique des étapes », il admet implicitement la souveraineté de l’Etat hébreux sur une partie de l’ancienne Palestine mandataire. Ce geste, perçu comme une trahison, est bien moins grave que celui qu’a entrepris, la même année, le Roi Hassan II.  En novembre, le royaume abrite un sommet des leaders arabes, devant notamment discuter de la prochaine offensive contre Israël. Le roi autorise des agents du Shin Beth et du Mossad à séjourner dans le même hôtel où se tiendra le conclave. Ensuite, les services marocains livrent à leurs homologues israéliens les enregistrements de la réunion. Les détails de cette opération ont été révélés en 2016 au quotidien Yedioth Ahronoth par l’ancien chef du renseignement militaire Shlomo Gazit. Le militaire estime que les enregistrements fournis par Rabat ont été décisifs dans la victoire israélienne lors de la Guerre des six jours en 1967.

En 1975, après le retrait des Espagnols du Sahara occidental, la Tunisie adopte une neutralité positive, s’en tenant à la légalité internationale. D’après plusieurs témoignages de diplomates recueillis par Orient XXI, Bourguiba était favorable à une intégration du Sahara au Maroc mais s’en était tenu à la neutralité totale. Cela implique une non-reconnaissance à la fois de la RASD et de la souveraineté du Maroc sur le territoire. Cette situation fait partie des constantes de la diplomatie tunisienne. Ainsi, en 2016, le Chef du gouvernement, Habib Essid, a annulé une visite au Maroc qui comprenait un passage par la ville de Dakhla située sur la zone disputée.

Cette équidistance a permis à la Tunisie de ne pas se brouiller avec ses deux puissants voisins et même de mettre à profit ces bonnes relations en temps de crise. Par exemple, en 1980, lors du « coup de Gafsa », alors que le commando a pénétré en Tunisie par le territoire algérien, Rabat a tout de suite proposé son aide militaire à Bourguiba.

Si la politique étatique s’en est tenue à une stricte neutralité, la situation est différente au niveau de la société civile. Une partie des forces progressistes tunisiennes, acquise au principe d’autodétermination des peuples, a multiplié les signes de sympathie à l’endroit d’un Front Polisario généralement classé à gauche. En 2015, le Forum social mondial organisé à Tunis a été émaillé de violences entre les délégations algériennes et marocaines au sujet du Sahara.

Les relations entre les deux capitales n’ont pas connu de véritable crise sous Ben Ali. Moins de deux ans après le « coup d’Etat médical », l’Union du Maghreb arabe a vu le jour. Basé à Rabat, le secrétariat général de l’organisation est confié à un Tunisien, en l’occurrence Taïeb Baccouche.

Complications post-révolutionnaires

Mais la situation se complique à partir de 2011. La perspective d’une contagion révolutionnaire pousse les autorités marocaines à procéder à des réformes institutionnelles. Dans le même temps, l’instabilité politique et sociale en Tunisie pousse bon nombre d’entreprises à délocaliser au Maroc, un pays à la structure économique équivalente.  Les tensions du Bassin minier de Gafsa ont fait chuter l’extraction de phosphate, la Tunisie passant de la 5ème place en 2010 (le Maroc étant 4ème) à la 12ème en 2020. Cette dégringolade a profité entre autre au Royaume chérifien.

La période de la troïka (2011-2014) a eu des effets paradoxaux sur les relations bilatérales. D’un côté, l’arrivée au pouvoir quasi simultanée d’islamistes à Tunis et à Rabat a créé des rapprochements, nourris notamment par les premiers faux pas de Marzouki à l’égard d’Alger. En effet, réservant sa première visite présidentielle à la Libye, le chef de l’Etat a irrité le grand voisin. Mais le même président a failli déclencher une crise diplomatique avec le Royaume alaouite. Dans un discours prononcé devant l’Assemblée nationale constituante le 25 juillet 2012, à l’occasion de la Fête de la République, le président tunisien a critiqué le système monarchique, provoquant l’émoi de l’Ambassadeur marocain, présent à la cérémonie. Après sa défaite aux élections de 2014, le président a manifestement changé d’avis et a conseillé aux Marocains de préserver leur monarchie.

Depuis son élection en 2019, Kais Saied envoie des signaux contradictoires. Celui qui a qualifié la normalisation avec Israël de « haute trahison », ne s’est pas prononcé sur la reconnaissance de l’entité sioniste par Rabat. Rappelons que la ratification par le Maroc des « Accords d’Abraham », en décembre 2020, s’est faite avec pour contrepartie la reconnaissance par Washington de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental.

Le 29 octobre 2021, la Tunisie, alors membre du Conseil de sécurité, s’est abstenue, avec la Russie, lors du vote pour le prolongement de la Mission des Nations Unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental (Minurso). Si Moscou a motivé sa décision par « le passage en force » des Etats-Unis, le conseiller diplomatique du président, Walid Hajjem, s’est contenté de rappeler la « neutralité positive de la Tunisie ». Ce vote va dans le sens d’Alger, qui juge la résolution « partiale » et « déséquilibrée ». Il intervient moins de deux mois après la récupération par Alger de l’indépendantiste kabyle Slimane Bouhafs alors que celui-ci était sur le territoire tunisien. Le militant est membre du Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK), une organisation séparatiste soutenue par Rabat et prônant la reconnaissance d’Israël.

En juin 2022, l’armée tunisienne a participé à l’opération African Lion 2022. Ces manœuvres se sont déroulées en Tunisie, au Ghana, au Sénégal et au Maroc. Lors de l’étape marocaine, des soldats israéliens étaient présents à titre d’observateurs. Une partie de l’opposition a alors dénoncé une normalisation. Le ministère de la Défense nationale a alors précisé que les manœuvres se déroulant sur le territoire tunisiens ne concernent que les forces tunisiennes et américaines.

Cet épisode a irrité l’Algérie dont la frontière terrestre a été fermée depuis mars 2020, officiellement pour cause de pandémie. Le déplacement, en juillet, de Kais Saied à Alger change radicalement la donne. Les frontières sont de nouveau ouvertes et des touristes algériens ont pu passer leurs vacances en Tunisie. C’est dans ce cadre qu’intervient la crise de la TICAD 8.