Ancien billet de dinars à l’effigie de Habib Bourguiba, 1986.

«Ne comptez pas sur ce qu’on fait actuellement pour sortir la Tunisie de la crise. N’attendez rien du Fonds Monétaire International (FMI), car les réformes envisagées ne sont que des mesurettes destinées à permettre aux autorités de souffler un peu». C’est là la sentence du professeur Hachemi Alaya par laquelle l’éminent économiste a clos son exposé sur la refonte du modèle de développement économique tunisien, présenté samedi 3 septembre 2022 devant les participants à la 29ème Université de la Fondation Mohamed Ali El Hammi, relevant de la Confédération Générale Tunisienne du Travail (CGTT). L’économiste avait déjà développé cette thèse dans son livre intitulé «Le modèle tunisien» publié en 2018 (éditions Arabesques). Quatre ans après, il persiste et signe.

Hachemi Alaya est convaincu de la nécessité de cette petite et si importante révolution que la Tunisie essaie en vain de mener depuis près d’un demi-siècle.

«Il était à la mode jusqu’en 2014 de parler de changement de modèle de développement. Depuis, ce débat est tombé aux oubliettes et a été délaissé, à la fois par les médias et les politiques», constate Hachemi Alaya. D’après le conférencier, les premiers ont agi par ignorance et incapacité à expliquer le modèle, et les seconds par «peur d’avoir à faire face à une réalité et de devoir s’engager dans des actions ne correspondant pas à leurs intérêts».

Pourtant, le concept de changement «est très riche et est à même de nous permettre de comprendre la crise, qui est économique mais aussi politique, sociale, identitaire, et culturelle» et «permet d’établir un véritable diagnostic», insiste l’économiste. Pour Hachemi Alaya, «cette approche est féconde et nous éclaire sur ce qui doit être fait pour nous en sortir ».

Au lieu de cela, «nous nous sommes jusqu’ici contentés d’une approche descriptive », note Alaya. Ce qui explique que «nous ne soyons pas encore capables d’appréhender notre problème et d’y apporter le remède approprié ».

Modèle vieillissant

Mais en quoi consiste le modèle tunisien en vigueur depuis près d’un demi-siècle? Après avoir défini le modèle comme «une représentation schématique du fonctionnement d’une société dans sa globalité; une vision simplifiée qui ne dénature pas l’essentiel et en appréhende tous les aspects», «une philosophie de la vie et de la société, une conception de la vie économique et politique», Hachemi Alaya rappelle que la Tunisie doit le sien à… Bourguiba.

Ce modèle repose sur quelques «idées fondatrices». La première : «ce n’est pas la démocratie qui amène le développement mais le développement qui amène la démocratie». Conclusion : «la Tunisie de l’après-indépendance n’a pas besoin de démocratie».

La deuxième : ce n’est pas «une économie portée par la liberté  qui garantit la justice et la sécurité mais une économie dans laquelle l’Etat décide de tout et fait tout». «Le débat portait alors sur la question suivante : Que faut-il privilégier la justice ou la liberté ? On a décidé, la justice d’abord, la liberté ensuite», se remémore l’économiste.

Troisième idée, le travail. «A l’époque, le Tunisien considérait le travail comme une corvée, pas justement rémunérée», rappelle Hachemi Alaya. Il fallait donc le rendre «moins pénible et mieux rémunéré». Il en est découlé «une déconnexion entre le travail et la rémunération».

Aujourd’hui encore, le travail est perçu comme «un droit qui doit donner lieu à une rémunération. On privilégie l’aspect droit et on néglige l’aspect devoir. Dans la nouvelle constitution, on a droit à tout, mais il n’y a pas un seul mot sur la responsabilité», constate Alaya.

En résumé, «ce sont toutes ces valeurs qui expliquent la nature de notre organisation économique» dans laquelle «il appartient à l’Etat de développer le pays, d’assurer une éducation, des services de santé, etc., à tous, l’individu, le Tunisien, lui, n’existe pas».

De même, c’est à cette vision que la Tunisie doit le fait d’avoir un secteur public «qui représente les trois quarts de l’économie», un système de prix administrés, une bureaucratie pléthorique –qui s’impose «lorsqu’on organise une économie à la soviétique» et un grand nombre d’organismes ayant pour vocation d’encourager l’investissement. Le pays en compte six : –API, APIA, FIPA, TIA, Cepex, en plus d’un Haut Conseil de l’Investissement. Or, «plus il y a d’organismes, moins il y a d’investissements», observe Hachemi Alaya.

La preuve ? «L’investissement productif –près de 800 millions de dinars- en dinar constant se situe aujourd’hui à un niveau inférieur à celui des années 2006-2007». Idem pour l’investissement public.

Ayant des difficultés à s’endetter, «l’Etat est obligé de réduire ses dépenses. Il se limite à payer les salaires et le service de la dette». Et quand il arrive à s’endetter c’est pour faire du social, notamment pour subventionner les produits de base et les hydrocarbures. Cette année, l’Etat a dû emprunter 4 milliards de dinars pour faire face aux subventions, calcule Alaya.

L’économiste affirme avoir très tôt exprimé son désaccord avec le subventionnement. «Je disais à Si Hédi Nouira qu’il faut stabiliser les prix des produits de base mais non les subventionner. On devait ajuster les prix tous les ans. Malheureusement, depuis les années 80, le populisme a pris le pas sur la logique économique et on s’est mis à injecter de l’argent. Et c’est normal pour les politiques : dès qu’ils empruntent la voie de la facilité, il leur est difficile d’en sortir», affirme l’expert.

La bureaucratie qui a dirigé le pays a, selon lui, commis une autre erreur. Celle d’avoir utilisé le recrutement dans la fonction publique comme un moyen de régler le problème du chômage. Et «comme on était incapable de payer correctement des fonctionnaires qui ont du pouvoir», on a tout naturellement ouvert la voie à la corruption. Pour lutter contre ce fléau, «il ne suffit pas de le dénoncer. Il faut s’attaquer à ses causes profondes. Ce que Kais Saied ne peut pas comprendre», regrette l’économiste.

Pour sortir de cette situation, la Tunisie doit procéder à une «refondation de son modèle de développement sur la base de valeurs différentes de celles du début», recommande Hachemi Alaya.

Il faut d’abord «inverser le premier postulat» : «ce sont la démocratie et la liberté qui permettront à la Tunisie de s’en sortir». Deuxième principe à retenir : «l’Etat ne peut pas tout faire». En particulier, «il ne peut pas gérer les affaires économiques. Il doit se désengager et privatiser».

Toutefois, «cela ne veut pas dire que l’Etat n’a pas de rôle à jouer. Il doit s’occuper de l’essentiel», affirme Hachemi Alaya. L’éducation est selon lui l’un des secteurs où l’Etat peut jouer un nouveau rôle. «Il peut s’occuper des écoles mais sans avoir à les gérer». L’économiste cite l’exemple de la Finlande où en matière d’éducation le rôle de l’Etat consiste à élaborer le cahier des charges que doivent respecter les écoles, mais celles-ci sont gérées au niveau local par des associations ou des opérateurs privés.

Reste à savoir si la privatisation peut vraiment constituer une panacée, dans un contexte fortement marqué par les disparités économiques et sociales. Et dans l’attente de l’adoption du modèle adapté, faute de bonne gouvernance et de transparence, les secteurs publics, privés, ou même privatisés ne risquent pas de décoller.