La fumée blanche que les autorités tunisiennes espéraient et attendaient depuis longtemps est finalement sortie de la «cheminée» du Fonds Monétaire International (FMI) le 15 octobre 2022. Ce jour-là, le grand argentier du monde a annoncé, dans un communiqué, que «les services du FMI et les autorités tunisiennes sont parvenus à un accord au niveau des services pour appuyer les politiques économiques de la Tunisie par un accord au titre du mécanisme élargi de crédit (MEDC) d’une durée de 48 mois et pour un montant d’environ 1,9 milliard de dollars». Et c’est après de longues et difficiles négociations ayant traîné sur près de deux ans et demi que l’accord a été conclu. Or il n’entrera en vigueur qu’après le feu vert du conseil d’administration du FMI qui tranchera en décembre prochain.

Satisfaire le chou et la chèvre

Pour l’Etat, le plus dur reste à venir. Les autorités vont devoir ménager ou, plutôt, satisfaire à la fois le chou et la chèvre. En l’occurrence, le FMI auprès duquel l’Etat tunisien s’est engagé à mettre en œuvre d’incontournables et difficiles réformes structurelles, reportées sans cesse depuis au moins cinq ans, et les franges de la population les plus fragiles économiquement et financièrement qui risquent fort d’en faire les frais.

En évitant soigneusement de procéder à ces opérations chirurgicales douloureuses et par conséquent impopulaires, de peur de provoquer la colère de la rue, les gouvernements successifs ont fini par provoquer celle du FMI. A cause du non respect par la Tunisie de ses engagements pris en rapport avec le prêt de 2,8 milliards de dollars octroyé en mai 2016, celui-ci a décidé en décembre 2019 de bloquer le 1,2 milliard de dollars restant.

Cela explique que le fonds ait cette fois-ci exigé deux choses. Lors d’une conférence sur les relations économiques tuniso-françaises tenue en mai 2022, l’ambassadeur de France à Tunis, André Parant, a déclaré que le FMI attend du gouvernement tunisien qu’il «prenne deux ou trois mesures phares pour démontrer sa volonté de procéder à des réformes», et ce avant l’ouverture des négociations. Ce que le gouvernement n’a pas manqué de faire, notamment à propos de la délicate question des subventions des produits de base et des hydrocarbures.

Ensuite, que l’Etat abandonne sa politique de ««zéro communication» jusqu’alors pratiquée par les gouvernements successifs. Au final, le FMI a réussi à convaincre le gouvernement de Najla Bouden de commencer à parler aux Tunisiens pour les convaincre de la nécessité des réformes structurelles programmées et des sacrifices qu’elles imposent. Exigence à laquelle le gouvernement a pour la première fois sacrifié le 3 juin 2022 en communiquant sur le programme de réformes.

On y apprend que pour remettre le pays sur pied, l’Etat envisage de mettre en œuvre des «mesures économiques urgentes», un «programme de stabilité économique et financière», des «réformes structurelles», un «programme de développement économique et social 2023-2025 » et une «Vision Tunisie 2035».

Mesures urgentes

Les mesures urgentes de dynamisation de l’économie envisagées sont au nombre de 43 et se déclinent en quatre axes : renforcement de la liquidité et facilitation de l’accès des entreprises au financement, relance de l’investissement, amélioration du climat des affaires et facilitation des formalités pour donner une impulsion aux exportations.

Les axes cruciaux sont la réforme du système de subvention des produits de base et des hydrocarbures et la restructuration des entreprises publiques.

Sur le premier point, le FMI rappelle dans son communiqué du 15 octobre que l’objectif est de «maîtriser les dépenses et dégager un espace budgétaire pour l’aide sociale» en vue duquel les autorités «ont déjà pris des mesures pour maîtriser la masse salariale de la fonction publique et ont commencé la levée graduelle des subventions généralisées et coûteuses des prix, en procédant à des ajustements réguliers pour aligner les prix nationaux aux prix mondiaux, tout en offrant une protection ciblée adéquate aux catégories vulnérables de la population notamment par le biais de transferts sociaux».

En attendant la publication de la dernière lettre d’intention sur la base de laquelle le nouveau prêt serait accordé, on constate que les deux parties ne disent pas la même chose à ce sujet.

Le FMI mentionne la maîtrise de la masse salariale de la fonction publique alors que le document gouvernemental du 3 juin 2022 n’y fait pas référence. On comprend le sens de cette «omission» après l’annonce le 15 septembre 2022 d’une augmentation des salaires du secteur et de la fonction publics pour les années 2023 à 2025.

En revanche, les deux parties sont sur la même longueur d’ondes à propos des entreprises publiques. Or, six jours après l’annonce de l’accord avec la Tunisie, la directrice générale du FMI Kristalina Georgieva a déclaré à Sky News Arabic que «le gouvernement tunisien a proposé de privatiser des entreprises publiques», un point qui ne figure pas dans le communiqué officiel.

Sur cette question délicate, le gouvernement tunisien fait preuve de la même prudence en évitant le mot qui risque de fâcher certains –notamment l’UGTT- en Tunisie : privatisation. Tout en rappelant qu’il a avancé sur la voie de la réforme des entreprises et que parmi les mesures déjà prises figure celle de procéder à la vente «des participations non stratégiques dans les banques mixtes (Tunisian Foreign Bank, Banque de Tunisie et des Emirats et Banque Tuniso-Koweitienne), le gouvernement décline les six axes de son programme de réforme des entreprises publiques. Le programme de réforme des entreprises publiques prévoit une série de 5 actions. La première concerne l’élaboration d’une vision stratégique du rôle de l’Etat dans ces entités, d’un audit par des cabinets externes. La seconde a trait à la préparation d’un programme de liquidation des dettes croisées avec l’Etat. La troisième vise à améliorer la gouvernance à travers la révision du cadre légal. La quatrième consiste à préparer un programme de restructuration. La cinquième est l’établissement d’une liste des entreprises publiques opérant dans les secteurs stratégiques. Ce qui sous-entend qu’il y aura des privatisations.

Suppression des subventions

Reste le plus difficile à manier pour le gouvernement tunisien : les subventions des produits de base et des hydrocarbures que le FMI recommande de supprimer.

Conscient de la difficulté de l’exercice et des risques d’une explosion sociale, le grand argentier observe dans le communiqué du 15 octobre que les autorités tunisiennes «ont commencé la levée graduelle des subventions généralisées et coûteuses des prix, en procédant à des ajustements réguliers pour aligner les prix nationaux aux prix mondiaux, tout en offrant une protection ciblée adéquate aux catégories vulnérables de la population (notamment par le biais de transferts sociaux» et recommande de «renforcer les filets de protection sociale». C’est-à-dire de faire en sorte que la levée des subventions soit indolore pour les franges les plus fragiles et les plus pauvres de la population. L’Etat y parviendra-t-il ? Comment entend-t-il s’y prendre ?

D’après le programme dévoilé en juin dernier, le gouvernement entend mettre en place «un nouveau dispositif pour adresser les subventions à ceux qui le méritent et adopter une démarche progressive pour ajuster les prix sur quatre ans à partir de 2023». Et pour ce faire, il va adopter le principe de l’enregistrement spontané «afin de permettre à toutes les familles de bénéficier des transferts financiers» et «tous les moyens possibles pour enregistrer les bénéficiaires et notamment la plateforme électronique –mise en ligne – afin de garantir la transparence du décaissement des subventions».

Nicolas Boileau disait «ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement». Or, la présentation du dispositif de décaissement des primes destinées aux familles nécessiteuses en vue de compenser la suppression des subventions des produits de première nécessité et des hydrocarbures, pêche par un déficit évident de clarté.

De surcroit, il n’est pas sûr que ce dispositif permette d’identifier les personnes et ménages méritant d’être aidés. On peut alors se demander comment le gouvernement va faire pour distinguer les vrais des faux nécessiteux. Et si cette opération de vérification ne va pas être alors entachée de népotisme, passe-droits et de corruption ?

L’intention déclarée des autorités d’opter pour le système de l’auto-déclaration des personnes ayant besoin d’être aidées après le démantèlement des subventions est d’autant plus étonnante que le gouvernement a déjà investi dans l’élaboration d’un autre dispositif beaucoup plus fiable et juste et qui, d’après elles, n’est pas loin de devenir opérationnel : l’identifiant unique.

En décembre 2020, le groupement formé par un duo d’entreprises tunisiennes, IT Serv et Cynapsys, a été sélectionné par voie d’appel d’offres pour développer le fameux identifiant unique, grâce à un financement de la Banque Africaine de Développement (BAD).

Un an plus tard, à la suite d’une session de travail avec l’Instance nationale de protection des données personnelles (INPDP), le Centre national de l’Informatique (CNI), et des représentants du ministère de l’Intérieur et du bureau d’études chargé du projet, le ministère des Technologies de la communication souligne, dans un communiqué publié le 15 février 2022, «la nécessité de mettre en œuvre dans les plus brefs délais le système développé». Une formulation qui ne rassure guère sur la concrétisation prochaine de ce projet dont on parle depuis 2014, et donne à penser que le gouvernement a décidé de changer son fusil d’épaule parce que cet outil n’est pas encore prêt à être utilisé.

Donc, à deux mois de l’officialisation et de l’entrée en vigueur du nouvel accord avec le FMI, l’Etat tunisien est loin d’être dans les meilleures dispositions pour réussir à bien gérer la phase post-démantèlement du système de subvention des produits de base et des hydrocarbures. Il risque de provoquer la colère des plus démunies et, ainsi, faire éclater la bombe sociale au lieu de la désamorcer.