Quelque 20.000 Ivoiriens vivent en Tunisie, dont les trois quarts sont en situation irrégulière, affirme Ange Seri Soka, président de l’Union des Ivoiriens en Tunisie. Cependant, les sources officielles tunisiennes avancent un chiffre nettement plus bas. Il y aurait ainsi environ 7000 Ivoiriens en Tunisie, selon une étude réalisée en 2021 par l’Institut national des statistiques (INS) et l’Observatoire national de la migration.

Mais les uns et les autres convergent sur un point : les Ivoiriens constituent la communauté d’origine subsaharienne la plus importante en Tunisie, même quand il est question de réfugiés.  C’est ce que confirment en effet les chiffres du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (UNHCR) du 30 juin 2021. Parmi les 8464 réfugiés et demandeurs d’asile en Tunisie, les Ivoiriens arrivent de nouveau en tête avec  3511 individus, devançant les Syriens (2 135) et les Guinéens (468).

Et d’après l’étude de l’INS, la communauté ivoirienne est principalement masculine (65% d’hommes), et jeune dans son écrasante majorité, puisque 70,5% de ses membres sont âgés de 25 à 39 ans. Leurs régions de prédilection ? D’abord le Grand Tunis où 55,25% d’entre eux résident, puis la bande côtière du pays.

Une présence ancrée en Tunisie

Les premiers flux de migrants ivoiriens sont arrivés lors de l’implantation de la Banque africaine de développement (BAD) à Tunis entre 2003 et 2014.

Les hauts fonctionnaires ivoiriens étaient venus dans une logique d’expatriation. Ils sont arrivés avec leurs chauffeurs, femmes de ménages, etc. Certains de ces derniers sont restés. Et ils ont encouragé leurs proches à venir eux aussi s’installer et travailler en Tunisie. C’est ainsi que s’est constitué le premier flux de main d’œuvre ivoirienne en Tunisie,

explique Ali Belhaj, enseignant-chercheur et expert en migration internationale.

La Tunisie a été perçue par les Ivoiriens comme un pays accueillant, rebondit Séraphin Konan Kouame, conseilleur politique en charge des syndicats, de la migration et des partis politiques à la Fondation Friedrich-Ebert en Côte d’Ivoire, dans une interview à Nawaat.

La suppression du visa d’entrée dans le territoire tunisien pour les ressortissants de nombreux pays subsahariens, dont la Côte d’Ivoire, a contribué à cette migration, ajoute-t-il. Cette exemption de visa accordée depuis des années par le ministère des Affaires étrangères avait pour but de renforcer les échanges économiques avec ces pays.

Beaucoup d’Ivoiriens sont également venus en Tunisie pour étudier. Le pouvoir tunisien a fait de la migration estudiantine vers la Tunisie des ressortissants subsahariens, dont les Ivoiriens, une politique stratégique. Ceci s’inscrit dans le cadre d’une coopération bilatérale entre les ministères d’Enseignement supérieur dans les deux pays, souligne le spécialiste tunisien.

Pour les Ivoiriens, un diplôme tunisien vaut mieux qu’un diplôme ivoirien, notamment si on aspire à poursuivre ses études à l’étranger,

renchérit Séraphin Konan Kouame.

Le fait que l’enseignement en Tunisie se fait en langue française a encouragé les Ivoiriens à venir y étudier. Le pays est aussi perçu comme plus stable, doté d’un système éducatif et sanitaire plus solide qu’en Côte d’Ivoire, explique-t-il.

Toutefois, le flux des arrivées a considérablement augmenté après 2011 et plus particulièrement après 2015, note Ali Belhaj. Les profils des migrants ivoiriens se sont également diversifiés. Outre les étudiants et ceux qui sont venus travailler, nombreux sont ceux qui espèrent joindre l’Europe via la Tunisie.

Dans l’imaginaire des Ivoiriens, la Tunisie est presque un pays frontalier de l’Europe. Ils viennent ainsi dans l’espoir de pouvoir passer de l’autre côté de la Méditerranée,

constate Belhaj.

En attendant, ils travaillent pour épargner la somme nécessaire à cette traversée.

La précarité de leur situation, leur séjour émaillé d’irrégularités, constituent un terreau favorable à toutes sortes d’exploitation. Ces formes d’asservissement ont été largement abordées dans l’étude intitulée « Diagnostic sur les processus et les pratiques courantes de recrutement formels et/ou informels des travailleurs migrants ivoiriens en Tunisie », publiée en 2022, et élaborée par Ali Belhaj, Mohamed Kriaa et Mustapha Kaaniche. Cette étude a été commandée par la section tunisienne du Bureau International du Travail (BIT) en partenariat par le ministère tunisien de la Formation et de l’Emploi.

Elle vise à cerner les mécanismes de recrutement des travailleurs ivoiriens dans le secteur formel et informel. L’enquête s’est basée sur un échantillon formé d’une quarantaine de migrants dont 4 seulement travaillent dans le secteur formel. « Ceci est révélateur des conditions précaires des Ivoiriens en Tunisie », assène Ali Belhaj.

L’irrégularité va de pair avec l’exploitation

Aussi bien les travailleurs que les étudiants, les migrants ivoiriens en Tunisie profitent de la facilité de mobilité entre leur pays d’origine et la Tunisie. Une ligne aérienne directe lie les deux pays. De ce fait, la plupart des Ivoiriens arrivent légalement en Tunisie. Ils n’ont pas besoin de visas et bénéficient d’un séjour de 90 jours. Sauf que beaucoup d’entre eux basculent très vite dans l’illégalité.

Cette situation les rend extrêmement vulnérables. Les étudiants comme les travailleurs sont d’abord victimes des faux espoirs que leur font miroiter des réseaux d’intermédiaires.

Arrivés en Tunisie, les étudiants font face à une réalité plus dure que celle imaginée. Ils ne sont pas avertis sur la différence entre les établissements publics et privés et sur leur coût. Ils trouvent également des difficultés au niveau de la langue puisque les cours ne sont pas dispensés systématiquement en français, etc,

explique l’expert tunisien.

Plusieurs d’entre eux sont obligés de travailler pour subvenir à leurs besoins. Jonglant entre études et travail, ils ratent des années d’enseignement. Et par conséquent, ils perdent leur statut d’étudiant qui leur permettait d’obtenir leur carte de séjour, versant ainsi dans l’irrégularité. Croulant sous les demandes de la paperasse administrative, d’autres peinent à obtenir une carte de séjour. En attendant la régularisation de leur statut, le temps passe et cela les traine vers l’irrégularité, ajoute-t-il.

Selon Ali Belhaj, « la désinformation touche aussi les travailleurs». La plupart des recrutements en Côte d’Ivoire se font de manière informelle, principalement à travers des intermédiaires non homologués et agissant dans l’illégalité. En effet, la Côte d’Ivoire ne dispose pas d’institutions officielles pouvant accompagner les personnes qui veulent partir travailler à l’étranger. Ce vide institutionnel est comblé par des réseaux transnationaux, composés du côté ivoirien par des acteurs familiaux, sociaux ou communautaires proches du candidat à l’émigration et d’intermédiaires du côté tunisien. «C’est tout un business », lance Ali Belhaj.

Ces réseaux font croire aux candidats qu’ils vont travailler dans tel ou tel secteur. Une fois arrivés en Tunisie, ces derniers font face à une autre réalité. Ainsi, par exemple, des Ivoiriennes ont cru qu’elles allaient travailler dans un salon de coiffure puis se retrouvent à faire le ménage, détaille le spécialiste tunisien.

Par leur travail, ces migrants sont obligés de rembourser les intermédiaires pour les frais du billet d’avion, le service de placement, etc. « On a ainsi des femmes de ménage déclarant être restées quasiment 6 mois emprisonnées pour payer leurs dettes. Durant cette période, leur salaire est versé presque totalement à l’intermédiaire. Cette situation engendre des abus. Leur passeport est confisqué pour  les contraindre à payer la totalité de leur dette et éviter qu’elles ne prennent la fuite », déplore-t-il.

L’impossibilité pour ces migrants de concrétiser leur projet prévu avant leur venue en Tunisie fait que leur séjour devient plus long. En basculant dans l’irrégularité, ils cumulent de lourdes pénalités pour leur séjour illégal, en l’occurrence 20 dinars par semaine.

Des mécanismes de débrouillardise s’installent. Ils ne rechignent pas à accepter les petits boulots pour subvenir à leurs besoins. Ils se sentent coincés, incapables de payer les pénalités et de retourner dans leur pays,

souligne le spécialiste tunisien.

C’est le cas de Kadi, mère de deux enfants. La jeune trentenaire travaille dans une société comme femme de ménage, pour un salaire mensuel de 600 dinars. Arrivée en Tunisie par voie aérienne, elle est vite tombée dans l’illégalité en dépassant les délais de séjour. Depuis, elle se dit « coincée » en Tunisie, tiraillée entre la nécessité de combler les besoins quotidiens de ses enfants et sa volonté de retourner dans son pays. « Avec mes charges, je ne peux pas payer mes pénalités et rentrer au pays », regrette-t-elle.

Et en l’occurrence, Kadi comme de nombreux migrants, ignore le décret gouvernemental n° 2020-416 du 9 juillet 2020, portant sur l’exonération exceptionnelle du droit de régularisation de situation des étrangers désirant quitter définitivement le territoire tunisien. En vertu de ce texte, le migrant souhaitant retourner dans son pays peut demander, dans le cadre d’un départ volontaire, l’annulation de ses dettes.

« Cependant, ceux qui formulent cette demande sont dans un désarroi tel, qu’ils souhaitent rentrer dans leur pays le plus vite possible. Mais la lenteur administrative rallonge d’autant le traitement de leur demande. Et après une trop longue attente, on finit trop souvent par les perdre de vue », précise Ali Belhaj.

Selon les résultats d’une enquête menée par l’Organisation internationale de la migration (OIM) en 2020, sur la période comprise entre 2017 et 2019, pas moins de 885 migrants ivoiriens ont été assistés par cette organisation internationale dans leur retour volontaire depuis la Tunisie. Parmi ces 885 personnes, 57% sont des femmes et 43% des hommes.

La décision du retour en Côte d’Ivoire est principalement motivée par le manque de moyens. La situation administrative irrégulière des migrants interviewés a engendré des conditions de vie difficiles sur place. Pour les hommes plus que pour les femmes, le retour signifie également l’abandon du projet migratoire, de la traversée, la désillusion et le sentiment de stagner en n’atteignant pas l’objectif fixé (incapacité à épargner et à envoyer de l’argent au pays),

relève l’enquête de l’OIM.

Et d’ajouter : « en ce qui concerne les femmes, les soucis de santé dus notamment à la dureté des conditions de travail ont pu être un facteur additionnel motivant le retour. La stigmatisation au moment du retour en Côte d’Ivoire peut être forte dans un contexte où les attentes sociales vis-à-vis des migrants sont importantes. Pour les mères célibataires, la pression sociale déjà forte est renforcée par la stigmatisation due à l’abandon du projet migratoire et à l’incapacité d’améliorer les conditions de vie de leur famille ».

Le retour est ainsi mal perçu en Côte d’Ivoire. « Emprunter le chemin du retour est perçu par les Ivoiriens comme étant un échec. Une honte », lance Séraphin Konan Kouame.

Ainsi, s’ils résistent à la tentation de rentrer dans leur pays, c’est aussi dans l’espoir de rejoindre l’Europe. Pour les migrants ivoiriens, la Tunisie peut constituer une destination finale, mais demeure aussi un pays de transit. « Ils font le calcul coût/opportunité. S’ils doivent s’acquitter d’une somme considérable-à titre de pénalités- aux autorités tunisiennes pour pouvoir retourner dans leur pays, autant investir cet argent pour aller en Europe. Ils font ainsi partie des migrants à tenter la traversée de la Méditerranée dans des embarcations de fortune», explique Ali Belhaj.

Une perspective totalement assumée par Ladji, âgé de 27 ans. Le jeune homme travaille comme transporteur auprès d’une société. Maigrichon mais robuste, il est tout en sueur en s’efforçant de décharger un réfrigérateur d’un camion. « Un travail pénible mais nécessaire pour vivre convenablement », raconte-t-il à Nawaat. Séjournant en Tunisie depuis trois années, il a multiplié les petits boulots, tous dans le secteur informel, étant lui-même dans l’irrégularité. Cette précarité ne semble pas le faire vaciller. Il a une idée en tête : « Aller en Europe ».  Pour cela, il épargne. « Je n’ai pas de problèmes majeurs en Tunisie. La vie n’est pas mal ici mais ce n’est pas là que je veux vivre », lance-t-il. Sa traversée lui coûtera environ 4 mille dinars, fait-il savoir.

Qu’elle soit provisoire ou définitive, l’irrégularité du séjour des Ivoiriens en Tunisie est propice à toutes sortes d’exploitation. En témoigne les données de l’Instance nationale de lutte contre la traite des personnes (INLCTP). 3 sur 7 des victimes de traite sont de nationalité ivoirienne, 80% des victimes étrangères en Tunisie sont des ivoiriennes. La communauté ivoirienne est également victime de racisme. En décembre 2018, le président de l’Association des Ivoiriens en Tunisie a été assassiné. Un meurtre qui a provoqué des manifestations d’Ivoiriens contre le racisme sévissant en Tunisie. Et à l’heure actuelle, les commentaires racistes à l’encontre des migrants sont récurrents sur les réseaux sociaux.

Le laisser-faire des autorités

A l’échelle continentale, la Côte d’Ivoire est le premier pays de la sous-région de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) qui comporte le plus grand nombre d’étrangers sur son territoire, indique le représentant de la Fondation Friedrich-Ebert.

En effet, la population de la Côte d’Ivoire est estimée à 29.389.150 d’habitants en 2021 dont 22% d’étrangers, précisément 6.435.835 individus (principalement des Burkinabés, des Maliens, des Guinéens). De ce fait, la proportion des Ivoiriens vivant en Tunisie parait « dérisoire » par rapport à la vague d’émigration vers la Côte d’Ivoire, estime le spécialiste ivoirien.

Du fait de cette situation, les Ivoiriens ne comprennent guère l’intérêt porté sur la présence massive de leurs ressortissants en Tunisie. Ils sont en quelque sorte dans le déni. Ils peuvent même soutenir que les migrants considérés comme des Ivoiriens en Tunisie sont en réalité des ressortissants d’autres pays, munis de passeports et de papiers falsifiés.

relève Ali Belhaj.

D’un pays d’immigration, le Côte d’Ivoire est devenu un pays d’émigration. Cette évolution a touché aussi bien les ressortissants du pays que les étrangers qui y résident. « La crise de 2002 à 2011 a ralenti l’immigration au profit de l’émigration des Ivoiriens vers l’Europe et de plus en plus vers les pays de l’Afrique du Nord, dans une logique de transit qui se transforme en destination finale. C’est le cas pour l’émigration des ivoiriens en Tunisie. La crise de l’immigration dans ce pays, induite essentiellement par la montée du nationalisme et la question d’identité, a fait qu’aujourd’hui de nombreux immigrés de la CEDEAO y transitent pour de nouvelles destinations », indique le rapport du BIT.

D’après l’expert international tunisien, il n’existe pas une volonté délibérée du côté des autorités ivoiriennes de pousser leurs ressortissants à partir. Par contre, on observe « un certain désintérêt, une nonchalance » dans la gestion de ce phénomène. Or, chaque pays a le devoir éthique de protéger ses ressortissants face à un voyage hasardeux et les risques d’exploitation, plaide-t-il.

Toutefois, les autorités ivoiriennes paraissent avoir pris conscience de cet enjeu.  Une loi et une institution luttant contre la traite humaine ont été mises en place, indique l’expert. Mais le travail de plaidoyer auprès des autorités ivoiriennes doit se poursuivre, estime Ali Belhaj. Les syndicats en Côte d’Ivoire font pression sur le pourvoir en place pour qu’il mette en œuvre des dispositifs d’information et d’orientation des candidats à la migration. « Mais cela ne suffit pas parce qu’ils ont une structure sociétale basée sur l’informalité. Il faut pouvoir toucher les individus dans les zones les plus reculées et cela nécessite des moyens énormes dont ne dispose pas le pays. Les Ivoiriens se méfient également de tout ce qui émane des institutions, y compris des campagnes de sensibilisation sur cette question», ajoute l’expert tunisien.

L’enseignant-chercheur souligne qu’il est de la responsabilité des autorités tunisiennes et ivoiriennes de réduire les flux de migrants, d’encadrer leur présence et de leur conférer un caractère formel.

En attendant, la communauté ivoirienne a petit à petit déniché ses propres solutions, notamment via le lancement de multiples associations. En janvier 2022, une entité les regroupant a été créée : la Fédération des associations de la communauté ivoirienne, avec pour objectif d’accompagner et de faciliter l’intégration en Tunisie.

On trouve ainsi des lieux de culte, de restauration, de fête destinés à la communauté. Les Ivoiriens ont même développé dans l’informalité totale des crèches pour enfants, fait savoir Ali Belhaj.

Or, le code de protection de l’enfant garantit l’accès à l’éducation à tous les enfants, indépendamment de leur nationalité. Mais certains directeurs d’institutions éducatives refusent d’inscrire les enfants ivoiriens sous prétexte qu’ils ne jouissent pas de ce droit ou que leurs parents sont dépourvus de documents officiels. Et les autorités laissent faire. « Les pouvoirs publics tunisiens gardent un silence douteux face à l’augmentation du nombre des migrants et leur concentration dans certaines zones», constate Belhaj. Et de se féliciter que la migration ne constitue pas encore un enjeu politique et identitaire en Tunisie.