Subvention

Depuis 2012, le gouvernement a décidé à deux reprises d’augmenter les prix à la pompe des carburants automobiles. Selon un communiqué de la TAP qui date du 16 octobre 2013, d’autres augmentations sont prévues pour l’année 2014. Cela devrait permettre la réduction du coût des subventions des hydrocarbures qui serait en augmentation pendant les dernières années.
Entre temps, la loi des finances complémentaire de l’année 2013 permettra au gouvernement d’augmenter encore une fois le budget réservé à la subvention des hydrocarbures de 1000. Le total pour l’année atteindra donc les 3734 millions de dinars. Cela équivaut à une augmentation de 679% par rapport à 2010. (Source : Ministère des Finances) Nous avons bel et bien affaire à un « gouffre » dans le budget de l’Etat. Mais est-ce que ces dépenses sont justifiées ?

Budget subventions

Le cours du pétrole ne cesse d’augmenter et le dinar ne cesse de chuter … disent-ils !

La première raison qui est présentée pour justifier l’augmentation du coût des subventions des hydrocarbures est l’élévation du cours du pétrole sur le marché international qui survient en même temps que la chute de la valeur du dinar par rapport au dollar américain (US$). Vérifions donc cela !

évolution comparée

Après avoir pris en considération le taux de change annuel moyen USD/TND (source : BCT), nous remarquons que le coût des subventions des hydrocarbures augmente d’une façon beaucoup plus rapide que le prix du pétrole sur le marché (source : Ministère des Finances). Par rapport à l’année 2009, le prix du baril de pétrole n’a augmenté que de 112% alors que, comme nous le disions, le coût des subventions a augmenté de 768% !

En réalité, la différence entre l’évolution du budget réservé aux subventions des hydrocarbures et l’évolution du cours du baril du pétrole devrait être beaucoup plus importante. En effet, la Tunisie a le grand avantage d’être producteur de gaz et de pétrole. Certes, la balance énergétique est déficitaire de 21% en 2011, mais nous sommes toujours loin du Maroc, par exemple, dont le déficit atteint les 96% (source : Banque Mondiale).

Le fait qu’il y ait une partie de la consommation tunisienne en énergie primaire qui est produite localement permet d’être non seulement moins dépendant de la fluctuation des prix sur le marché international, mais permet aussi de diminuer le coût de la consommation d’énergie. La part de la consommation d’hydrocarbures produits localement est divisée en deux parties. La première vient du partage de production entre les compagnies pétrolières et l’Etat tunisien. La deuxième vient de l’achat d’une partie de la part des compagnies pétrolières en pétrole et de gaz à un prix préférentiel. En plus de cela, la Tunisie perçoit une partie du gaz qui passe via le gazoduc entre l’Algérie et l’Italie, en tant que droit de passage.
Une autre raison pour laquelle le coût de la consommation d’énergie en Tunisie est moins cher, est le fait que le gaz naturel représente la source principale d’énergie primaire en Tunisie (de l’ordre de 55%). Pour diverses raisons, le prix annuel moyen du gaz naturel a chuté considérablement pendant les dernières années. Selon les chiffres de la Banque Mondiale, repris par l’INS, le prix de l’unité de gaz (mmbtu) a diminué de 30% entre 2009 (4$/mmbtu) et 2012 (2,8$/mmbtu).
Mais ce qui est incompréhensible, c’est que le prix du gaz naturel n’est pas pris en considération lors de la planification annuelle des dépenses de l’Etat. On ne parle que du prix du baril de pétrole. Nous avons de même constaté une différence inquiétante entre le prix du baril de pétrole rapporté par l’INS, avec celui rapporté par le ministère de l’industrie et le ministère des finances.
Pire encore ! La cour des comptes a réservé une partie de son 27ème rapport qui a été publié en 2012, aux défaillances dans le secteur gazier. Dans ce rapport elle a abordé l’hypothèse de l’augmentation des prix mondiaux d’hydrocarbures. Une telle élévation devrait, en théorie, augmenter le revenu de l’Etat tunisien vu que la Tunisie est productrice de gaz.

Sauf que selon la cour des comptes :

Il a été constaté que les contrats conclus avec les concessionnaires ne prévoient aucune formule permettant au Trésor de tirer profit de l’évolution des prix mondiaux des carburants puisqu’ils n’établissent pas un prix référentiel au-delà duquel il est automatiquement procédé à la répartition des gains additionnels. Ceci nécessite l’évaluation du cadre juridique applicable à la fiscalité pétrolière en vue d’accroître son rendement et limiter, en conséquence, le déficit financier du secteur gazier.

Consommons-nous plus qu’il y a 4 ans ?

Certes, la croissance économique, la croissance démographique, l’industrialisation et l’urbanisation engendrent généralement une augmentation de la consommation d’énergie. Mais est-ce que cela peut expliquer une telle augmentation au niveau de la facture de l’énergie en si peu de temps et par conséquent du budget de subvention des hydrocarbures ? Telle est la question.

Devant la non-disponibilité des chiffres de la consommation d’énergie pendant les deux dernières années (2012 et 2013), il est difficile de décrire d’une façon précise l’augmentation de la consommation sur les quatre dernières années. Par contre, nous pouvons estimer la tendance de la consommation d’énergie et voir si elle concorde bel et bien avec l’évolution du budget des subventions des hydrocarbures.

En observant la courbe de la consommation d’énergie nous remarquons tout d’abord que l’année 2011, pendant laquelle l’anomalie de l’explosion du budget des subventions des hydrocarbures (augmentation de 179%) était caractérisée par une chute de la consommation. Cette chute est due à la baisse de l’activité économique au lendemain de la révolution, qui s’était également manifestée par une récession au niveau de la croissance.

En ce qui est de la tendance globale, il faut savoir que sur la période 1990–2011, la consommation d’énergie primaire a connu une progression annuelle de 3%, alors que le PIB a connu une progression annuelle de 4% sur la même période. Le taux de croissance annuel moyen de la consommation d’énergie primaire a même été réduit à 1,6% sur la période 2000-2011. [1] La déconnexion entre croissance économique et consommation d’énergie est expliquée par une baisse continue de l’intensité énergétique, qui est expliquée à son tour par une orientation vers les activités économiques à forte valeur ajoutée au lieu des activités énergivores. En suivant la tendance des 11 dernières années, la consommation d’énergie entre 2009 et 2013 n’aurait augmentée que de 6,7% !

consommation

Le facteur consommation n’explique donc pas cette grande différence entre l’évolution du budget réservé à la subvention de l’énergie et l’évolution du prix de pétrole sur le marché.

Des causes conjoncturelles ?

Pour expliquer l’augmentation des subventions d’hydrocarbures budgétisée dans la loi des finances complémentaire, le gouvernement a donné en plus des raisons précédemment citées, une autre explication à l’augmentation du coût des hydrocarbures. Il s’agit du fait que l’Italie a diminué d’un tiers ses importations de gaz naturel à partir de l’Algérie. Cela aurait poussé l’Etat tunisien à compenser la diminution de la redevance sur le passage du gaz par l’importation de 566 kTEP de gaz en provenance d’Algérie. Donc, du coup, le gouvernement aurait été obligé d’ajouter 394 millions de dinars au budget des subventions d’énergie.

Selon le rapport de la cour des comptes l’importation de gaz naturel en provenance d’Algérie coûtait en 2010, 362$ la TEP (Tonne équivalent Pétrole). Le rapport d’exécution du budget de 2013 estime que l’Etat tunisien a importé 566 000 TEP pour un coût total de 394 millions de dinars (242 millions de US$). Le prix unitaire est donc de 427$. Le prix de l’importation aurait donc augmenté de 18% par rapport à 2010. Pourtant, comme nous le disions, les chiffres rapportés par l’INS montrent que le prix de l’unité de gaz naturel (mmbtu) pour les 6 premiers mois de 2013 (4$/mmbtu) sont plus bas que ce qu’il en était en 2010 (4,4$/mmbtu).

Le budget de la subvention de l’énergie ne sert pas à subventionner l’énergie !

Dans les paragraphes précédents, nous avons essayé de trouver une justification à l’augmentation phénoménale qu’a connue le budget réservé à la subvention de l’énergie entre 2009 et 2013. Après avoir analysé les différents facteurs qui peuvent causer une augmentation du coût de la subvention des hydrocarbures (élévation du cours du pétrole, chute de la valeur du dinar tunisien par rapport au dollar américain, augmentation de la consommation et diminution de la redevance sur le gaz qui passe par le gazoduc Algérie-Italie), nous nous permettons de dire que les subventions de l’énergie ne sont pas vraiment utilisées pour compenser l’élévation du coût de production des hydrocarbures comme ce qui est fréquemment dit par les autorités tunisiennes et même par des institutions internationales.

A quoi sert donc la subvention à l’énergie ?

La réponse à cette question est très simple. Le budget réservé à la subvention des hydrocarbures semble être une subvention que donne l’Etat aux trois sociétés publiques dont les activités se concentrent sur le secteur de l’énergie : la STEG, l’ETAP et la STIR. Voici l’évolution de la répartition de la subvention des hydrocarbures sur ces trois entreprises sur la période 2009-2011. (Source : ministère des finances).

Repartition de la subvention

Comment se fait-il que des subventions à des entreprises publiques soient budgétisées en tant que subventions aux hydrocarbures ? Selon le rapport d’exécution du budget de 2011, les 1536 millions de dinars budgétisés en tant que subventions de l’énergie servent à financer les besoins en énergie. Ce qui est bizarre, c’est que pour l’année 2011 qui, comme nous le disions précédemment, a vu une baisse de la consommation de l‘énergie et une chute du prix de l’unité de gaz (de 4,4 $/mmbtu en 2010 à 4$/mmbtu en 2011), a vu également un accroissement important des besoins de financement du secteur de l’énergie. Ces besoins seraient passés pendant cette même année de 1065,9 à 2568,2 millions de dinars !

Problème de gestion des entreprises publiques ?

Selon le rapport d’exécution du budget de 2011, la STEG a reçu pour l’année 2010, 330 millions de dinars et pour l’année 2011, 570 millions de dinars au titre de « besoins de financement des activités », alors qu’elle n’en recevait pas pour l’année 2009. Serait-ce une autre confirmation à l’hypothèse que nous avons soutenue précédemment, qui est que les subventions des hydrocarbures ne sont en réalité qu’une aide aux entreprises publiques ? Le rapport de la cour des comptes pour l’année 2012 rapporte, en effet, plusieurs défaillances dans la gestion de la STEG, la STIR et l’ETAP.

Régler un problème de gouvernance par une augmentation des prix ?

Nous sommes maintenant devant un constat qui est difficilement réfutable. L’augmentation du budget réservé aux subventions hydrocarbures est certes, en partie, liée à des facteurs qui ne peuvent être gérés directement par les autorités (cours du pétrole, consommation, etc.). Mais le plus grand problème auquel la Tunisie devra faire face est un problème de gouvernance et de gestion de risques. Au lieu d’augmenter régulièrement les prix des hydrocarbures pour financer les activités d’entreprises défaillantes, il faudrait résoudre les problèmes de fond. Une augmentation abusive des prix de l’énergie peut nuire gravement à l’économie nationale et à la paix sociale. En effet, l’augmentation des prix de l’énergie ne peut qu’aboutir à une baisse de la compétitivité de l’industrie tunisienne et à une baisse du pouvoir d’achat du consommateur tunisien. Cela engendrerait, comme nous l’avons vu pour l’année 2013, une baisse des recettes fiscales de l’état (Impôts sur les sociétés, TVA et Impôts sur la consommation).

Prenons par exemple le prix d’un carburant à la pompe et essayons de voir à quel point il est corrélé à la situation énergétique d’un pays ou pas. Pour cela, nous avons tracé un nuage de points qui représente 132 pays en fonction de leur déficit énergétique et du prix de l’essence à la pompe pour l’année 2010. Nous avons pris comme source les données de la Banque Mondiale.

prix à la pompe

Nous voyons donc que le prix à la pompe de l’essence faiblement corrélé au déficit de la balance énergétique. Les États-Unis, le Pakistan ou le Ghana ont un déficit plus important que celui de la Tunisie. Pourtant, ils ont pu maîtriser le prix de l’essence et le réduire à un prix inférieur à celui de la Tunisie grâce à une bonne gouvernance du secteur de l’énergie. D’autres pays, comme l’Afrique du Sud, le Cameroun ou le Paraguay, ont des prix beaucoup plus élevés que ceux que nous avons en Tunisie, malgré le fait que leur balance énergétique est excédentaire.

Ce qui peut vraiment réduire le coût des subventions, réduire les prix à la pompe, augmenter la compétitivité de l’industrie ainsi que le pouvoir d’achat est une vraie réforme du secteur de l’énergie. Cela commence par une bonne gestion des risques exogènes, comme le cours du pétrole, via l’augmentation, par exemple, de la capacité d’approvisionnement pour profiter au mieux de la baisse éventuelle du prix du pétrole sur le marché. D’autres outils financiers peuvent permettre à l’État de profiter de ces baisses fréquentes du prix du pétrole. De même, une augmentation de la capacité de négociation de l’administration (plus spécifiquement la commission de planification de l’approvisionnement en gaz) peut réduire les coûts d’importation. L’optimisation des atouts de la Tunisie comme la position géographique (entre deux gros producteurs de gaz et de pétrole), ou le fort ensoleillement du territoire tunisien pourraient également permettre de réduire la facture énergétique.

Mais rien de tout cela ne peut avoir lieu sans la lutte contre la corruption dans le secteur de l’énergie, qui profite à une oligarchie bien déterminée au dépend de tout un pays et de tout un peuple !

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[1] Tunisie : une politique nationale d’efficacité énergétique, NEJIB OSMAN, JUILLET 2012