Tous les 14 janvier, il est devenu quasiment l’usage de célébrer les acquis de la révolution tunisienne. La liberté d’expression et la fin des prisonniers politiques en font partie selon l’avis général. Mais avons-nous vraiment fait table rase du passé tortionnaire de la dictature ?
Récemment encore, la loi sur l’indemnisation du préjudice vécu par les prisonniers politiques voté par la majorité de l’ANC a été l’objet de polémiques accusant Ennahdha d’avoir voulu détourner l’argent publique au profit de ses militants. Régulièrement leur passé de prisonniers politiques est utilisé comme une preuve de l’”incompétence” des responsables politiques. Pire encore, certains n’ont pas hésité à diffuser des vidéos de tortures humiliantes du premier ministre dont de vulgaires montages; ou à ironiser sur la santé du ministre de l’éducation nationale Moncef Ben Salem, hospitalisé suite aux séquelles de la torture dans les prisons de Ben Ali. Ces derniers sont souvent les mêmes qui se ont exprimés pour importer en Tunisie le putsch militaire Egyptien. Sans même parler du silence inquiétant sur les pratiques tortionnaires actuelles dans les prisons tunisiennes. Ces attitudes sont autant d’indices indiquant que la Tunisie n’en a pas finit avec la mentalité de tortionnaire…
Aller de l’avant, ne pas ressasser le passé, sortir du ressentiment, refuser la repentance, ne reconnaître la dictature qu’à partir du dernier “mandat” de Ben Ali ou enfin l’apologie du régime de Bourguiba ont été autant d’arguments pour dénier toute légitimité au débat public sur la torture. Au nom de la continuité de l’Etat, du nécessaire retour au calme, et même paradoxalement de la transition démocratique, le gouvernement ne cesse de reporter le jugement des responsables de la torture sous Ben Ali. Chaque jour, il devient plus difficile d’aborder ce sujet sans passer pour un idéaliste déconnecté des “vrais problèmes” des tunisiens qui se réduiraient à manger et à dormir en paix. Pire encore, le recyclage des anciens cadres sécuritaires soupçonnés de pratiques tortionnaires en sauveurs face à la menace terroriste est des plus inquiétantes.
Pourtant un peuple qui oublie son passé se condamne à le revivre. Car enfin, il ne s’agit pas simplement de revenir sur le passé. Il s’agit surtout de relever les défis du présent et de préparer l’avenir. Aucun Etat de droit ne peut naître de l’impunité des bourreaux. Leur impunité, ajouté à un climat où la nostalgie de l’ancien régime se manifeste au grand jour, ne signifient rien d’autre que la poursuite des mêmes pratiques. En particulier en Tunisie, où la dictature a été avant tout policière. Où la torture a été la face émergée de l’iceberg d’un Etat policier qui applique la politique d’éradication à toute contestation du régime. L’enjeu est donc là : comment envisageons-nous la révolution tunisienne de la liberté et de la dignité ? La voyons-nous comme un simple renouvellement de la classe politique dirigeante ou voulons-nous en finir avec la dictature une bonne fois pour toute et toutes ses pratiques déshumanisantes ?
Dans la constitution en cours de vote par l’ANC, aucun article ne mentionne la lutte contre la torture. Toutefois la torture y est formellement interdite :
Article 22: L’État protège la dignité de la personne et son intégrité physique, et interdit toutes formes de torture morale et physique. Le crime de torture est imprescriptible.
L’amendement n°179 propose l’ajout d’un article afin de concrétiser ce vœux pieux. L’ensemble des citoyens et élus attachés à la liberté et la dignité, à la construction de l’Etat de droit, au delà des appartenances partisanes doivent se mobiliser pour l’adoption de cet amendement n°179:
“La mission de l’assemblée nationale constituante s’achève 3 mois après la publication de cette constitution. Pendant cette période il faudra voter la loi électorale et élire l’ISIE, l’instance de la vérité et de la dignité et le comité national pour la lutte contre la torture”
Espérons que cette instance et ce comité ne soient pas simplement un outil de communication gouvernemental à l’égard des ONG des droits de l’homme. Cette suspicion n’est pas pour rien dans la désertion par la société civile de l’instance nationale de lutte contre la torture mise en place par Samir Dilou, Ministre des droits de l’Homme et de la Justice transitionnelle. Une suspicion en partie fondée vue le maigre bilan de ce Ministère ! Dernier cas connu en date, Walid Denguir, mort dans un poste de Police avec des signes de torture sur son corps. Sur ce cas comme pour d’autres, Samir Dilou a promis d’agir… après l’enquête administrative sur laquelle le grand public n’a aucune visibilité. Le passif de l’administration tunisienne en la matière, ou plutôt l’absence d’expériences connues d’auto-critique de sa part, nous laisse perplexe quant à sa capacité à aboutir des conclusions d’enquêtes amenant à des sanctions à l’encontre les cadres responsables et pas simplement contre les petits exécutants.
Pour en débattre, Uni*T organise le 13 janvier à Paris, un café-débat intitulé “Tortures sous la dictature, impunité des bourreaux en démocratie ?”. Luiza Toscane et Hélène Le Geay de l’Action Chrétienne pour l’Abolition de la Torture nous présenterons leur rapport 2014 sur l’état de la torture en Tunisie depuis la révolution. Nous entendrons également des témoignages de victimes de la tortures (sous réserve). En cette veille d’anniversaire de la révolution tunisienne, plutôt que de piétiner dans la célébration, faisons avancer la révolution. Rendez-vous donc le 13 janvier 2013 à 19h30 au café “Le Myianis” à Ménilmontant (M°2).
@L’auteur
Bonjour,
Toujours intéressant de vous lire. Vous écrivez, à juste titre, ceci: “comment envisageons-nous la révolution tunisienne de la liberté et de la dignité ? La voyons-nous comme un simple renouvellement de la classe politique dirigeante ou voulons-nous en finir avec la dictature une bonne fois pour toute et toutes ses pratiques déshumanisantes ?” Très bonne question, mais peut-on se la poser sans poser la question essentielle de l’Etat et du/des pouvoirs oppressifs qu’il génère? Car tout Etat, démocratique ou dictatorial, ne tendrait-il pas, d’une manière ou d’une autre, vers le total, lequel peut virer vers le totalitarisme, dur ou doux, selon les cas, mais totalitarisme quand même? Si c’est la cas, comment freiner cette tendance? Suffirait-il d’une constitution aussi complète soit-elle? Peut-on, en d’autre termes, ne compter que sur la dimension juridique, qui peut facilement virer vers le juridisme, pour sauver le peuple des nuisances des pouvoirs? Et puis, qu’en est-il de l’éthique? Peut-elle être un bon pendant au juridiisme…? Qu’en est-il aussi de l’universel et du local? Qu’en est-il, enfin, de l’abolition de l’Etat?….Voilà des questions que je poserais/aborderais si j’avais l’occasion d’être présent à votre café-débat. Bon débat et donnez en des nouvelles.
Essalam Taher,
BarakAllahou fik pour ta lecture attentive.
Je pense effectivement qu’en Tunisie, comme ailleurs, la question de la construction de l’Etat post-colonial est essentiel. Je n’ai pas de solutions miracles. En tout cas, il me semble en effet qu’il est nécessaire de le déconstruire en partie si l’on veut réellement construire un Etat de droit. L’Etat tunisien forgé par Bourguiba, le parti du Néo-Destour puis par Ben Ali et le RCD sont marqués par leurs pratiques despotiques corrompues. Dans le même temps, la continuité de l’Etat est la seule solution trouvée pour répondre aux problèmes les plus pressants d’ordre, de redistribution etc. La politique néo-libérale visant à réduire le rôle d’un Etat encombrant, loin d’être une sortie honorable, n’est à mon sens qu’un pis-aller, une fuite en avant car la nature a horreur du vide…
Bonjour,
Je vous remercie de votre réponse. Juste une petie précision, quitte à reprendre la discussion plus tard, il n’y a pas que les libéraux ou leurs copains néo, auxquels je ne me réfère jamais sinon pour critiquer leurs excécrables thèses, qui cherchent à réduire le rôle de l’Etat…Mes références sont ailleurs, disons un peu plus “nobles”, comme vous pourriez le deviner…
Bien sûr Tahar, je ne sous-entend pas que tu sois un libéral :) Je perçois plus une tendance anar. Ceci étant dit, le problème est que les critiques de l’Etat tombe un peu trop facilement dans le néo-libéralisme comme outil idéologique. C’est un peu ce que fait Nahdha qui en fait a pour programme d’implémenter les idées de “Big Society” de la tendance sociale-libérale formulé notamment par des sociologues comme Giddens….
Ceci étant dit, je pense pas que l’on peut bâtir un Etat de droit en ignorant l’arbre malade en lui adjoignant des greffons privés ou para-étatiques. Ce type de politique ne peut remplacer une restructuration de l’Etat en profondeur. Une restructuration qui ne peut se réduire non plus à la colorier en vert ou à rajouter des questions sur la prière ou autre élément de la foi islamique dans le concours d’entrée…
Bonjour,
“Je perçois plus une tendance anar”. Attention à ce que vous écrivez, la “constitution” étant sur le point d’être adoptée et je pourrais vous attaquer pour “takfir”! C’est de l’humour, bien sûr, mais il n’est pas fortuit. Car, et cela pourrait vous paraître paradoxal venant de moi, je me demande, à la lecture de certains articles de cette “constitution”, si le Tunisien, islamiste ou non, sera en mesure de supporter ce “vent de liberté” qui souffle sur lui et qui, mauvaise météo oblige, pourrait se transformer en tempète…A ne pas souhaiter, évidemment…
[…] années. Selon le rapporteur des Nations Unies, Juan E. Méndez, la torture en Tunisie reste impunie et on est loin de la considérer comme une pratique isolée. Le responsable onusien qui a publié […]
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[…] Article initialement publié sur Nawaat.org […]