“Il faut admettre et considérer comme acquis
le fait qu’il n’y a pas de société sans drogue.“
Nicole MAESTRACCI, conseiller à la Cour d’appel de Paris.
Il convient, encore une fois, de rappeler qu’il s’agit ici de contribution à un débat public s’appuyant sur une approche au travers des politiques comparées en matière de prévention et de lutte contre l’usage des stupéfiants. Les contributions proposées sont endogènes aux pays d’où elles sont issues. Ainsi, il NE s’agit QUE de proposer des réflexions, loin de ces tentations d’imitation, indigentes par leurs manques d’imagination, ignorant le contexte local tunisien. L’enjeu étant singulièrement important, le débat et la confrontation des approches ne peuvent être que bénéfiques, pour peu qu’ils puissent avoir lieu à l’abri des excès dogmatiques et du racolage électoraliste.
Au sein de la présente contribution, nous avons choisi un extrait d’une audition de Mme Nicole MAESTRACCI, conseiller à la Cour d’appel de Paris, ancienne présidente de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT). Cette audition a été publiée au sein du Rapport de la commission d’enquête du Sénat français sur la politique nationale de lutte contre les drogues illicites (Rapport Sénat, n° 321, 2003, Tome II, p.172).
[Début de l’extrait de l’audition de Mme Nicole MAESTRACCI]
Il me semble […] important d’aller à l’essentiel, et je voudrais à ce titre faire quatre observations […] :
[1] Premièrement, il me semble que, pour conduire une politique publique dans le domaine des drogues, il faut admettre et considérer comme acquis le fait qu’il n’y a pas de société sans drogue. Je tiens à m’expliquer sur ce point parce qu’il a été souvent mal compris. Lorsque je dis qu’il n’y a pas de société sans drogue, cela veut dire que j’admets que la drogue est l’un des signes de la fragilité humaine.
Au fond, la motivation à consommer des drogues est toujours la même, depuis toujours et dans tous les pays. Il s’agit parfois d’avoir du plaisir, mais, dans la plupart des cas, de ne pas souffrir, de surmonter des moments difficiles ou d’améliorer ses performances.
Admettre qu’il n’y a pas de société sans drogue, ce n’est pas baisser les bras, bien au contraire ; c’est définir l’espace dans lequel on peut travailler et conduire une politique publique. Le fait de dire que l’on va éradiquer toute drogue sur la planète ou dans un pays donné est peut-être aussi absurde que de dire que l’on va éradiquer la fragilité humaine.
Ce que je dis n’est pas nouveau, puisque c’était déjà ce que disait Monique Pelletier dans son rapport qui date de 1978 : “L’usage des drogues est un phénomène durable, ce qui conduit à tenter de vivre avec, au moindre coût sanitaire et social”.
Pour moi, ce n’est pas un constat d’impuissance. Il s’agit simplement d’être capable de dire ce qu’on peut faire et ce qu’on ne peut pas faire, mais aussi d’en tirer une conséquence : l’objectif de la politique publique dans le domaine des drogues est de réduire les dommages sanitaires et sociaux liés à l’usage des drogues.
Cet objectif inclut évidemment la baisse de la prévalence des drogues. En effet, si on veut diminuer les dommages sanitaires et sociaux liés à l’usage des drogues, il faut évidemment diminuer la prévalence, mais ce n’est pas le seul objectif. L’objectif de protection de nos concitoyens est bien de les protéger des dommages pour eux-mêmes et pour les autres.
[2] Ma deuxième observation est la suivante : sur les politiques publiques dans le domaine des drogues, la marge de manoeuvre est extrêmement étroite. J’en veux pour preuve le fait que les politiques européennes ont tendance à converger bien plus qu’à se distinguer, parce que, d’une part, elles s’appuient de plus en plus sur des données scientifiques qui sont fiables et qui procèdent de systèmes d’observation de plus en plus performants et que, d’autre part, l’évolution des données épidémiologiques dans tous les pays européens est comparable, sans d’ailleurs qu’elles puissent être corrélées à une plus ou moins grande répression ou à une loi plus ou moins répressive, ce qui ne veut pas dire pour autant que cela invalide l’ensemble des mesures qui ont été prises dans les politiques publiques.
Les politiques européennes sont de plus en plus convergentes parce que les pays européens savent de plus en plus de choses, ce qui les a conduits à une certaine humilité et à un certain pragmatisme.
Nous savons tous aujourd’hui que nous ne pourrons pas faire de cette question complexe une question totalement simple et que l’on est forcément face à la nécessité de faire un arbitrage délicat entre la liberté individuelle et la responsabilité collective. Néanmoins, on voit bien que les pays donnent des réponses assez comparables à des questions qui sont assez comparables.
Quelles sont ces réponses ? Je les cite d’une manière sommaire :
la mise en place d’outils d’observation et d’évaluation,
une répression très sévère du trafic et un contrôle strict aussi bien des produits illicites que des précurseurs ;
la recherche d’une réponse plutôt sociale et sanitaire pour les usagers, en ne proposant pas de peines de prison pour les usagers et la recherche d’une réponse sociale et sanitaire alternative à la sanction ou à l’incarcération ;
une politique de prévention et de soins qui inclut, dans la plupart des pays, le tabac et l’alcool ;
des programmes de réduction des risques ou des dommages pour les usagers les plus marginalisés, en particulier des programmes de réduction des risques infectieux ;
le développement des traitements de substitution pour les usagers d’opiacés.
D’une manière générale, c’est cette politique qui est suivie dans la plupart des pays et c’est d’ailleurs la stratégie européenne et le plan européen qui ont été adoptés en juin 2000 par l’Union européenne.
[3] Ma troisième observation, c’est que les politiques conduites dans ces domaines exigent du temps, de la continuité et une large adhésion de l’opinion publique.
Toutes les comparaisons européennes qu’on a pu faire montrent que, pour mettre en place une politique de prévention cohérente, il faut environ dix ans, une période quasiment incompressible compte tenu du nombre d’acteurs informés. Il en résulte qu’il est très difficile, dans un pays, de changer les politiques tous les trois ans ou tous les cinq ans en fonction des alternatives politiques. On voit d’ailleurs très bien que les pays qui ont commencé à mieux réussir dans le domaine des drogues sont ceux qui ont su mener un débat et dans lesquels la politique de lutte contre la drogue recueille une certaine adhésion de l’opinion publique qui va bien au-delà des clivages politiques.
[4] J’en viens à ma quatrième observation. Les politiques de lutte contre la drogue ne peuvent être isolées des autres politiques publiques, et je voudrais donner à ce point de vue deux exemples.
Le premier concerne la prise en charge du repérage des consommations problématiques par la médecine de proximité. Ce n’est pas un secret de dire que, dans notre pays, la médecine est beaucoup plus curative que préventive. Ce n’est donc pas une politique de lutte contre la drogue qui va faire en sorte que l’ensemble des médecins généralistes pose aux personnes qui viennent les consulter un certain nombre de questions sur leur consommation de drogues illicites, de tabac ou d’alcool.
Le deuxième exemple est celui de la prévention. On peut améliorer — et on s’y est employé — la situation de la prévention des drogues et des conduites à risques, mais il est évident que nous sommes dans un pays qui n’a pas de culture de la prévention, qui n’a donc pas de cadre adapté, qui n’a pas d’espace-temps dans les établissements scolaires consacré à la prévention et qui n’a pas non plus de professionnels de la prévention.
On peut faire cette observation dans d’autres domaines, comme la sécurité routière ou l’éducation sexuelle, et toute politique de lutte contre la drogue sera impuissante à l’améliorer totalement.
Voilà les quatre observations que je voulais faire et qui me paraissent importantes pour éclairer ce que j’ai pu faire pendant les quatre ans où j’ai été responsable de la MILDT.
J’ai été nommée en juin 1998. J’étais la treizième présidente de la MILDT en quinze ans et j’ai été nommée après plusieurs rapports assez critiques sur nos politiques de lutte contre les drogues, dans un contexte dans lequel la question était très controversée.
Je voudrais citer simplement les rapports qui me paraissent essentiels dans ce domaine, parce qu’au fond, je n’ai rien inventé. J’ai essayé de m’appuyer sur les réflexions qui avaient été menées par un certain nombre de personnes qui avaient été chargées d’établir des rapports depuis un certain nombre d’années.
Le premier rapport que je souhaite citer est celui du Comité national d’éthique, qui date de 1994. Dans ce rapport, on remet en cause la distinction entre les drogues licites et illicites, dont on considère qu’elle ne repose sur aucune base scientifique ou pratique, et on propose de modifier la loi pour ne sanctionner que les usages abusifs qui causent des dommages à autrui. Cela veut dire que ce rapport ne se prononce ni pour la libéralisation, ni pour la sanction de l’usage par la prison et qu’il propose une troisième voie : celle que je viens d’indiquer.
Le deuxième rapport que je citerai date de 1995. C’est celui du professeur Henrion qui s’interroge assez longuement sur l’immobilisme qui a prévalu en France sur ces questions pendant de nombreuses années et qui propose de modifier la loi, notamment en dépénalisant l’usage du cannabis. Après une longue discussion au sein de cette commission, qui était partagée, le rapport a finalement adopté le rapport en ces termes.
Troisième rapport : un rapport de la Cour des comptes, datant de 1998, qui était particulièrement critique à la fois sur le déficit de pilotage, sur l’évaluation, sur l’absence de programmes de communication, sur la formation, sur la prévention et sur l’inadaptation du système de soins aux besoins nouveaux.
Par ailleurs, je citerai un certain nombre de rapports de propositions, notamment le rapport du professeur Parquet, qui portait sur la prévention et qui insistait sur le fait que, bien plus que le produit lui-même, c’était le comportement de consommation qui déterminait le risque et qui distinguait l’usage nocif et la dépendance en proposant de mener une politique qui concerne l’ensemble des produits, qu’ils soit licites ou illicites.
Enfin, je me suis appuyée sur un certain nombre d’enquêtes épidémiologiques qui faisaient état en particulier de la polyconsommation des jeunes, associant à la fois l’usage de produits licites et de produits illicites. Je me suis aussi appuyée sur les chiffres de la police et de la justice, qui montraient à cette époque que le nombre d’interpellations pour usage n’avait cessé d’augmenter et qu’en revanche, il y avait plutôt une tendance à la baisse des interpellations pour trafic.
Ce sont tous ces éléments qui ont conduit à adopter le plan triennal tel qu’il est et qui, avec ses imperfections, avait l’ambition d’être un programme cohérent qui tenait compte de tout ce qu’on savait à l’époque et de toutes les réflexions qui avaient été faites dans ce domaine.
L’une des principales caractéristiques du plan triennal, dont il a été beaucoup question dans la presse et dans le débat public, a été d’élargir le programme du gouvernement à l’alcool, au tabac, aux médicaments psychoactifs et aux substances dopantes, ce qui ne voulait pas dire, bien entendu, que toutes ces substances allaient avoir le même sort, à la fois sur le plan juridique et en termes de soins ou de prévention, mais simplement que c’étaient les mêmes personnes, bien souvent, qui consommaient plusieurs de ces produits en même temps et qu’il était donc nécessaire d’avoir un programme non cloisonné par produit, tout en tenant compte des spécificités, mais aussi des points communs qui sont beaucoup plus nombreux que les spécificités de chacun des produits.
Nous avons donc articulé le plan triennal autour de sept points que je ne vais pas définir avec précision parce que je pense que vous avez tous les éléments, en particulier le plan triennal.
Par ailleurs, j’ai apporté, pour vous le laisser, un premier bilan que j’avais remis en juillet 2002 au cabinet du premier ministre, de telle sorte que vous ayez un certain nombre d’éléments.
Le premier de ces sept points portait sur la question de la recherche, ce qui impliquait à la fois le développement de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies et le développement des systèmes d’observation ainsi que la réalisation d’expertises collectives pour être capable de faire le point, à un moment donné, de l’état des connaissances scientifiques nationales et internationales sur tel ou tel produit ou sur tel ou tel comportement (c’est ce que nous avons fait sur l’ecstasy, sur l’alcool et sur le cannabis) et la mise en place de programmes de recherche. Il était fondamental, dans ce domaine très controversé, de nous appuyer sur des données scientifiques fiables.
Le deuxième point avait pour objet le problème de la communication et de l’information. Lorsque je suis arrivée à la MILDT, il n’y avait pas eu de programme de communication depuis 1994, donc aucun message à destination du grand public. C’est pourquoi il a été choisi de mettre à disposition du grand public des informations fiables, parce qu’il était absolument indispensable de retrouver une crédibilité auprès des jeunes. Il ne suffisait pas de dire non à la drogue ; il fallait être en mesure d’expliquer les raisons pour lesquelles l’interdit existait.
C’est ainsi qu’ont été réalisés le petit livre “Savoir plus, risquer moins” et un certain nombre de campagnes d’information qui avaient pour objectif, dans un premier temps, de donner des informations justes et fiables en disant ce qu’on savait mais aussi ce qu’on ne savait pas.
J’ai déjà indiqué quelles étaient les limites de la prévention dans notre pays (vous le verrez dans la note que j’ai remise au premier ministre). Il serait à mon avis nécessaire d’avoir une réflexion beaucoup plus transversale sur cette question de la mise en place de programmes de prévention. Nous avons fait un travail de cohérence des programmes et de formation des acteurs et, même si nous avions eu deux fois plus de crédits, je pense que nous ne serions pas parvenus à toucher l’ensemble de la population scolaire avec des programmes de prévention parce qu’il nous manque, comme je le disais tout à l’heure, un cadre, un espace et des professionnels en mesure de faire de la prévention dans notre pays.
La formation est nécessairement un programme de longue durée et il prendra du temps. Nous avons en effet entrepris de commencer à former l’ensemble des professionnels non spécialisés ; je veux dire par là qu’ils ne sont pas spécialisés dans le domaine de la toxicomanie mais qu’à un titre ou un autre, ils ont à prendre en charge des jeunes usagers ou des jeunes susceptibles de l’être, c’est-à-dire aussi bien des enseignants que des médecins, des policiers ou des juges, ce qui représente un nombre de personnes considérable. Nous avons beaucoup travaillé avec les services de formation des différents ministères et c’est un travail qui doit s’inscrire dans la durée.
Enfin, sur les soins, nous avons essayé de diversifier les réponses et de rapprocher les structures de soins pour alcoolo-dépendants et pour usagers de drogues et nous avons surtout essayé de mettre en place des réseaux de médecins généralistes qui puissent mieux repérer les consommations abusives avant qu’elles deviennent dépendantes, mieux orienter les personnes sur les structures de soins qui existaient déjà en partie et mieux travailler avec l’hôpital. Dans ce cadre, nous avons créé des équipes de liaison hospitalières pour aider les différents services hospitaliers à prendre en charge les usagers de drogues et d’alcool à l’hôpital.
C’est aussi un travail qui a été amorcé et qui a fait l’objet d’un certain consensus mais qui nécessite beaucoup de temps.
Sur l’application de la loi, nous avons essayé de mieux articuler l’action de la justice et l’action sanitaire et sociale par des conventions entre les services de soins et les procureurs de la République, un programme qui n’a pas encore totalement abouti. L’objectif était que l’ensemble des usagers qui ont affaire à la justice pour une consommation excessive d’alcool ou un délit lié à la drogue puissent bénéficier d’une orientation sanitaire et sociale, quelle que soit la sanction pénale par ailleurs : s’ils ont commis d’autres délits, ils peuvent avoir une sanction pénale et, en même temps, une orientation sanitaire et sociale. Malheureusement, nous sommes loin d’avoir réalisé cet objectif parce que c’est également un travail qui doit s’inscrire dans la durée.
Enfin, nous avons essayé de mettre en place de nouveaux outils pour la répression du trafic local en coordonnant mieux les différents services répressifs et en les incitant à utiliser de nouveaux outils juridiques, en particulier la loi de 1996 sur le proxénétisme de la drogue.
Nous avons également essayé de renforcer la coordination locale et nationale en renforçant les chefs de projets départementaux qui existaient déjà et la structure de la MILDT, qui a maintenant un certain nombre d’emplois permanents au secrétariat général du gouvernement.
[Fin de l’extrait]
Nicole MAESTRACCI,
Conseiller à la Cour d’appel de Paris, ancienne présidente de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT).
Rapport de la commission d’enquête du Sénat français sur la politique nationale de lutte contre les drogues illicites (Rapport Sénat, n° 321, 2003, Tome II, p.172).
[…] mouvement international de réformes commence à donner ses fruits dans le monde entier, la Tunisie reste timide dans ses réformes par rapport à la prise en charge des consommateurs de drogue. Le débat public est resté, […]
[…] mouvement international de réformes[12] commence à donner ses fruits dans le monde entier, la Tunisie reste timide dans ses réformes[13] par rapport à la prise en charge des consommateurs de drogue. Le débat public est resté, […]