Quand danser « hors les murs », en rupture totale avec les conventions, devient une forme de résistance sur des territoires assombris par l’obscurantisme, l’action artistique se conjugue à la première personne du militantisme et de la citoyenneté. Le corps dans l’espace public est un engagement en soi, alors aspirer au changement des mentalités sociétales devient le front de tous les possibles.
C’est ce que pense et soutient ardemment Bahri Ben Yahmed, instigateur du mouvement « Danseurs Citoyens », devenu association depuis fin Janvier 2014, dont il est actuellement le président. Après une première action au printemps 2011 composée de bribes de performances au centre-ville de Tunis, principalement situées à la station de métro « Barcelone », les initiatives « danseurs citoyens » se sont enchainées. D’abord conjoint du collectif « Art Solution », également une association artistique et culturelle militante, principalement avec le danseur « breakeur » Chouaib Cheu, les performances du début de Bahri Ben Yahmed sont devenues les surprenantes « Je danserai malgré tout », déclinées dans et pour l’’espace public en plusieurs actes. Jusqu’au dernier actionnisme des « Danseurs Citoyens », cette fois-ci en collaboration avec la danseuse et pédagogue Malek Sebai, le 14, 15 et 16 Février 2014 au T.G.M de Tunis. Mais cette fois-ci à l’intérieur du train, en plein trajet…
Nous avons rencontré Bahri Ben Yahmed pour discourir de cela et de ses ultimes ambitions, « faire de la danse adaptée aux tunisiens », travailler à la démocratisation de l’art et rapprocher la danse du citoyen.
Nawaat : Qui est Bahri ?
Je suis danseur et chorégraphe, cinéaste de formation, diplômé de l’Institut Supérieur des Arts et Multimédias en 2006. Cela fait environ 25 ans que je baigne dans l’univers de la danse, traversé depuis 1989 aussi bien par le hip-hop que la danse classique ou contemporaine. Après la déception d’une expérience associative postrévolutionnaire dans le cinéma, et malgré l’obtention de plusieurs prix internationaux pour mes films comme le Tanit d’argent aux JCC, je me suis complètement redirigé vers la danse, principalement suite à ma collaboration avec « Art Solution », et ma rencontre décisive avec Chouaib Cheu en février 2011. Aujourd’hui, après avoir réfléchi le concept des « danseurs citoyens », je suis le président de l’association. Je forme également des jeunes passionnés et épris de danse à la Maison de la Culture Ibn Khaldoun. Je pense fermement que l’art chorégraphique se doit d’être d’abord engagé pour lutter contre l’obstruction des esprits, et qu’il doit être, d’une manière ou d’une autre, contre le système.
Nawaat : Justement, est-ce que les « Danseurs Citoyens » se situent à ce niveau ?
Les fondements de nos actions urbaines tendent à développer pour les tunisiens, une meilleure compréhension du corps et de leurs corps comme sujets qui évoluent dans l’espace, leurs espaces. Aux lendemains d’une approche politique depuis longtemps erronée, la Tunisie dénigre l’art de la danse. Nous sommes, en tant que danseurs, au bas de l’échelle des disciplines artistiques. Notre but est que le public et les citoyens tunisiens reconnaissent, enfin, la danse comme un art et comme un métier. Une juste reconnaissance que l’on espère de la part des tunisiens, car pour ce qui est de l’Etat, sa reconnaissance se fait longuement attendre. A ce propos, je ne me fais plus d’illusion….
Pour le déclic, la première action de danse citoyenne dans l’espace public, a opéré suite à la « Journée Mondiale du Théâtre » en Mars 2011, et l’invasion des salafistes venus spécialement pour attaquer les artistes présents. Ils nous ont littéralement dit « rentrer dans vos théâtres, la rue ne vous appartient pas ». Pour moi, la « rue » est la propriété de tous les citoyens, et même si le courant intégriste tend à chasser les artistes de l’espace public pour se l’accaparer comme moyen de diffusion d’une propagande idéologiste, et islamiser par là même nos lieux communs, nous avons tout de suite réagit avec la réalisation d’une première vidéo « Je danserai malgré tout » avec Chouaib Cheu d’ « Art Solution». Nous étions alors dans le défi et la pure réaction, d’où l’idée de « danser malgré tout », malgré toute forme de censure religieuse, politique, sociale, malgré toutes les personnes qui bâillonnent ou voudraient bâillonner l’expression libre du corps dans notre société. Cette action inauguratrice qui fut totalement expérimentale a eu un retentissement et une résonance immédiate sur le citoyen tunisien.
Nawaat : Comment interagit-il avec les « danseurs citoyens » lorsqu’ils performent dans l’espace public ?
Il faut d’abord savoir que notre concept du corps dans l’espace public est dicté par une philosophie qui veut aller à l’encontre de l’ « establishment » contrôlé par l’Etat. Les actions des « danseurs citoyens » ne sont ni des « happenings » par esprit de seule provocation, ni des «flashmob » juste pour faire le « buzz ». Nous croyons profondément à l’idée de faire changer les choses avec la danse, dans le cadre d’une recherche constante et un processus de création en constante progression. Nous sommes tous des danseurs professionnels alors que n’importe qui peut faire une performance pour faire une quelconque exhortation. Nous sommes des danseurs avant tout citoyens, et en tant que tels nous estimons que nous pouvons « débarquer » partout pour danser. Aucune forme de mise en scène, aucune musique, et l’on danse au milieu des gens. Cela a commencé de cette manière, lors de notre première action en mai 2011. Au début les personnes qui nous regardaient nous prenaient pour des fous. Peut-être que c’est normal de le penser lorsque l’on découvre à 8h du matin quelqu’un qui fait de la danse contemporaine… devant un bus.
Lors de notre première action, la première réaction des Tunisiens a surtout été l’indifférence, ils faisaient comme si l’on n’existait pas, une abstraction volontaire de notre présence. C’est souvent ce type de réponse qui se met en place lorsque l’être humain se trouve fortement intrigué.
Puis, pour les actions ultérieures, l’on a ajouté l’élément musical, choisit en corrélation avec l’identité tunisienne, comme par exemple les percussions traditionnelles pour notre action « Je danserai malgré tout » à « Bab Bhar » (Porte de France, Tunis Centre Ville).
Nous avons saisi que le fil de contact et de communication avec les gens et les passants se trouve dans l’interactivité des actions avec eux. Pour notre projet « Resisdanse », nous avons fait le tour de la Tunisie en bus, et l’on a dansé dans les villages, les souks, les marchés et les médinas. Et là, ce fut la stupéfaction totale. Mais pour nous, danseurs, devant le niveau de culture des tunisiens, même dans les villages, et non pas dans villes. Une population rarissime, d’une écoute, d’une concentration et d’une appréciation hors du commun. Nous sommes arrivés avec « Resisdanse » jusqu’à Nefta. Pendant le « process » de ce projet, nous pouvons dire que nous avons compris le potentiel créatif et participatif des tunisiens, et cette vraie réalité, et non pas celle que nous véhiculent les médias qui veulent planter en chacun de nous la peur des uns, et des autres, et l’angoisse de l’inconnu. Pour nous, la joie de vivre que l’on a découverte chez tous ces tunisiens est la seule arme véritable contre toute firme d’obscurantisme. Et une vraie leçon de vie.
Nawaat : Quelle est l’évolution actuelle des « danseurs citoyens » ?
Il y a bien-sûr notre nouveau statut d’association depuis janvier 2014. Aujourd’hui nous sommes donc une association à part entière, où l’on a ramené tout le background des projets des « danseurs citoyens ». L’un de nos travaux, que l’on pet considérer comme permanent, dans lequel nous investissons une grande part de nos énergies communes reste le « Centre de Formation Chorégraphique », en partenariat avec une association suisse « Sud Sud », basée à Genève.
Pour cela, nous avons un rythme de travail très soutenu. Pour ce centre, destiné à la formation des danseurs professionnels qui ne soit pas uniquement ciblée à l’approfondissement chorégraphique, mais surtout consacré pour une formation pour les compétences et le développement de créativités. Cette formation s’échelonne sur un an et demi, et nous sommes quatre à donner des cours. Malek Sebai a en charge un enseignement intitulé « Cours de développement de compétences personnelles ». Il y a un cours de théâtre assuré par Habib Mansouri, un cours de gymnastique assuré par une jeune femme issue de la « Fédération Nationale de la Gymnastique, et le rituel d’un cours donné une fois par semaine par l’un des danseurs citoyens, et j’ai moi-même en charge un enseignement autour de l’« Improvisation et travail collectif ». Il y aura également des chorégraphes qui viendront au mois de juin 2014 pour un workshop d’un mois.
L’Etat tunisien se désengageant complètement de la formation chorégraphique dans notre pays, nous faisons comme nous pouvons pour participer à l’apprentissage aussi bien pratique que théorique des danseurs. Avec nos actions urbaines qui nourrissent principalement notre approche pédagogique de l’art chorégraphique, nous programmons chaque six mois une action, afin de rester dans la contestation. Et comme la contestation cela change, alors, il faut toujours faire de nouvelles actions.
Nawaat : Pour vous la réflexion vient après l’action.
Oui, je ne réfléchis pas avant l’action. Lorsque nous sommes face à une situation dans une performance, cela nous aide à conceptualiser sur les prochaines. Comment approcher les tunisiens dans notre espace public et commun ? Comment les faire danser ? Comment intégrer un élément dans un espace ? Comment intégrer la danse dans l’espace urbain ? Toutes ces problématiques naissent des actions, avec un objectif premier, celui d’exister dans l’espace public, afin que le citoyen lambda, le passant ordinaire, soit habitué à voir des spectacles sur son chemin quotidien.
Nawaat : Quel est l’avenir pour la danse citoyenne en Tunisie ? Est-ce que vos actions vont s’arrêter un jour ?
Moi, arrêter ? Jamais. Nos actions doivent continuer. Il y a des générations et des générations de futurs danseurs en Tunisie qui veulent développer leur potentiel créatif dans leur pays, et pas ailleurs. Nous devons les encourager en participant à la diffusion et à l’apprentissage maximal de la danse. C’est ce que j’essaye de faire quotidiennement à la Maison de la Culture Ibn Khaldoun, où je forme des jeunes souvent issus de la classe populaire, souvenir infortunée. Des jeunes passionnés par la danse qui n’ont jamais l’occasion d’en faire ailleurs. Etant plus jeune, j’ai souffert de cette réalité sociale. Sans être dans la victimisation, je ne veux pas que ces jeunes soit un groupe d’une future génération sacrifiée, qui n’a plus ni rêve, ni espoir. Mon combat, ma lutte est de ne pas permettre au chaos de s’installer dans la vie de cette génération. Je viens de loin. Et même si jusqu’à présent, je n’ai aucune aide étatique. Ici je ne parle pas uniquement de subventionnât financier, mais je parle surtout d’une certaine forme de reconnaissance ou du moins de simple « politesse », puisque jusqu’à ce jour, alors que « les danseurs citoyens » demandent depuis un mois une audience ministérielle, la seule réponse qu’ils ont jusqu’ici se résume à l’indifférence.
Malgré cela, « malgré tout », nous continuerons notre dessein.
Entretien et propos recueillis par Selima Karoui.
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