Une longue chaîne de bénéficiaires directs s’est constituée, depuis l’ancien président de la République Zine El Abidine Ben Ali jusqu’aux investisseurs étrangers, en passant par nombre de ministres, de services publics à l’instar de la municipalité de La Marsa, et d’hommes d’affaires proches du pouvoir. Cette chaîne a mobilisé des institutions de l’Etat au service d’intérêts privés, bafouant les lois, sous la protection d’hommes politiques guidés par d’astucieux juristes. Ce système perdure malgré la chute du régime Ben Ali, bénéficiant de la complaisance des gouvernements successifs post-2011 ainsi que des tentatives répétées d’effacer les traces du crime à travers l’adoption du projet de loi de la réconciliation économique. Et ce, dans le but de faire avorter tous les efforts de démantèlement du système de corruption et de rupture définitive avec ses pratiques.

Permis de construire et incitations à l’investissement avant l’achat du terrain

L’enchainement chronologique des procédures juridiques et administratives qu’a suivi le projet de construction du port de plaisance et ses annexes, sur une surface d’environs de 21,7 ha, dans la zone touristique de Cap Gammarth, est considéré comme un modèle du genre dans les processus de corruption financière et administrative en Tunisie.

Les prémices du projet ont vu le jour lorsque l’ancien président Zine El Abidine Ben Ali avait publié le décret n°439 de l’année 2007, à la date du 03 Mars 2007, par lequel une parcelle (d’une superficie de 10 hectares) a été soustraite du domaine public maritime pour l’inclure dans le domaine privé de l’Etat. Ce décret a été une sorte d’introduction à la cession d’une partie du domaine public maritime à la société immobilière et touristique Marina Gammarth. Cette entreprise sera créée le 26 Mars 2007 avec un capital de 20 millions de dinars.

La société susmentionnée avait obtenu un permis de construction pour un complexe résidentiel et touristique dans la zone de Cap Gammarth, le 30 Avril 2007, de la part de la municipalité de La Marsa, avant même de procéder à l’acquisition du terrain. L’achat du terrain n’a été effectué que bien plus tard, le 20 Décembre 2008. Notons également que le comité technique chargé de l’attribution des permis de construire à la municipalité de La Marsa avait attribué son autorisation à la société Marina Gammarth le jour même du dépôt de la demande de construction, le 11 avril 2007. Cette célérité surprenante indique une intention d’octroyer des avantages illicites, chose qui va apparaitre au fur et à mesure de la mise en œuvre du projet. (voir la copie de l’arrêté municipal).

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La municipalité avait motivé sa décision éclair par une série d’arguments, parmi lesquels l’obtention par la société Marina Gammarth de l’aval de l’Office National du Tourisme Tunisien (ONTT) à la date le 27 Février 2007. Or, l’accord de l’ONTT datait du 24 mai 2007 et ne faisait aucune mention d’un permis de construire pour un complexe résidentiel. L’accord prévoyait plutôt un projet de port de plaisance et ses annexes : un complexe commercial, des espaces d’animations et des restaurants touristiques. En vertu de cet accord, le projet peut désormais jouir des incitations fiscales prévues par le Code de l’Investissement. (voir l’accord)

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Il ressort, à travers ce processus inversé et illégal du projet de la zone touristique de Cap Gammarth – processus dans lequel le permis de construction et les incitations fiscales ont précédé l’achat du terrain -, que les responsables de la société et leurs complices planifiaient d’atteindre deux objectifs essentiels :

  • Changer le caractère touristique du projet pour le transformer en projet immobilier, via l’obtention d’un permis de construction d’un complexe résidentiel de la part de la municipalité de La Marsa.
  • Jouir des incitations liées aux investissements touristiques et des facilités bancaires (prêts), dans l’optique de les utiliser ultérieurement pour l’acquisition du terrain, ainsi que la réalisation de profits supplémentaires sur un projet à caractère immobilier qui prévoit la construction de plus de 200 villas et appartements de luxe.

Profiter d’incitations à l’investissement, pour un projet immobilier

Les violations ne se sont pas limitées à la mainmise sur une parcelle de la zone touristique de Gammarth par le biais d’un ordre présidentiel formel ; ni à l’obtention du permis avant l’achat du terrain, ou à l’obtention d’une autorisation pour lancer un projet touristique avant même que la propriété de la parcelle ne soit transférée de l’Agence Foncière Touristique (institution sous la tutelle du ministère du Tourisme) à la société Marina Gammarth. Elles se sont poursuivies avec la modification de la nature du projet, d’un « port de plaisance », (tel que consigné dans l’acte de vente du 20 décembre 2008 et dans l’attestation de dépôt de déclaration d’investissement du 24 mai 2007), à une « construction d’un complexe résidentiel touristique et de loisirs » agréé par la municipalité le 30 avril 2007.

Comme l’indiquent les documents joints, à la date du 24 mai 2007, l’attestation de dépôt de déclaration d’investissement numéro 1890 a été délivrée. L’agrément préliminaire numéro 8168 a été accordé à la société Marina Gammarth, pour la construction d’un port de plaisance avec ses annexes (centre commercial, espaces de loisirs et restaurants touristiques). Cependant, le contrat de vente entre la société Marina Gammarth et le premier propriétaire de la parcelle (l’Agence Foncière Touristique) stipule dans son chapitre 5 « l’acheteur, la société immobilière et touristique Marina Gammarth, s’engage à utiliser le bien acquis exclusivement pour un projet de port de plaisance et ses annexes conformément à l’attestation de dépôt de déclaration d’investissement établie par l’Office National du Tourisme Tunisien à la date du 24 mai 2007 sous le numéro 08190 ».

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Entretemps, les violations des termes du contrat de vente ainsi que de l’attestation de dépôt de déclaration d’investissement se sont poursuivies de manière flagrante, tout en minant le droit de l’État à assurer le suivi de l’avancement du projet et à vérifier le respect de l’investisseur des engagements souscrits selon les normes en vigueur.

Il est établi que le cahier des charges qui régit la vente a été manifestement transgressé (notamment le chapitre 5). Il accorde expressément au vendeur le pouvoir d’annuler la vente « en cas d’une utilisation non conforme à la nature du projet ayant reçu l’approbation et en cas de non-réalisation du projet dans les délais convenus […] le vendeur, l’Agence Foncière Touristique, dispose du droit de demander la dépossession partielle ou totale des droits de l’acheteur ».

Ce détournement du projet, a été illégalement effectuée dans le dessein de bénéficier des avantages fiscaux et douaniers prévus par le code de l’investissement.
La chronologie des actes d’achat et d’obtention des permis et des autorisations auprès des autorités concernées révèle une intention manifeste de détourner la vocation du lotissement et de contourner la législation afin de permettre aux fonds investis de maximiser les profits. La formule initiale mise en avant pour acquérir le terrain et obtenir la déclaration d’investissement fait état du caractère « tourisme et loisirs » du projet. Celle-ci permet à la société Marina Gammarth de bénéficier des avantages fiscaux prévus par les chapitres 7, 8, 9 et 56 du code de l’investissement ; ils comprennent la réduction des droits de douane de 10% et une exonération de la TVA sur les équipements importés nécessaires au projet.

Le caractère touristique du projet a également permis à Marina Gammarth d’acquérir la parcelle d’une superficie de 21,7 hectares pour au montant de 8.881 millions de dinars, soit 40,6 dinars le mètre carré, dans cette zone touristique où le prix du mètre dépassait les 800 dinars à l’époque.

En plus du port de plaisance, Marina Gammarth a construit des quartiers résidentiels, comprenant 200 appartements et villas, tout en bénéficiant des avantages fiscaux susmentionnés sous couvert de la nature touristique du projet. La société a ensuite procédé à la commercialisation de ces installations à des prix compris entre 600.000 et 1 million de dinars, comme en témoigne une « promesse de vente » qu’a pu se procurer Nawaat.

Ce que l’on peut déduire du suivi du processus du projet Marina Gammarth, outre l’implication de plusieurs ministres et hommes d’affaires proches du pouvoir, c’est la dimension des préjudices subis par l’État en raison de la modification de la nature du projet d’un port de plaisance et ses annexes à un complexe résidentiel de luxe. Ainsi, le trésor public a été privé des recettes fiscales et douanières liées aux équipements des installations, en plus de pertes substantielles provenant de la différence de prix constatée entre la valeur réelle de la parcelle et le prix d’acquisition concédé à la société Marina Gammarth, estimées à des dizaines de millions de dinars.

Le réseau d’intérêts : Les fonctionnaires et assimilés au service des hommes d’affaires

Les avantages financiers et administratifs, illégaux, constatés sur le dossier Marina Gammarth s’articulent autour d’un réseau complexe d’intérêts, entre différents niveaux de protagonistes. Décortiquer ce dossier exige la compréhension des rôles de ses acteurs clés dans l’élaboration du mode opératoire.

Glisser d’un côté ou de l’autre côté de l’image pour affichez une vue satellite récente et ancienne de la progression du Projet de la Marina de Gammarth.

L’ex-président apparait au sommet de la pyramide, ayant détenu le plus influent pouvoir décisionnel dans la mise en œuvre du projet, autorisant (par décret) le déclassement d’une partie du domaine public de l’Etat, avec la complicité de l’ancien ministre des Domaines de l’Etat, Ridha Grira. L’ex-président a également œuvré à l’attribution du projet à ses proches et leurs partenaires (Aziz Miled, Slim Chiboub et leurs deux associés qataris). C’est ensuite que débute l’opération d’attribution des permis et la manipulation du caractère foncier dans l’optique de réaliser d’énormes profits. Les rôles sont répartis comme suit :

  • L’ancien ministre du Tourisme, Tijani Haddad, avec le soutien du directeur de l’ONTT, Mohamed Raouf Jemni, a joué un rôle dans l’attribution de l’agrément préliminaire à la société Marina Gammarth et des incitations fiscales liées à l’investissement, avant l’achat du terrain. L’implication du ministère du Tourisme apparait également à travers l’Agence Foncière Touristique (dirigée à l’époque par Mohammed Maali). Celle-ci a cédé un terrain appartenant à l’Etat à la société susmentionnée pour un prix symbolique, sous couvert d’un investissement touristique tel que stipulé dans le contrat de vente, alors que le projet a pris une forme immobilière. Il est à noter que le contrat de vente signé par l’Agence Foncière Touristique a été rédigé par l’avocat de Marina Gammarth, Nabil Jarraya, qui a personnellement supervisé la rédaction des promesses de vente à certains clients qui ont ultérieurement acheté des villas à Marina Gammarth (en 2009).
  • L’implication des fonctionnaires de l’Etat, particulièrement le rôle du Maire de La Marsa Mohamed Kamal Salhi, et les membres du comité technique chargé de l’attribution des permis de construire qui ont donné leur accord à la société pour construire « un complexe résidentiel tourisme et loisirs » sans fondement juridique. Il y a également eu une manipulation des dates d’autorisation d’investissement dans le texte de l’arrêté municipal, afin que Marina Gammarth puisse bénéficier d’avantages indus.
  • Les avocats qui ont rédigé les promesses de vente aux clients acheteurs des maisons avant leur construction, contribuant à leur tour à l’inclusion des données illégales dans les contrats, donnant ainsi l’illusion que les autorisations d’investissement touristique ont pu permettre à la société « Marina Gammarth » de construire un complexe résidentiel. Alors que ces derniers mentionnaient expressément la construction d’un port de plaisance et ses annexes, sans la moindre allusion à un complexe résidentiel. Parmi ces avocats, on peut citer Nabil Jarraya et Slaheddine Caïd Essebsi (frère de l’actuel président).

Le réseau d’intérêts formé entre 2007 et 2008, qui a mis en lumière la collusion entre le pouvoir, l’administration et les hommes d’affaires, s’est élargi après cette date pour mettre en évidence de nouvelles interférences d’intérêts impliquant de nouveaux ministres et de nouveaux directeurs qui se sont relayés au sein des structures mentionnées. Tout comme l’émergence de la collusion de nouvelles structures telles que les ministères de l’Equipement et du Logement, ainsi que le ministère de l’Environnement qui a fermé les yeux sur les irrégularités juridiques du projet.

Le silence officiel s’est poursuivi bien après la chute du président Ben Ali, le 14 Janvier 2011, et aucune procédure n’a entravé l’accomplissement du projet. La seule réaction, quoique limitée, ayant été enregistrée concernant ce dossier, a été celle du chef de Contentieux de l’Etat, au mois de juin 2012, lorsqu’il a engagé une poursuite pénale contre Ridha Grira, Mohammed Maali et Aziz Miled. Suite à cette poursuite pénale, des mesures d’interdiction de voyage ont été émises à l’encontre de Ridha Grira et Aziz Miled. D’un autre côté, les gouvernements post-2011 n’ont ouvert aucune enquête sur ce dossier pour en révéler les dépassements évidents.

Post-2011, les interférences entravent l’ouverture des dossiers

La chute du régime Ben Ali en 2011, n’a pas levé le voile sur cette affaire ; les gouvernements qui se sont succédés depuis n’ont pas agi sur les violations qui ont accompagné la création de ce projet, ni tenté le démantèlement du réseau d’intérêt complexe qui lie les partenaires locaux et les actionnaires étrangers de la société Marina Gammarth.

Dans ce contexte, le document intitulé « Les sociétés anonymes confisquées », établi par le ministère des Finances en 2013, révèle la liste des actionnaires de la société Marina Gammarth. Il s’agit de la holding qatarie Majda pour l’investissement immobilier avec 50% des actions, l’homme d’affaires qatari Victor Nazeem Agha via une de ses sociétés, enfin, 25% des actions sont détenues par la société Mayador appartenant à Slim Chiboub et à Karim Miled, (héritier des actions de son père Aziz Miled, décédé) qui préside le conseil d’administration de Marina Gammarth à ce jour.

Suite à la confiscation de ses parts, Slim Chiboub a été déchu de sa qualité de membre du conseil d’administration de Marina Gammarth. Le document N° 2012T01966SANB2, publié au Journal Officiel le 27 Mars 2012 indique qu’il a été remplacé par Slaheddine Caïed Essebsi, frère de l’actuel Président de la République Beji Caïed Essebsi, jusqu’à la tenue de l’Assemblée Générale Ordinaire et la validation des comptes de l’année 2012. C’est alors qu’en 2013, l’actionnaire qatari Majda ainsi que Karim Miled ont formulé auprès du ministère des Finances et de la Commission de Confiscation une demande de rachat des parts revenant à Slim Chiboub dans la société Mayador, qui détient près d’un quart des actions de Marina Gammarth.

Le gouvernement Habib Essid a traité le dossier Marina Gammarth en ignorant l’ensemble des violations précédemment énumérées. Il s’est contenté d’inclure, dans le contrat d’exploitation, les deux voies d’accès au port de plaisance dans le domaine public. L’aveuglement des gouvernements successifs sur l’ampleur de la corruption liée à ce projet s’est poursuivi jusqu’à ce jour. Un aveuglement lié aux intérêts qataris dans les secteurs du tourisme et de l’immobilier dans le pays, surtout qu’ils détiennent la moitié des actions de la société Marina Gammarth. Le Qatar représente désormais près de 13% des investissements directs étrangers en Tunisie. La société Majda pour l’investissement immobilier a d’ailleurs été l’un des principaux signataires des accords d’investissement dans le secteur du tourisme lors de la conférence internationale Tunisia 2020, en novembre dernier, avec une somme de 220 millions de dollars.

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1Comment

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  1. 1
    sousou

    La Tunisie c’est le pays des voleurs et des mafieux en politique. Je comprend pourquoi des citoyens creve de faim pendant que d’autre predateur se remplise les poches en toute impunité

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