À priori, toute île est déserte, quand bien même elle est habitée. Hormis la parenthèse qu’ouvre sa référence à l’utopie, l’exposition Lieux de nulle part déloge le regard pour arpenter différents territoires en plaçant les œuvres de huit artistes à l’ombre d’une belle hypothèse : qu’elle soit à la lisière du monde ou aux frontières de la fiction, l’insularité est essentiellement un trait d’espace et de temps plus qu’une spécificité géographique. C’est avec cette idée qu’il est possible de voir l’exposition, où la facture documentaire s’ouvre à quelques disruptions plasticiennes.
Entre des propositions qui ne relèguent aucunement la sève un peu arty de la photographie, et d’autres où les données esthétiques dialoguent avec l’intelligibilité sociale et politique du territoire, les angles d’approche restent relativement variés. Avec la photographie atmosphérique de paysage, la série Naufrage de Hichem Driss s’arrête sur des côtes rarement foulées. Un rocher qui s’ouvre en éventail, comme s’il semblait provenir des déferlantes, en contrepoint à l’avancement des vaguelettes. L’affleurement de la masse rocheuse rend ses degrés d’impermanence à ces vagues, faisant échouer le regard sur ces bouts de terre qui, abandonnés, semblent glisser vers l’avant-plan. Si elle attrape moins le silence et le vent qu’elle ne permet de soustraire le point de vue à son voile de brumes, la béance du paysage serait en même temps son attrait.
Cette béance peut doter le territoire photographié d’une sorte d’existence spectrale. Dans la série Rivages, sans doute l’une des plus intéressantes de l’exposition, la photographe Mouna Karray superpose comme un palimpseste visuel deux ou trois négatifs d’instantanés et d’incursions entre plusieurs rives. D’un bout à l’autre, l’effet du trompe-l’œil laisse deviner l’entre-deux, celui des frontières, mais aussi celui de la faille qui sépare et éloigne, qui fait résonner en négatif des existences séparées. Ce qui se décalque en abyme pour parasiter, brouiller et désavouer l’aspect documentaire de l’image, revient en réalité à recomposer finement un paysage entre apparition, dépôt, disparition et retour. Manière bien intelligente d’ouvrir, dans la spectralité de ces images, un territoire autre, en un effet de réel par défaut.
Cette rencontre avec le territoire accepte de se mettre en jeu tout autrement avec Haythem Zakaria. À la différence des pratiques visuelles qui prennent le paysage pour argent comptant, le format panoramique chez le plasticien Haythem Zakaria arrache l’insularité à son univocité pittoresque pour l’ouvrir à une sorte de topologie abstraite. Interstices nous place devant quelques littoraux tunisiens, au Cap-bon, comme des milieux lestés de vide et dont l’hostilité se trouve deux fois mise à distance. Optiquement, par l’horizontalité de la prise de vue et l’usage de la longue focale. Graphiquement, par de minces rubans noirs ou de petits carrés statiques dans Opus I, ou des lignes de creux et de crête reliant des points du paysage dans Opus II, le tout se donnant comme un diagramme masqué de formes génératrices qui prend en écharpe le regard du spectateur.
Néanmoins, les territoires et leurs traversées se laissent aussi habiter par la fiction. Et parce qu’ils s’inventent parfois leurs légendes, Looking for Saadiya d’Augustin Le Gall sait marier la mise en récit de l’histoire avec un côté espiègle. À travers le personnage emblématique du culte Stambali qu’est Bou Saadiya, danseur folklorique et musicien de rue, mi-saltimbanque et mi-sorcier, le photographe revisite en arpenteur les périples de ce père parti à la recherche de sa fille, enlevée et vendue comme esclave. La série retrace ces pas, depuis son village dans l’ancien Empire du grand Soudan jusqu’au Maghreb, dans une mise en scène naturaliste qui fait traverser au personnage différents espaces hostiles ou territoires inconnus. Les plans d’ensemble, propices à l’errance ainsi qu’à l’attente, le sont davantage pour un corps qui se détache sur fond de mer ou de désert, se replie dans la forêt ou dans une grotte montagneuse pour échapper au regard.
Face aux traversées d’espaces qui sont autant d’épreuves du réel par l’image, le reportage se révèle parfois très sage, comme pourrait l’être la posture d’un corps qui attend. Il y a en effet de l’attente dans la série No man’s home de Sophia Baraket, et la preuve de cette attente, c’est que quelque chose se résigne dans les limites du cadre. La photographe prend la distance du reporter pour se faire l’écho des déplacements des voyageurs en partance pour l’Italie depuis Tunis, ainsi que de leurs longues heures d’attente à bord du ferry. Entre l’ici et l’ailleurs, entre le pays d’accueil et le territoire d’origine, les plans larges accusent ce flottement qui investit le cadre, le monopolise en quelque sorte. Les corps, parfois cadrés de dos et le regard perdu peut-être dans le lointain, sont songeurs ou pleins d’un respectueux silence face au temps qui passe. Le lieu de la traversée semble se réduire face au regard, dans un plan-cadre qui fige les modèles et les espaces.
En revanche, si la neutralité qu’impose le reportage assume l’immersion documentaire, la démarche de Zied Ben Romdhane l’infléchit à l’ombre de l’invisible. Consacrée aux enfants atteints de Xeroderma Pigmentosum, une maladie génétique rare affectant la sensibilité de la peau aux rayons ultraviolets, la série Children of the Moon déréalise en noir et blanc l’isolement auquel se voient confiner ces « enfants de la lune » pour se protéger de la lumière du soleil. En suivant quelques malades dans leurs intérieurs, où ils révèlent comme dans un bain photographique, c’est un coin du voile que Zied Ben Romdhane choisit délicatement de lever sur l’insularité psychique de ces êtres interdits de lumière. La pertinence de ses contre-jours confère à chaque personnage une pudeur auratique. Manière qu’a la photographie peut-être de retrouver à l’image un rebond éthique.
Cette difficile sortie de l’ombre vers la lumière peut se réfracter autrement en passant dans la perception. Avec Fakhri El Ghezal, la perspective d’un minimalisme contemplatif révèle dans I was a prisonner in your skull toute une poétique de la perception dans ce qu’elle a d’aléatoire. Poétique qu’entretient à sa manière le jeune photographe Walid Ben Ghezala dont le travail est une véritable découverte dans cette exposition. Documentaire lorsqu’elle demande au réel de désavouer sa mise en scène, intime là où il s’agit de réinventer les fictions de soi en jeux de miroir, sa série Solitudes peut se penser sous le sceau du paysage mental, en ce qu’elle se peuple d’étranges machines à fantasme : entre les restes de mannequins abandonnés dans les recoins de la ville, les poupées nues meublant sa chambre étroite, entre les organes d’un corps sacrifié, la main tendue au feu ou le gant suspendu sur la fenêtre de sa cuisine : tout, dans cette pratique confidentielle du jeune photographe, dit une érotique de la trace, chevillée à ses topiques imaginaires.
Sur les différents topoï que l’exposition Lieux de nulle part a transportés avec elle sur l’île de Kerkennah, une sensation de dépaysement se fait sans doute jour. Au fil de ces travaux, l’insularité draine une réflexion conjointe sur les géographies de l’intimité comme sur les frontières du visible photographique. Si quelques propositions s’affirment dans leur autonomie, d’autres semblent en mesure de résonner avec d’autres démarches. L’intérêt de cette exposition réside dans la conjonction des regards, mais aussi dans la qualité des œuvres qu’elle a réunies, témoignant de la manière qu’a les pratiques photographiques d’ouvrir à leur propre indéfinition.
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