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Le 8 mai 2015, la Tunisie fête la journée nationale de lutte contre la torture. Une ancienne pratique qui a la peau dure, même avec une nouvelle Constitution qui l’incrimine à travers son article 23 :

l’État protège la dignité de la personne et son intégrité physique et interdit toute forme de torture morale et physique. Le crime de torture est imprescriptible.

Dans un contexte politique complexe où la criminalité et le terrorisme sont en croissance exponentielle, le débat reste suspendu quant aux droits et devoirs des forces de l’ordre, laissant la porte ouverte à l’impunité, la vengeance et les bavures de la police et des agents des prisons et de la rééducation.

Durant le mois d’avril, l’Organisation Tunisienne de Lutte Contre la Torture a enregistré trois morts et onze victimes de torture dans les prisons tunisiennes. Dans un rapport, rendu public, le 4 mai, L’ONG a fait état de fortes présomptions de torture, suite à la mort de Saber Harbaoui, de Lotfi Hamida et de Abdelmoneem Zayani dans les prisons de Nadhour, Messedine et Mornaguia. L’OCTT a demandé, sous la lumière de ses investigations, une réunion avec le ministre de l’Intérieur, Najim Gharsalli, pour avoir des réponses sur les circonstances de la mort des trois détenus et afin de dénoncer la torture dans les centres de détention, les locaux de la police à l’occasion de la garde à vue et les prisons.

Abdelmoneem Zayani, 22 ans, était un vendeur ambulant à Tunis (rue d’Espagne). Le 3 février 2015, la police l’agresse, physiquement et verbalement, et l’emmène, avec son frère, au poste de police. Accusé d’avoir agressé un fonctionnaire public, Abdelmoneem Zayani a été condamné à huit mois de prison ferme à Mornaguia. Lors de la visite familiale, Abdelmoneem, a confié à sa famille qu’il était victime de torture (violence répétitive et chocs électriques) au poste de police. Le défunt a exprimé des douleurs atroces au niveau de ses épaules, son dos et sa nuque. Trois semaines après son emprisonnement, la victime était incapable de manger, boire et de bouger. Il a été transféré à l’hôpital « Rabta » où il a subit deux interventions chirurgicales. Mais les opérations, n’ont pas arrêté la souffrance du jeune. Il a rendu l’âme le 26 avril 2015. Selon son frère Yassine Zayani, les policiers qui ont tabassé et torturé Abdelmoneem s’attendaient à un pot de vin le jour de son arrestation.

Ces mêmes policiers avaient l’habitude de laisser passer mon frère quand il leur file un billet de 10 ou de 20 dinars. Mais, ce jour-là, il n’avait rien à leur offrir. Quand je me suis rendu au poste de police pour le voir, l’un des policiers m’a dit que ça lui servira de leçon … Avant l’appel au tribunal de Tunis, j’ai donné trois mille dinars au policier qui a porté plainte. Il a pris l’argent et a retiré la plainte, deux jours, avant la mort de mon frère, raconte Yassine avec regret.

Le 1 avril 2015, Saber Harbaoui, un condamné à mort a été retrouvé pendu dans sa cellule individuelle dans la prison « Al Nadhour » à Bizerte. Suite à sa mutation loin de sa famille (de la prison du kef à la prison d’Al Nadhour), le prisonnier a fait plusieurs grèves de la faim. Comme punition, la direction de la prison a décidé de l’isoler. L’OCTT pose des questions quant à la présence d’une corde dans une cellule individuelle en prison. La famille de la victime indique que le cadavre de leur fils porte des traces bleues et des blessures au niveau du genou droit, des épaules, des doigts et une fracture au niveau de la nuque. L’Organisation Tunisienne de Lutte contre la Torture appelle à ouvrir une enquête sérieuse sur les circonstances de la mort de Saber.

Le dernier cas de violence meurtrière est celui de Lotfi Hamida à Sfax. La victime était recherchée par les forces de l’ordre. Lors de son arrestation, le 20 avril 2015, Lotfi s’est fait renversé par la voiture de la police qui était à sa poursuite. L’accident lui a causé une grave blessure au niveau de la nuque. Selon le rapport de l’OCTT, la police voulait cacher l’accident malgré la présence de plusieurs témoins oculaires. L’hémorragie de la victime a continué plusieurs heures avant que la police décide de l’emmener à l’hôpital de Msaken puis à l’hôpital de Sahloul à Sousse.

Le comportement du corps médical était abominable. On l’a traité comme un terroriste qui ne mérite pas de rester en vie., raconte Nawel Hamida, belle-sœur de la victime.

Le lendemain, Lotfi Hamida a été transféré à la prison de Messedine. Le 22 avril, lors d’une visite, sa famille a témoigné de son état de santé détérioré, « il ne pouvait pas redressé la tête. Son corps était gonflé et il ne pouvait ni marcher ni parler ».
Le 28 avril, la famille a été informé de la mort de Lotfi suite à une paralysie totale, et ce selon les dires de la direction de la prison. Une mort que la victime aurait pu éviter si la police et l’hôpital ont pris la peine de bien le soigner et d’évaluer son grave état de santé. D’après l’avocat de la famille, la délégation d’Al Gorjani a ouvert une enquête sur l’affaire.

Comme des centaines de cas répertoriés par les défenseurs des droits de l’Homme, les treize cas de torture du mois d’avril sont corroborés par des faits matériels et tangibles ainsi que des témoignages des familles. Selon le rapport de l’OCTT, les victimes transférées aux hôpitaux après avoir subi la torture ont été très mal traitées par les médecins. L’organisation a appelé les médecins à respecter le code de déontologie et de garder leur neutralité dans l’exercice de leur métier.

Rappelons que durant les dernières années, nombreux cas de torture dans les centres de détentions, les postes de police et les prisons ont été enregistrés par des associations. Bien que révélés par la société civile, ces crimes sont restés impunis. Le dossier de Welid Denguir, mort le jour-même de son arrestation, le 1er novembre 2013, traîne jusqu’à aujourd’hui dans les bureaux du ministère de l’Intérieur qui a promis une « enquête interne ». La mère de Welid nous a affirmé que :

les policiers me harcèlent encore pour retirer ma plainte. Ils m’insultent et menacent de mettre en prison mes autres enfants si je n’admet pas le fait que mon fils est mort suite à une overdose. Malheureusement, la mort de mon fils n’est plus une actualité. Il n’y a plus personne pour suivre le dossier.

Abdelhamid Abdellaoui, père de Hamed Abdellaoui, qui s’est immolé, le 7 juillet, suite au harcèlement et à la torture qu’il a subi de la part de la police municipale de Sousse, témoigne :

Le dossier de mon fils stagne à tous les niveaux: justice boiteuse et quasi-inexistante dans un État policier qui protège les siens et cultive l’impunité. Plusieurs mois après l’ouverture d’une enquête, le juge d’instruction est encore en train d’interroger le corps médical qui a reçu mon fils immolé à l’hôpital de Sahloul. Le système sécuritaire est resté le même. La police prétend combattre le terrorisme pour faire passer des lois qui la protège. Aucun respect au citoyen et aux droits de l’homme. Mon fils, par exemple, est une victime de la barbarie de la police.

De son côté, Ridha Zaghdoud, porte parole de la Direction Générale des Prisons et de la Rééducation, nous affirme qu’il faut revoir la définition même du mot « torture  ». Selon lui, la loi tunisienne définit la torture dans l’article 101 bis (ajouté par la loi n° 99-89 du 2 août 1999) du code pénal comme étant « tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d’obtenir d’elle ou d’une tierce personne des renseignements ou des aveux… ». Pour monsieur Zaghdoud, la torture « n’est appelée torture que dans le but d’obtenir un aveux. Or, dans les prisons, par exemple, il n’y a aucun besoin d’obtenir un aveu de la part d’un prisonnier. Ce qui existe, réellement, est appelée, selon nous, une maltraitance[sic] ».

Nous sommes sous le contrôle de la société civile, les familles des prisonniers, les avocats et le juge de l’exécution des peines qui sont dans une époque où il y a un excès de libertés; toutes ces parties sont capables de dénoncer toutes les anomalies. La maltraitance est un détail par rapport aux conditions d’emprisonnement en Tunisie. Nous ne disposons pas de la technologie ni de la logistique suffisante pour humaniser nos prisons. La maltraitance est un résultat parmi d’autres de la souffrance quotidienne des agents des prisons et de la rééducation. En plus, et pour faire court, la justice tunisienne n’a jamais condamné un agent ou un policier pour actes de torture. Ce qui veut dire qu’elle n’existe pas dans notre pays,Riadh Zaghdoud, porte parole de la Direction Générale des Prisons et de la Rééducation.

En réponse à ses arguments, Emna Guellali, présidente de Human Rights Watch en Tunisie, clarifie que la société civile y compris les grandes structures, comme la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme ou le Haut Commissariat aux Droits de l’Homme en Tunisie, n’ont pas un accès direct aux prisons et centres de détentions pénitentiaires. Les visites de contrôle passent par l’autorisation « grâcieuse » des autorités qui prennent des mesures de prévention avant chaque visite.

L’impunité ne doit pas servir d’argument pour nier l’existence de la torture en Tunisie comme l’explique Riadh Zaghdoud. La torture est une pratique courante dans nos prisons et centres de détention pénitentiaires et elle ne pourra prendre fin sans des mesures fermes de réformes au niveau du système sécuritaire et judiciaire. Il faut rappeler que l’article 101 bis est contraire aux lois internationales en matière des droits de l’homme. Ainsi qu’un arsenal de lois que nous devons changer immédiatement comme l’interdiction de la présence d’un avocat lors de l’arrestation préventive ou encore les délais de l’arrestation, explique Emna Guellali.

En 2012, la Tunisie a décrété le 8 mai, journée nationale de lutte contre la torture en hommage à Nabil Barakati, un militant syndicaliste, tué sous la torture en 1987 par les sbires de Bourguiba. Une date qui passe, chaque année, inaperçue car fardée par les palabres interminables sur la lutte anti-terroriste.

Durant des années, nous avons fait le bon choix de favoriser la sécurité au prix de la liberté. Vous voyez, maintenant, les conséquences de cet excès de liberté…conclut le colonel – major Mokhtar Bennaceur avec nostalgie.

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