Nouveaux rebondissements dans l’affaire du port Gammarth. Malgré l’expiration du contrat d’exploitation de ce port public depuis 2017, la société immobilière et touristique Marina Gammarth continue de l’exploiter, en violation flagrante de la loi, profitant ainsi du silence du ministère du Tourisme et de l’artisanat, qui lui avait accordé une autorisation exceptionnelle. Un silence qui encourage ce promoteur à y construire de nouvelles résidences haut-standing et à en chasser impunément d’autres exploitants.

L’article 34 de l’accord signé le 25 août 2015, entre la société Marina Gammarth et le ministère du Tourisme, précise que « la durée de validité de l’accord est fixée à un an renouvelable potentiellement une fois ». Rappelons que Nawaat avait révélé dans deux enquêtes séparées les infractions commises, depuis le début des travaux de réalisation en 2007, par la société Marina Gammarth, dirigée par l’homme d’affaire, le défunt Aziz Miled, et son associé Slim Chiboub. Parmi ces infractions, on cite le non-respect du cahier des charges, lequel limitait le projet, comme il est possible de le vérifier, à la construction d’un port de plaisance, alors que l’entreprise s’était lancée dans la construction d’autres fonciers de diverses natures.

Le projet Marina Gammarth témoigne, depuis quatorze ans, d’une spirale de corruption impliquant plusieurs ministères et cadres de l’État, à toutes les étapes de la vie politique du pays, y compris durant les deux gouvernements post-25 juillet, nonobstant les discours du président Kais Saied condamnant la corruption et les corrompus.

Des promoteurs au-dessus des lois

Dès l’origine, le projet Marina Gammarth est entaché de nombreux soupçons de corruption, à commencer par le transfert d’une partie du domaine public maritime à la société immobilière et touristique Marina Gammarth, et l’obtention de l’autorisation de bâtir un complexe résidentiel et touristique au port de Gammarth de la part de la municipalité de La Marsa, quatre jours à peine après la création de ladite société, le 30 avril 2007. Soit un an et demi avant l’acquisition du terrain sur lequel le projet sera réalisé.

La société, dont Slim Chiboub possédait 25% des parts, a continué à cumuler les infractions, en changeant la vocation du projet de « port de plaisance et ses annexes » à la construction de cités résidentielles composées de deux cents appartements, bénéficiant d’avantages fiscaux et d’un prix d’achat symbolique du mètre carré, cédé à 40 dinars, alors que celui-ci valait, à cette époque, plus de 800 dinars. La société a vendu des appartements et des villas à des prix variant entre 600 000 et 2 millions de dinars, selon les contrats de promesse de vente, auxquels Nawaat a eu accès. Par ailleurs, deux cents personnes ayant payé le prix desdites résidences, et parmi lesquels on comptait l’homme d’affaire Ridha Charfeddine, avaient été confrontées au problème d’absence de contrats de vente ou d’actes de propriété.

En 2011, l’Etat avait saisi la part de Slim Chiboub dans la société et porté plainte contre Marina Gammarth pour soupçons de corruption et d’abus d’influence. Mais, malgré cela, la société a bénéficié en 2015 d’une autorisation exceptionnelle pour exploiter le port de plaisance de Gammarth, valable pour une durée d’un an, renouvelable une fois. Ce qui signifie que celle-ci expirait de toute façon en 2017. Par ailleurs, la société poursuit depuis sept ans son exploitation illégale du port, pendant que le ministère du Tourisme et d’autres appareils de l’Etat continuaient à observer un silence suspect.

Une vue de l’extérieur du chantier de réparation et de maintenance des bateaux après l’expulsion de son gérant et le squat des lieux – Chantier naval de Marina Gammarth.

Le 14 avril 2022, la société immobilière et touristique Marina Gammarth a posté une publication sur son compte Facebook, annonçant l’exécution d’un jugement contre le nommé Bernard Sintes, lui enjoignant de quitter le chantier naval du port de Gammarth, et invitant les plaisanciers et notamment ceux qui ont leurs bateaux stationnés au chantier à prendre contact avec la direction du port pour régler leurs situations. La publication indique clairement que la société Marina Gammarth exploite toujours le port malgré l’expiration du contrat conclu avec le ministère du Tourisme depuis près de sept ans.

Interrogé par Nawaat, Bernard Sintes, investisseur français et gérant de la société « Quai 222 » qui louait un site de maintenance de bateaux dans le port de Gammarth, affirme que son entreprise avait signé un contrat de location dudit site avec la société Marina Gammarth en 2013, entré en vigueur début 2014, pour une durée de cinq ans, soit jusqu’en décembre 2018. Et d’ajouter : « Nous avons signé avec la société immobilière et touristique Marina Gammarth un contrat de location d’un terrain pour la maintenance des bateaux en 2013. Notre activité s’est poursuivie de 2014 à 2022. Le contrat a été implicitement renouvelé début 2019, lorsque la société Marina Gammarth nous a demandé de payer les frais de location du terrain attribué à notre société. Nous avons payé, mais fin 2019, nous avons appris que la société Marina Gammarth n’était plus en situation régulière, suite à l’expiration de la durée d’exploitation du port. J’ai alors demandé à l’avocat de ma société de prendre contact avec le ministre du Tourisme à l’époque, René Trabelsi, pour solliciter des explications sur la situation juridique de l’exploitation du port. Le ministre nous a montré le contrat avec la société Marina Gammarth qui a expiré depuis 2017, sans nous fournir d’autre explication. Nous avons donc demandé à la société immobilière et touristique Marina Gammarth de nous expliquer sa situation, mais on ne nous a donné aucune réponse. J’ai écrit aux ministères du Tourisme, des Domaines de l’Etat et des Finances, pour m’enquérir de la personne morale à laquelle nous devrions payer le loyer du chantier naval que notre société exploite, car Marina Gammarth exploite le port sans aucun fondement légal. Hélas, nous n’avons pas obtenu de réponse claire.  »

Le silence des ministères

Dans sa réponse à la correspondance qui lui avait été adressée par la société française en date du 19 octobre 2020, le ministère du Tourisme reconnaît que le délai prévu dans le contrat d’exploitation temporaire du port de Gammarth, conclu avec la société immobilière et touristique Marina Gammarth est expiré. Dans cette lettre, en réponse à la demande de la société de connaitre la partie habilitée à percevoir le loyer de l’espace destiné à la maintenance après expiration de la durée légale d’exploitation du port par Marina Gammarth, le ministère parait acculé. On y lit : « Vu que le contrat conclu entre la société « Quai 222 Méditerranée » et la société immobilière et touristique Marina Gammarth, n’a pas été soumis à l’approbation du concédant,  représenté par le ministère du Tourisme et de l’artisanat, conformément à l’article 11 du contrat, tous les litiges nés de l’application du présent contrat entre les deux parties, y compris la durée de sa validité et l’application de ses modalités de résiliation, seront résolus devant les tribunaux tunisiens. Ainsi, ce qui est mentionné dans le texte du contrat conclu entre vous et la société immobilière et touristique Marina Gammarth, doit être mis en œuvre.  » Cela montre bien que le ministère, bien qu’ayant reconnu l’expiration du délai légal d’exploitation du port, n’ pas daigné mettre fin à la transgression commise par ladite société dans l’exploitation illégale d’un domaine public. Il lui a plutôt accordé la liberté totale de traiter avec d’autres sociétés qui lui louent une partie du port, en dépit de l’expiration de la durée de validité de l’accord entre le ministère et la société, trois ans avant la date de la correspondance en question.

Une vue du chantier naval après avoir été squatté.

Bernard Sintes affirme que le seul organisme officiel ayant répondu à sa correspondance était le ministère des Domaines de l’Etat et des affaires foncières, à l’époque de l’ancien ministre Ghazi Chaouachi. L’investisseur français explique que Chaouachi avait demandé au département du Tourisme de donner suite à la requête de Marina Gammarth, dans une correspondance datée du 4 août 2020, et que le ministère n’avait pas réagi, selon lui, faisant fi des nombreuses alertes de la société « Quai 222 », dont une précisément remonte à 3 janvier 2023, et selon lesquelles l’Etat aurait perdu au total 21 millions de dinars, sur une période de six ans, à cause de l’exploitation illégale du domaine public par la société Marina Gammarth.

Bouc émissaire

Marina Gammarth a non seulement exploité illégalement le domaine public pendant quatre ans, mais elle a aussi procédé, le 14 avril 2022, à la saisie de la société « Quai 222 » et de tous ses équipements. Selon l’huissier de justice désigné par la Cour d’appel de Tunis, « le chef de la brigade de la Garde maritime, le chef de la brigade de la Sûreté touristiques et le chef du centre maritime de Gammarth, accompagnés de plusieurs agents se sont rendus au siège du chantier naval, sis au complexe immobilier et touristique Marina Gammarth. Ils ont noté la présence de 54 bateaux, de deux voitures et d’un ensemble d’autres équipements. Le chantier a été placé sous scellés, celui apposé sur la porte arrière étant assuré par le poste de la Garde maritime. Un jugement d’évacuation a été exécuté pour expiration de délai.  » Bernard Sintes donne sa version des faits : « Dans la matinée du 14 avril 2022, se confie-t-il à Nawaat, 35 policiers armés de gilets pare-balles sont arrivés et m’ont sommé de quitter le siège de ma société ainsi que le chantier, en brandissant devant moi un arrêt rendu par la justice suite à une plainte portée contre moi par la société Marina Gammarth en 2021. Je n’en avais pas connaissance et, par conséquent, je n’avais pas eu l’occasion de me défendre. J’ai essayé de justifier ma situation auprès de la police, sans résistance. Jusqu’à ce qu’un des agents s’approche de moi et m’attrape par ma veste, en me disant : “Sortez d’ici, Français, ou vous irez en prison !” »

Bernard Sintes avait déposé deux plaintes auprès du ministère du Tourisme les 30 septembre 2022 et 30 janvier 2023, mais, selon lui, il n’avait reçu aucune réponse. Il a néanmoins obtenu un arrêt du chargé des contentieux de l’Etat, adressé au président du tribunal de première instance de Tunis, le 11 juillet 2023, lui demandant de statuer en faveur du procès intenté à la société « Quai 222 » contre la société Marina Gammarth, sur l’inadmissibilité de la société dirigée par Karim Miled, fils du défunt homme d’affaires Aziz Miled, à percevoir les frais de location du chantier naval de Gammarth, estimés à environ 225 000 dinars. Près d’un an s’est écoulé depuis cette décision, mais rien n’a changé sur le terrain. Cette société serait-elle au-dessus des lois ? Ou alors les « bras longs » dont se prévalent leurs gérants leur assurent-ils un traitement de faveur de la part des appareils de l’État, au détriment de l’égalité devant la loi, dont la supériorité ne résisterait pas à certains hommes d’affaires influents ?

Il est curieux de constater que les ministères concernés n’ont pas pris de mesures pour récupérer le domaine public de la société incriminée, alors qu’un arrêt du chargé des contentieux de l’Etat approuvait expressément « le droit du ministère du Tourisme à toutes les recettes provenant de l’exploitation indue d’un domaine publi ». A noter, à ce propos, que Nawaat n’a pas reçu de réponse à sa demande adressée au ministère du Tourisme au sujet de la partie habilitée à exploiter le port de plaisance de Gammarth et l’absence de réponse aux nombreuses correspondances de la société Quai 222 concernant les transgressions commises par Marina Gammarth. Et la question que l’on ne peut s’empêcher de poser : la soi-disant guerre contre la corruption lancée par les autorités après le 25 juillet est-elle une guerre contre les moulins à vent ? D’autant que les personnes lésées dans cette affaire refusent de se soumettre aux atermoiements et au mépris des autorités. Ils envisagent même de poursuivre en justice les gérants de la société Marina Gammarth, qui possèdent la double nationalité, non seulement en Tunisie, mais aussi dans les autres pays dont ils possèdent la nationalité.