L’automne dernier, les autorités avaient en effet décidé d’expulser pour la énième fois les marchands ambulants des rues de la capitale. Mais jusqu’ici, les vendeurs revenaient petit à petit sur les trottoirs, sous le regard indulgent de la police. Or aujourd’hui, la situation parait différente. La police n’a pas quitté les lieux et le ratissage se poursuit depuis près de six mois. Qu’est-il arrivé aux vendeurs ambulants et à leurs marchandises ? Les autorités seraient-elles vraiment parvenu à leur trouver une solution ? Les trottoirs désertés sauraient-ils faire oublier la volonté désespérée de centaines de vendeurs à la sauvette de dénicher une nouvelle source de revenus à même de les tirer de la misère ?

Etals sous haute surveillance

Il est 15 heures. D’habitude, la rue d’Espagne connait en cette heure de l’après-midi une importante affluence de clients à la recherche de produits bon marché. Mais pas cette fois-ci, puisque les vendeurs brillaient par leur absence. Sur plusieurs centaines de mètres, seuls deux marchands à la sauvette s’affichaient devant l’entrée du marché central. L’un proposait des écouteurs, tandis que l’autre exposait des sacs poubelles sur une petite caisse en carton.

En quelques minutes, au passage de la première moto de police, les deux vendeurs ont quitté précipitamment les lieux, dans l’attente de la fin du ratissage et du retour au calme. Cependant, malgré l’interdiction et le siège policier imposé dans la rue, les étals de carton n’ont pas disparu du paysage pour autant. Les vendeurs si peu nombreux soient-ils, paraissent attachés à cet espace. Pour ces marchands, ces lieux représentaient dans la capitale leur unique gagne-pain.

Ces vendeurs occasionnels cherchent souvent abri dans les immeubles alignés de part et d’autre des rues. Ils y cachent ainsi les quelques marchandises qu’ils ont pu ramener, en dépit du siège qui leur est imposé. Mais, leurs tentatives répétées se soldent souvent par des échecs, en raison de la forte présence policière dans les alentours.

Les rues adjacentes au marché principal de la capitale après l’évacuation des marchands ambulants.

Une étude du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES) estime à entre 300 et 330 le nombre de vendeurs actifs dans la rue d’Espagne. Pour la plupart d’entre eux, il s’agit d’hommes jeunes originaires de la région de Sbiba, relevant du gouvernorat de Kasserine.

Le 9 septembre 2023, le ministère de l’Intérieur avait annoncé dans un communiqué : « Dans le cadre des efforts continus visant maintenir la sécurité publique, à assurer la tranquillité des citoyens et à lutter contre les étals anarchiques et l’usage abusif des trottoirs, des campagne sécuritaires ciblées ont été menées au niveau de la Place de Barcelone, la Place Mongi Bali, la rue de la Gare et une partie de la rue d’Espagne, où tous les points de vente et autres étals anarchiques ont été retirés », lit-on dans le communiqué.

Rejet des espaces aménagés

« Le seul objectif des vendeurs irréguliers est de gagner de l’argent. Ce qui les motive c’est réaliser le plus de profits, quel que soit l’endroit. Et c’est ce qu’ils ont réalisé à rue d’Espagne, où il y a une forte affluence, déclare à Nawaat le sociologue Sofiane Jaballah. Ces vendeurs préfèrent les trottoirs aux espaces clos proposés par l’Etat, parce qu’ils craignent d’essuyer une baisse de leurs revenus faute de clientèle », souligne Jaballah. Tandis que la rue d’Espagne fourmille quotidiennement de milliers clients potentiels.

Cette rue, ainsi que d’autres artères de la capitale, représentent depuis de nombreuses années un espace vital pour un nombre important de jeunes venus de Kasserine et de l’arrière-pays, témoignent des marchands. Ecrasés par l’exclusion, la pauvreté et l’absence de justice sociale, ces jeunes trouvent dans les rues de Tunis un gagne-pain au goût amer de l’exil, au prix d’une lutte permanente avec la police. Or, le pouvoir n’a pas accepté la nature de leur travail et a décidé de les chasser de ces rues vers d’autres espaces, sous prétexte de préserver l’esthétique du paysage et de lutter contre le commerce informel.

Sofiane Jaballah estime que la solution préconisée par l’Etat n’est pas fondée sur des études et des plans clairs. Selon lui, l’objectif du pouvoir est de recourir à la force publique sous prétexte de faire respecter la loi et d’imposer l’autorité, quelles qu’en soient les conséquences. Ce faisant, l’Etat est confronté à des obstacles insurmontables, surtout sous le règne d’un régime ayant une nouvelle perception de l’espace public et du rapport entre l’autorité et le citoyen, note le sociologue.

Celui qui détient aujourd’hui le pouvoir applique la loi quand bien même celle-ci est inique. Telle est la nouvelle vision du pouvoir, ne tenant pas compte des circonstances que vivent les affamés ou les révoltés,

souligne Sofiane Jaballah.

Après les décisions prises par les autorités d’évacuer une grande partie des trottoirs de la capitale, des centaines de vendeurs se retrouvent face à de nouveaux défis. Nawaat a rencontré Oualid (il a choisi ce pseudonyme par mesure de sécurité, après que plusieurs de ses collègues l’aient désigné pour porte-parole). Il fait partie des jeunes qui ont fui le gouvernorat de Kasserine, pour s’installer à la rue d’Espagne, dans la capitale. Ainsi, ils ont choisi de vivre comme des « marchands hors-la-loi », en vendant des produits de contrebande provenant d’Algérie, via leur région natale.

Oualid, la trentaine, a quitté très tôt l’école, pour rejoindre les cohortes de ses prédécesseurs originaires de la même région, qui ont choisi de vivre dans la capitale. Il a entamé son parcours en 2005, comme petit travailleur dans un magasin de chaussures de contrebande au marché de « Boumendil ». A l’époque, il touchait un salaire d’à peine 300 dinars, mais était hébergé gratuitement dans l’entrepôt de marchandises. L’expérience de Oualid dans le magasin de chaussures a duré jusqu’à 2009, date à laquelle il a décidé d’installer son propre « stand », rue d’Espagne.

Une activité économique florissante régnait dans les rues de la capitale avant la décision de retirer les étalages sur les trottoirs.

Selon Oualid, les conditions de travail étaient meilleures sous le régime de Ben Ali, puisque le marché était qualitativement et quantitativement mieux pourvu. Les marchandises franchissaient les frontières avec davantage de fluidité, quand le secteur était sous la coupe des Trabelsi, la belle-famille de Ben Ali, relève-t-il.

Selon les estimations, un étal à la rue d’Espagne rapportait ces dernières années entre 30 et 50 dinars par jour. Mais les difficultés abondent : pénurie de marchandises, harcèlements policiers, et coût élevé de la location d’un entrepôt de marchandises susceptible de faire à tout moment l’objet des descentes de la police ou des douanes. Autant de raisons qui incitent de nombreux vendeurs à tenter de se faire recruter par l’un des commerçants du coin, histoire de s’assurer un revenu quotidien stable, déclare le vendeur ambulant.

Aujourd’hui, Oualid a été contraint de quitter l’emploi qu’il occupait depuis quinze ans. Dans l’attente de jours meilleurs, il a choisi de travailler à nouveau dans une boutique, en échange d’un salaire journalier. Les autorités, elles, promettent à ces jeunes du travail, dans des espaces aménagés, loin des rues où ils s’activaient.

De son côté, le ministre de l’Intérieur, Kamel Feki, déclare indésirables les étals anarchiques, considérant que le phénomène nuit aux marchands eux-mêmes, affecte les rues, les marchés, comme les magasins avoisinants.

Le 22 janvier, les autorités ont annoncé, l’attribution de points de vente au profit de marchands ambulants, au niveau de certains espaces municipaux. Les bénéficiaires devraient être désignés par tirage au sort, sur la base des listes de candidats enregistrés sur les listes du département. Ainsi, au total 866 points de vente, dont 512 au souk Moncef Bey ont été attribués le 19 janvier 2024, précise un communiqué du ministère de l’Intérieur. L’opération s’est déroulée en présence d’un huissier de justice et de l’ensemble des membres de la commission de sélection, affirme la même source.

Or d’après Oualid, lesdites listes n’ont pas été nécessairement dressées dans une totale transparence. En outre, certains jeunes qui ont eu la chance d’obtenir quelques mètres dans ces espaces, les auraient, selon la même source, vendus à des prix allant de 5 000 à 40 000 dinars.

Cet argent peut servir à couvrir les frais d’une traversée clandestine de la Méditerranée en « Harraga », ou à se lancer dans un boulot dans un autre domaine, ajoute le jeune homme.

Après l’évacuation

Oualid est un échantillon de ces centaines d’individus qui se sont retrouvés livrés à eux-mêmes après l’évacuation de la rue d’Espagne. En quelques mots, il nous décrit le parcours de ses amis qui étaient avec lui dans cette rue. Certains d’entre eux ont décidé de chercher un autre emploi ou de quitter le pays pour aller en Libye ou en Europe, dit-il. D’autres ont choisi de retourner dans leur région natale. Or la plupart d’entre eux sont originaires de Kasserine, une zone marquée par un chômage endémique, et de faibles perspectives de développement. Ceux qui sont restés dans la capitale, sont nombreux à sombrer dans la précarité, sans aucun moyen de subsistance regrette Oualid. Et les dérives aux marges de la criminalité guettent au tournant les individus les plus fragilisés, qui se retrouvent trop souvent derrière les barreaux, a-t-il souligné. Au final, l’odyssée de ces marchands ambulants originaires de Jelma, Sbiba ou Kairouan, prend des allures de descente aux enfers.

La peur s’est emparée de tous, au point de les rendre incapables de mener une quelconque action de protestation collective pour revenir sur leurs lieux de travail, relate Oualid, avec émotion. Les fils d’une même région, comme ceux de Sbiba ou de Jelma, ne sont plus unis. D’autant plus que certains s’étaient vu confisquer leurs marchandises en accumulant des dettes importantes auprès des grossistes. Et chacun fini par chercher une solution individuelle à même de le tirer de son bourbier, conclut Oualid.

Pour le sociologue Sofiane Jaballah, l’absence de protestation collective des vendeurs ambulants après avoir été empêchés d’exercer leur activité s’explique par leur manque de représentativité politique. Selon lui, seule la classe moyenne investit dans la contestation sociale et en récolte les fruits. Et les petits marchands de la rue d’Espagne, finissent par se convaincre de leur incapacité à affronter l’autorité.

Cependant, le chercheur n’exclut pas l’hypothèse que les expulsés des trottoirs de la capitale puissent à long terme revenir et se réorganiser, pour créer une économie souterraine échappant au contrôle du pouvoir. Et en l’absence de solutions viables, se profilera la voie du crime organisé comme moyen de subsistance, avec en perspective un inéluctable affrontement avec la police.

Dans ces conditions, Oualid refuse de se rendre à l’espace aménagé à Moncef Bey, préférant revenir à la rue d’Espagne, qui ne se désemplit pas. Il s’oppose à cette interdiction sélective du commerce informel, limité à certains endroits.

Si tous les étals venaient à être réellement retirés de toutes les rues viennent à être retirés, on l’acceptera, car le citoyen sera obligé de se rendre dans les espaces aménagés par les autorités, ce qui nous garantira de meilleures importantes. Mais si le commerce informel est maintenu dans certains endroits, aucun client ne se rendra dans les espaces municipaux, éloignés des rues bondées de passants.

Le retrait des stands anarchiques de plusieurs points de la capitale a considérablement nui au gagne-pain des petits vendeurs, mais a également posé un problème aux grossistes. En effet, ces derniers se retrouvent incapables d’écouler leurs marchandises de contrebande face à la diminution du nombre de vendeurs dont les dettes ne feront que s’accumuler.

Cependant, les difficultés des grossistes prendront fin dès l’ouverture des espaces alloués par la municipalité de Tunis. Ces espaces leur permettront d’écouler à nouveau leurs marchandises, via les vendeurs désignés pour occuper les points de vente. Les dettes pourraient ainsi être rééchelonnées, permettant la reprise d’une activité quasi-normale.

À ce propos, le sociologue souligne les contradictions dans lesquelles sont empêtrées les autorités tunisiennes. Sous prétexte de lutter contre l’économie informelle, elles interdisent le commerce ambulant et les vendeurs à la sauvette. Alors qu’en même temps, des espaces officiels sont aménagés pour ces marchandises de contrebande affluant sur le marché et vendues avec la bénédiction de l’Etat.

Sur ce point, nous avons vainement tenté d’obtenir des éclaircissements auprès des autorités. Durant toute une semaine, nous avons tenté de joindre la municipalité de Tunis, son directeur des marchés et des affaires économiques, son secrétariat général, et sa cellule de communication. Nous avons également tenté d’obtenir des explications auprès de la délégation de Bab El-Bhar (centre de la capitale). Silence radio.