polit-revue#3

Il y a désormais un avant et un après 14 septembre 2012. Une date à marquer d’une pierre blanche comme étant celle du faux-pas de trop pour le gouvernement Jebali. La débâcle sécuritaire du vendredi noir, jour de l’attaque de l’ambassade US, est le tournant qui coûte à la troïka au pouvoir la perte ce qui lui restait de légitimité sur le plan national, et accessoirement la confiance de ses alliés internationaux. « Too big to fail » le ministre de l’Intérieur ? Au regard de son bilan, son départ parait pourtant inéluctable.

« Il en est ainsi de la politique… Tout se passe pour le mieux, puis un jour tout s’enchaine. »

La phrase est d’Ali Laârayedh, rendant des comptes devant l’ANC. Il tirait, amer, les conséquences des défaillances en cascade de son ministère, pour l’instant verbalement seulement. Car l’histoire des deux dernières semaines politiques pourrait être celle d’une loi des séries, si ce n’était le caractère assez prévisible de son accélération tragique.

Sale temps pour le ministère de l’Intérieur

Présence policière importante dans les rues de Tunis le vendredi 21 septembre. Crédit image : Seif Soudani | www.nawaat.org

La révélation d’abord par l’avocate Radhia Nasraoui du viol d’une jeune fille, impliquant 3 policiers des Jardins de Carthage, remettait sur la table l’épineux dossier de la réforme de la police (et pas seulement la police politique), sans cesse repoussé depuis la révolution par 3 gouvernements successifs.

La mort ensuite, sous la torture d’Abderraouf Kammassi, accusé de vol. Décès constaté à l’hôpital Charles Nicole, où des médecins urgentistes ont diagnostiqué une « commotion cérébrale causée par un objet contondant » lors d’un interrogatoire dans un commissariat de police de Sidi Hassine.

Avec la « conquête » de l’ambassade US par quelques centaines de manifestants religieux et de casseurs, consécutivement au film de série B « The Innocence of Muslims », la Tunisie réussissait enfin le tour de force d’être listée au même titre que le Soudan et la Somalie parmi les pays où la plupart des chancelleries occidentales déconseillent à leurs ressortissants de se rendre.

On a tendance à l’oublier, aussi puissante soit-elle, la police n’est qu’un instrument, un outil du pouvoir en place. Ennahdha récolte à ce titre ce qu’il a semé. Avec les évènements paroxystiques du 14 septembre et ce qui s’en est suivi, sommes-nous face à une sous-estimation sur le mode angéliste de la menace salafiste, ou plutôt une proximité idéologique qui ne dit pas son nom, entre une extrême droite islamiste non encore réformée, et une ultra droite salafiste viscéralement réactionnaire ?

Probablement les deux à la fois, les affinités idéologiques pouvant expliquer une bienveillance de principe qui a avoué ses limites.

Le sale quart d’heure qu’a passé Ali Laârayedh sous les tirs croisés d’élus tirant sur une ambulance n’aura pas suffi à ce que le plus modéré des dirigeants d’Ennahdha change d’un iota sa position : « le salafisme (djihadiste) n’est pas un phénomène à appréhender sous un angle sécuritaire. C’est une question à traiter dans le cadre strict du débat d’idées et de la sensibilisation pédagogique ».

Problème, entre-temps “les djihadistes” rejettent dorénavant toute idée de pourparlers et se rendent coupables de menaces mettant en péril la sûreté nationale, au lendemain de la publication de caricatures leur en fournissant le prétexte.

Concrètement, cela se traduit par une capitale en état de siège hier vendredi, où les intérêts français sont quadrillés par un gigantesque dispositif militaire et policier. Vision surréaliste pour des touristes venus visiter un pays décrit comme havre de paix dans les brochures des tours opérateurs.

Le prix absurde d’une sécurité fragile, saluée comme « satisfaisante » par des médias parfois retombés dans des travers d’une époque que l’on pensait révolue.

On a failli les interpeler !

Eux, ce sont ces chefs de la branche djihadiste du salafisme en Tunisie. Par deux fois en une semaine, ils réussiront à passer entre les mailles du filet des brigades d’élite de la police. Seif Allah Ben Hassine, alias Abou Jihad, et Hassen Brick, respectivement numéro 1 et numéro 2 d’Ansar al Charia, ont pu ressortir libres le premier de la mosquée d’al Fath encerclée par la BAT, le deuxième des locaux de la radio Shems FM.

Que penser d’un coup de filet hésitant, se soldant au final par la capture de seconds couteaux à l’image du jeune Mohamed Bakhti, capturé à son domicile ? La réponse est contenue dans la volte-face de Rached Ghannouchi, déclarant à l’AFP que la mouvance djihadiste « représente un danger pour la Tunisie », et revenant sur ses déclaration quelques heures plus tard, invoquant une mauvaise formulation.

Dans sa gestion de crise, Ennahdha n’est clairement pas encore prêt à assumer le coût politique d’une mise à dos d’une partie de sa base électorale, sans compter le coût en termes d’image de leaders islamistes réprimant des « frères ».

Remaniera, remaniera pas…

Béji Caid Essebsi lors de la conférence de presse annonçant le lancement officiel de son nouveau parti, de Nidaa Tounes (l'appel de la Tunisie). Crédit image : Seif Soudani | www.nawaat.org

La droitisation de la société tunisienne ne réside pas seulement dans les luttes fratricides islamo-islamistes qui occupent le devant de la scène. Elle est perceptible aussi dans la reconfiguration « à droite toute » de l’alternative.

Même si la réponse de Nidaa Tounes à tout ce tumulte ne prit la forme que d’une conférence de presse en solo d’un Béji Caïd Essebsi surprotégé et aux propos convenus, de plus en plus de forces politiques d’opposition et de représentants de la société civile se ruent vers ce parti balbutiant, qui semble pour l’instant n’exister que sur le papier. Il agrège cependant dans des locaux vides toutes les peurs qui y trouvent le plus souvent un raccourci sécuritariste rassurant.

C’est ce qui permet au pouvoir actuel de revendiquer une hypothétique imminente « ouverture à gauche » qui, dans les faits, ressemble davantage à un partage du gâteau du pouvoir le 24 octobre prochain.

Les ministères déjà vacants des Finances et de la Réforme administrative seront pourvus en figures appartenant à des partis hors troïka, tandis que les portefeuilles régaliens verront selon toute vraisemblance l’avènement de technocrates à leur tête. En somme, une réponse ponctuelle à une crise structurelle, celle d’un Etat à genoux et d’institutions durablement affaiblies.