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Qui aurait pensé que la révolution allait être mise en question et jugée, trois années après le départ du dictateur Ben Ali ? Après les « jugements allégés » du tribunal militaire contre les responsables de la répression sanguinaire entre fin décembre 2010 et fin janvier 2011, des questions restent sans réponses, quant aux causes de ce résultat décevant pour certains, « complotistes » pour d’autres.

Au bout du quinzième jour de la grève de la faim, l’association « Nous ne vous oublierons jamais » a arrêté la grève et a publié un communiqué, dans lequel elle annonce l’arrêt de son action, avouant son échec à aider les familles des martyrs et des blessés à obtenir justice. Ainsi, après quelques semaines de verdict contesté de la Cour d’Appel du tribunal militaire, l’indignation et la colère ont laissé place à une réflexion sur ce bilan de l’action de tous, ce qui manifestement relève de l’échec tant pour les victimes que pour la justice et les mécanismes de la transition politique. Comment sommes-nous arrivés à ce fiasco judiciaire ? Fiasco judiciaire que relève la grande agitation médiatique qui a suivi ce verdict.

Opacité du tribunal militaire

Les procès ont démarré, mercredi 21 décembre 2011, au tribunal militaire de Tunis. À l’époque, le tribunal a fourni une grande tente équipée d’un écran pour diffuser le procès aux 60 membres des familles des martyrs, qui ont tenu à y assister. Mais cette volonté de transparence a disparu, dès que les premiers procès ont été massivement médiatisés. Le tribunal militaire a alors exigé le huis clos et congédié les familles concernées.

Le tribunal ne nous informait pas des dates de procès. Et comme nous vivons loin de Tunis, il nous était difficile de s’organiser pour venir. C’est une autre forme de torture car nous étions tout le temps stressés et sur nos gardes. Et à chaque fois que nous faisions le déplacement, nous revenions avec la même déception,
témoigne la mère d’un martyr de Thala.

Incompétence et difficulté d’investigation des juges d’instruction

« Un procès sans preuves, sans éléments solides de condamnation est un procès injuste ou mieux, ce n’est pas un procès complet », nous déclare le juge Mokhtar Yahyaoui, avant d’ajouter : « Le verdict n’est pas une surprise car nous savions dès le départ que les juges d’instruction n’ont pas été autorisés à accéder aux dossiers relatifs à l’affaire. Ils étaient aussi incapables de questionner les accusés en toute liberté. Ils étaient sous pression et ils avaient peur. »
Ainsi, si le dossier confié aux juges était vide ou presque, l’allégement de peines, lors du verdict, n’est plus une surprise.

Il est impossible d’envisager une justice sans juges compétents et neutres. Les juges qui ont pris le dossier des martyrs et blessés en main sont les mêmes qui ont servi le régime de Ben Ali. Il ne recevaient pas uniquement des ordres, ils défendaient ce régime. Certains ont pris des initiatives pour réprimer, au nom de la protection de l’Etat et de l’ordre. Il est donc difficile de demander à ces mêmes juges de changer brusquement,
explique le juge Yahyaoui.

Récupération politique

Les exemples de récupération politique sont innombrables. La majorité des protagonistes politiques ont surfé sur la vague de la révolution et des martyrs. Les communiqués de presse, les discours, les promesses n’ont pas servi les victimes et ont divisé l’opinion publique. D’une part, il y avait ceux qui ont cru que la justice sera rendue, et d’autre part, ceux qui ont discrédité le dossier en présumant que le procès sera un règlement de compte politique. Moncef Marzouki a promis aux familles de martyrs et aux blessés un engagement personnel dans l’affaire lors de leur première grève de faim. Contraint qu’il est, de part ses fonctions présidentielles, il s’est retrouvé dans l’incapacité d’agir en s’immiscer, principe de séparation des pouvoirs oblige.

A l’époque de l’ancien ministre des Droits de l’Homme et de la justice transitionnelle, Samir Dilou, aucune mesure sérieuse n’a été prise, au profit des victimes de la violence policière, même quand la police a agressé les familles des martyrs, des blessés et des militants de la société civile, au sein même du ministère. Mais le ministre n’a pas eu de gêne à s’exprimer, dans les médias, pour dénoncer « les jugements injustes et scandaleux » relatifs à ce dossier. Pourtant, si nous en sommes arrivés à ce résultat, c’est aussi objectivement du fait de l’absence d’éfficacité du ministère de M. Dilou à son époque.

Comité de soutien divisé et usure des grèves de la faim

Après deux semaines, les familles des martyrs et les blessés ont arrêté leurs grèves de faim, sans pour autant arriver à un compromis qu’ils estiment satisfaisant. Quatre grévistes ont été transférés à l’hôpital Habib Thameur, lors du huitième jour. Mohamed Snoussi et Ali Mekki ont accepté plutard d’arrêter la grève, malgré la détérioration de leur état de santé. Ce n’est pas la première fois que les familles des martyrs et des blessés utilisent la faim pour faire pression sur l’Etat. Néanmoins, le moyen de la grève de la faim semble avoir perdu de son éfficacité par sa banalisation à force d’être employé fréquemment, hélas.

Depuis que les blessés et les familles des martyrs se sont réunis autour d’un collectif nommé « Nsitni », ils ont pris pour arme la grève de la faim. La première a eu lieu au local de Nawaat avec une dizaine de blessés qui n’ont pas eu droit à une prise en charge convenable. La deuxième a été entamée par les familles des martyrs du Kram, en juillet 2012, sans aucun retour positif. Déçus, les blessés et les familles des martyrs ont, alors, alterné entre sit-in et grève de la faim pour rappeler leur droit à une justice équitable et à une prise en charge convenable. Or, si la grève de la faim a montré ses limites, comme forme de pression, d’autres méthodes de contestation légitime sont encore possibles en Tunisie post-révolution.

Guerre médiatique

Après le dernier procès du 12 avril 2014, l’apparition des symboles de l’ancien régime dans les médias a encore divisé l’opinion publique sur la question des martyrs et des blessés. Depuis que Béji Caid Essebsi a déclaré à la télévision nationale que « les snipers ne sont qu’une rumeur », les doutes se sont installés sur l’indépendance de la justice et la volonté de l’Etat de dévoiler les vérités sur sa responsabilité par rapport aux massacres du 17 décembre – 14 janvier. Ainsi, les médias qui ont plaidé pour l’innocence d’Ali Seriati et Rafik Bel Haj Kacem ont-ils contribué à freiner l’élan populaire de solidarité avec la cause ? Les amalgames faits entre stabilité – sécurité et urgence de clôturer le dossier des martyrs et blessés ont été fréquemment encouragés, soient par des journalistes, soit par leurs invités.

Lors d’un plateau télé où n’étaient présents que les avocats d’Ali Seriati et de l’un de ses fils, je voulais intervenir et on a refusé ma demande. Une des journalistes de l’émission m’a confirmé qu’un homme d’affaire influent et actionnaire dans la chaîne a donné des instructions strictes de me boycotter,
témoigne Charefeddine Kellil, avocat des familles des martyrs et des blessés.

Solidarité et société civile

Bien que la société civile se soit mobilisée activement pour cette cause, elle reste insuffisamment présente dans la continuité. La réactivité ponctuelle des forces civiles de la Tunisie ont prouvé, surtout concernant ce dossier, que la contre révolution est la plus forte. « Nous sommes divisés, répartis sur plusieurs fronts et parfois éparpillés. Il n’y a eu de coordination réelle entre nous hormis les grandes manifestations. Pour les familles des martyrs, la société civile ne vient à la rescousse, qu’occasionnellement. Il manque certainement le suivi. Par exemple, seulement deux avocats, Kellil et Haddad, ont sérieusement travaillé sur le dossier. Et ce n’est pas suffisant pour une telle affaire plus compliquée qu’elle n’apparait », témoigne Meriem Bribri, activiste et membre du comité de soutien aux familles des martyrs et des blessés.

Commissions spécialisées et justice transitionnelle … et après?

À l’image de plusieurs commissions ou comités de Vérité (comme celle des évènements du 9 avril), l’affaire des martyrs et blessés a été banalisée voire, enterrée par la commission nationale des martyrs et blessés de la révolution, qui n’a pas réussi à déroger à la règle : « Pour classer une affaire, confiez la à une commission d’enquête ». Ne réagissant qu’en retard par rapport à l’avancement de l’affaire, cette commission a démontré, le moins qu’en puisse dire, sa maladresse, notamment en en proposant une mesure anticonstitutionnelle destinée à créer des tribunaux spéciaux.

Mokhtar Yahyaoui, qui a assisté à l’audition de la société civile par cette commission, nous a expliqué :

ce dossier ne peut pas être traité dans le cadre d’une justice transitionnelle et ne peut pas attendre le traitement préalable des autres dossiers, dont les massacres des Youssefistes et des étudiants militants. Les anciennes affaires attendent une justice symboliques ou encore une reconnaissance. Alors que celle des martyrs et blessés nécessite une réelle justice présente, là et aujourd’hui. Donc, cette affaire doit revenir à des tribunaux civils sans commission.
Mokhtar Yahyaoui

IL est évident qu’une succession de dysfonctionnements, à certains moments graves, ont contribué à cet échec judiciaire. La mémoire des martyrs n’a pas été honorée à sa juste valeur. Les blessés et les familles des martyrs estiment qu’ils n’ont pas été convenablement pris en charge ; pis encore, ils s’indignent de ne pas avoir eu la considération qui leur revient.

Si la volonté politique affichée est de trouver une issue à cette impasse épineuse de ce leg de la révolution, nous demeurons pourtant encore loin de la résolution de ce drame. Malgré les multiples entrevues entre les concernés et les élus de l’ANC, la présidence du gouvernement provisoire (et des précédents) et la présidence de la République et même l’UGTT, aucune décision n’a été encore prise.

Ali Seryati et Rafik Bel Haj Kacem ont été libérés officiellement le jeudi 8 mai 2014 en compagnie d’autres accusés. Entre temps, les principales causes du fiasco judiciaire demeurent toujours ignorées : l’incapacité de la justice tunisienne à répondre aux ambitions démocratiques de la Tunisie. La machine judiciaire a-t-elle eu les moyens matériels et humains pour accomplir sa mission en toute sérénité ? Si tant est que la réponse soit négative, il est alors dramatique de relever, qu’à ce jour, le souci de donner à cette justice les moyens nécessaires à l’accomplissement de sa mission soit toujours aussi bas dans l’ordre des priorités. Et c’est peut-être là que réside l’une des principales menaces qui guette le processus de la transition démocratique.