En ce début de marathon électoral, la transition politique va-t-elle franchir un nouveau palier avec le démarrage du comité Vérité et Dignité? Pilier incontournable de la démocratie et du respect des droits de l’homme, la justice a été, en effet, la grande absente de ce processus trantionnel. Le dossier presque clos des martyrs et blessés de la révolution, les procès intentés aux jeunes de la révolution, les anciens prisonniers des deux dictatures précédentes et tant d’autres injustices ne peuvent être classés sans le rétablissement de la vérité. Sans ce devoir de mémoire, les erreurs du passé ne feront que se répéter.

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Récemment, un groupe d’activistes à lancé un appel pour alerter l’opinion publique sur la gravité de l’état de santé de Tarek Dziri, blessé de la révolution. Alors que les présumés coupables de son agression ont été acquittés, Tarek est condamné pour le reste de sa vie et ne pourra plus jamais utiliser ses jambes pour marcher. Souffrant depuis trois ans de cet handicap, ses médecins traitants lui ont prescrit une IRM, alors même qu’il avait encore des débris de balles. Cette erreur médicale a aggravé son état, d’autant qu’il a été abandonné, durant plusieurs semaines, sans médicaments pour traiter les infections et les complications qui s’en suivirent.

J’ai appris, durant ses trois ans d’attente et de douleur, à ne plus faire confiance … ni au ministère, ni à la présidence de la République, ni aux députés, ni aux commissions … qui pourra me faire justice? Ma famille est sans revenu, depuis la révolution! Tout ce que j’ai récolté est humiliation et promesses non tenues!

témoigne Tarek.

Selon le communiqué de presse publié par le groupe d’activistes, les spécialistes de l’hôpital de Ben Arous et du service orthopédique de Carles Nocille, il est nécessaire de faire hospitaliser Tarek et le prendre en charge en France. La décision de l’envoyer à l’étranger a été validée et communiquée par un membre de la commission médicale chargée des dossiers des blessés, mais sans suite, jusqu’à aujourd’hui. Pour l’instant, Tarek reste chez lui en attendant son transfert dans un hôpital à Tunis. Le blessé de la révolution est doublement condamné par un Etat qui a quand même consacré un ministère à la justice transitionnelle et trois commissions dans le but de rétablir la vérité et rendre justice.

Dans le même cas de Tarek Dziri, des centaines de victimes et leurs familles sont oubliées et anéanties par les priorités politiques du moment. Le ministère des droits de l’homme et de la justice transitionnelle, chargé, à la base, de prendre des mesures urgentes et efficaces pour encadrer les victimes du 14 janvier 2011, a laissé plusieurs victimes comme Tarek Dziri sans soutien ni encadrement. Plusieurs militants de la société civile affirment que le ministère a aussi échoué dans l’élaboration d’une stratégie claire de la justice transitionnelle et surtout n’a pas impliqué la société civile dans cette stratégie.

Parmi les dernières grandes décisions de l’Assemblée Nationale Constituante, un comité Vérité et Dignité a été crée pour investiguer sur tous les crimes commis entre les deux règnes de Bourguiba et de Ben Ali, rouvrir tous les dossiers, même ceux où la justice a tranché, réconcilier et prendre en charge les victimes et proposer les réformes nécessaires.

Controversé, le comité avance malgré tout dans les préparatifs de sa mission qui démarrera le 1er décembre 2014. Cette commission de 15 membres, présidée par la militante Sihem Ben Sedrine, a récemment, recruté 300 fonctionnaires répartis sur 24 bureaux régionaux. L’un des membres du comité, qui préfère garder l’anonymat (droit de réserve) nous assure que :

Ce comité mènera à bien le processus de la justice transitionnelle et ne se limitera pas à la publication de rapports. Nous avons toutes les prérogatives et avantages nécessaires pour rétablir la vérité, interroger sans exception tous les responsables actuels et précédents et accéder à toutes les archives et documents sans réserves ni limites. Nul ne peut éluder notre convocation au témoignage ou à l’interrogatoire, sous prétexte d’immunité ou de réserve. Aussi, nous pouvons demander le limogeage des plus hauts fonctionnaires de l’État si nécessaire et si nos enquêtes prouvent qu’ils sont impliqués dans des crimes ou des affaires de corruption.

Avec une copie de la loi organique relative à l’instauration de la justice transitionnelle à la main, le membre du comité Vérité et Dignité énumère les articles qui garantissent la liberté et l’indépendance de son instance. Parmi eux, l’article 40 qui donne au comité plusieurs attributions et un pouvoir élargi pour accéder à toutes les archives publiques et privées, protéger les témoins et les victimes et auditionner toute personne même bénéficiant d’une immunité.

Pour imposer l’autorité de l’instance, la loi prévoit, à travers l’article 66, une punition de six mois de prison et une amende de 2 mille dinars, pour toute personne qui entravera, volontairement, ses travaux ou s’abstiendra, intentionnellement, de donner suite à une convocation ou empêchera l’accès à un document ou à une information réclamés.

Concernant la justice, le ministère des droits de l’Homme et de la justice transitionnelle a crée, par le décret n° 2014-2887 du 8 Août 2014, huit chambres criminelles spécialisées en justice transitionnelle aux tribunaux de première instance, siégeant dans les cours d’appel de Tunis, Gafsa, Gabès, Sousse, Le Kef, Bizerte, Kasserine et Sidi Bouzid.

À part le flou qui régne, au niveau pratique, sur les méthodes de travail de l’instance, le problème, selon Omar Safraoui, président de l’instance de coordination indépendante de la justice transitionnelle est que la loi organique de la justice transitionnelle ne respecte pas les droits constitutionnels fondamentaux.

Les chambres criminelles spécialisées ne peuvent pas passer en appel et s’arrêtent aux tribunaux de première instance. Aussi, nous ne pouvons pas juger des crimes commis il y a des dizaines d’années par des lois récentes ou actuelles. Et la dernière problématique se pose au niveau du tribunal administratif qui, malheureusement, refuse nos objections en ce qui concerne les nominations et procédures de justice transitionnelle et appuie la transgression de la loi,

affirme Omar Safraoui.

Avocat des blessés et familles de martyrs, Me Safraoui déplore le fait que cet important dossier ce soit clos sur une injustice flagrante. C’est pourquoi, il n’est pas optimiste quant à la réussite de la justice transitionnelle.

En plus de l’énorme retard qu’a pris le processus de la justice transitionnelle, cette dernière a été ponctuée par des règlements de comptes et des marchandages dans plusieurs dossiers. Loin de vouloir révéler les vérités, notre justice transitionnelle n’a plus aucun sens, et les erreurs du passé seront toujours d’actualité, comme en témoigne notre présent (torture, manipulation dans les élections, violence policière…). Si nous n’avons pas réussi à punir les crimes commis entre 2011 et 2013, comment pourrons-nous le faire pour des crimes du passé? Surtout si les criminels d’hier deviennent les élus de demain…,

se demande Omar Safraoui

Le comité Vérité et Dignité ne se basera pas sur les résultats d’enquête des comités précédents. Ce qui laisse planer des questions sur l’utilité d’un travail qui a duré, plus de trois ans, depuis le départ de Ben Ali. Hager Ben Cheikh Ahmed, juriste et démissionnaire de la commission d’investigation sur les dépassements, présidée par Me Taoufik Bouderbala nous explique, quand à elle, que la justice transitionnelle a dévié de sa route pour laisser la place à la déception et à la méfiance du peuple.

La Tunisie n’a pas réussi à rétablir les vérités, durant les trois dernières années. Les rapports étaient approximatifs et n’ont pas précisé les responsabilités individuelles. Pis encore, plusieurs accusés ont réussi à échapper à la justice et ont continué à jouir d’une totale impunité. Quand l’assemblée constituante créé différents comités d’investigation pour des dépassements et violences commises, après 2011, alors que la Tunisie a déjà une commission chargée de cette tâche, nous comprenons que la volonté politique vise à affaiblir les instances chargées de la justice transitionnelle. Cette mauvaise gestion a généré des déceptions répétitives. Avec le temps, plusieurs dossiers ont été oubliés et les comités de l’ANC n’ont abouti à rien. Il est compréhensible que plusieurs déplorent le départ de Ben Ali, puisqu’ils pensent que l’injustice est toujours la régle,

regrette Hager Ben Cheikh Ahmed.

En bloquant le processus de la justice transitionnelle, plusieurs candidats actuels aux législatives et présidentielles, sont pointés de doigt pour des crimes passés. Les voir au pouvoir est inadmissible pour certains, alors que les écarter, sans preuves ni procès, n’a aucun sens pour d’autres. Seront-ils épargnés, une fois au pouvoir, par la justice ? La moitié de la réponse à cette question est noyé dans un passé d’impunité.