Ci-dessous une réponse au texte de hasni Le boycott, un acte citoyen. publié lors du numéro spécial « Non à Ben Ali…Boycottons ensemble ! »
J’ai beaucoup apprécié votre critique de l’interview que j’ai donnée à El-Khadra, le 14 octobre 2004, la seule suscitée par ce texte à ma connaissance. J’ai moins apprécié par contre, votre petite phrase assassine où, commentant le rôle nouveau d’Internet dans le combat contre Ben Ali, vous semblez « regretter mon omniprésence depuis des années, ma contribution à la sclérose de l’activité militante, ma prétention à être l’unique porte parole de la parole qui compte ».
Je ne vous cache pas que j’ai longtemps hésité avant de répondre à vos propos provocateurs. Puis j’ai pensé que le fait de vous ignorer risquerait peut-être de vous blesser surtout si vous interprétiez mal mon silence et que vous le considériez comme une forme de mépris à votre égard. Ce que, Dieu m’en garde, je ne peux jamais me le permettre, ayant vécu dans le respect des gens, fussent-ils les plus indignes de respect. C’est pour cette unique raison que je vous écris, maintenant que le rideau est tombé sur les élections, sur ce qui les a précédées et suivies, et non pour engager avec vous une polémique… toujours stérile à mon sens.
Les anonymes :
Un mot d’abord sur « les anonymes » auxquels j’ai rendu hommage dans mon interview et qui, vous aurez dû le comprendre aisément, ne sont pas les gens comme vous, qui s’expriment régulièrement et librement sur Internet, en usent et parfois en abusent, comme vous le dites. Ceux là ne sont pas à plaindre ou si peu en tout cas.
Les anonymes auxquels j’ai fait allusion sont les « soldats inconnus », décrits par Noura Borsali, dans un papier d’une rare générosité publié par tunisnews en date du 22/04/01 : « Ceux qui bataillent au quotidien, chacun à sa manière, selon ses moyens et dans son espace privé ou collectif, dans son lieu de travail ou dans la rue, dans leur silence digne ou dans leur prise de parole audacieuse…Ce sont les gens dont personne ne parle…et qui font preuve aujourd’hui et plus que jamais de courage en ces temps épiques que nous vivons, sans chercher à être sous les projecteurs et à accaparer l’attention autour d’eux »… « … tous ceux ou toutes celles qui, toutes les semaines, se voient contraintes de transporter souvent dans des conditions déplorables des provisions à ceux ou à celles qui ne rêvent qu’à cet instant de les apercevoir ou de les entrevoir pendant un laps de temps- oh combien court- dans leurs lieux d’enfermement devenus leurs seuls lieux d’existence ; ceux et celles privés de leurs moyens de subsistance et préoccupés par leur pitance incertaine ; ceux et celles interdits de parole et enfouis dans une peur quotidienne qui les assaille ; ceux et celles qu’on agresse parce qu’ils ou elles ont osé dire non à la peur, à l’interdiction, en somme à la spoliation de leur citoyenneté mais sans qu’on parle d’eux ou d’elles… ».
Ce sont ceux-là et d’autres encore- je pense tout particulièrement aux nombreux fonctionnaires, qui essayent de faire convenablement leur travail et qui ont empêché jusqu’ici que le pays sombre dans le chaos- les anonymes qui méritent l’hommage de tous.
Internet et Internautes :
Venons en maintenant à Internet et au combat de certains de ses usagers. Vous en parlez comme si vous étiez l’inventeur ou l’un des rares usagers de ce formidable moyen d’information et de communication. Détrompez-vous M. Hasni. Il y a des centaines de millions d’internautes de par le monde et j’en suis, depuis qu’il est devenu accessible en France. J’avoue ne pas maîtriser totalement l’outil, mais mon niveau actuel suffit largement à mes besoins, qui ne sont pas démesurés. Quand il m’arrive d’avoir besoin d’un plus, c’est Taher, 16 ans, le cadet de mes enfants, qui me dépanne. Mais j’ai l’impression que vous faites une confusion entre le moyen et l’outil technique d’une part et l’objectif et la finalité d’une action, d’autre part.
Dois-je vous rappeler, qu’il y a un demi siècle, les peuples colonisés engagés dans la lutte pour leur libération, avaient trouvé dans la radio, le plus formidable outil de communication de tous les temps, parce qu’il véhicule la parole- bien antérieure à l’écrit dans l’histoire de l’humanité- porteuse du message et des mots d’ordre du combat et accessible au plus grand nombre, son arme absolue contre la colonisation. Vous pouvez demander aux vieux de votre entourage ce que furent La Voix de l’Algérie émettant de Tunis ou Saout El Arab, émettant du Caire, pour les combattants algériens dans les années cinquante.
Vous parlez de volonté de contrôle de « cette partie non négligeable du combat… ». Je crois, qu’en ce qui me concerne au moins, vous vous faites des illusions. Loin de moins cette idée de contrôler qui que soit. Je connais de nombreux responsables de sites Internet et de lettres de diffusion, liés ou non à la Tunisie et je ne crois pas qu’un seul d’entre eux, ait eu à se plaindre de mes interférences.
Jamais, par exemple, je n’ai demandé et, encore moins voulu aux Nahdhaouis, qui semblent contrôler maintenant, de nombreux sites et lettres de distribution et que j’ai défendus et soutenus sans compter, tout au long des années où, terrassés par la foudre, ils avaient perdu l’usage de la langue, pourquoi ils boycottent mes écrits, même ceux qui leurs sont favorables. Allez sur leur site. Vous y trouverez pratiquement tous les livres sur la Tunisie, sauf le premier, qui a dénoncé au milieu de la décennie, l’enfer vécu par leurs militants.
Vous devez reconnaître, en ce qui concerne « Réveil Tunisien » que vous animez, que je n’ai pris contact avec vous qu’à deux reprises. La première, au début de la naissance de ce site, pour poster une réponse à une question concernant le livre de Lise Garon et, la seconde, récemment pour répondre à votre invitation à m’inscrire « au chantier démocratique », dans l’ignorance totale que vous en étiez l’initiateur.
Quant à ma part de responsabilité dans ce que vous appelez « la sclérose de l’activité militante », j’avoue franchement ne pas m’en être rendu compte. Et d’ailleurs cette activité serait-elle vraiment sclérosée alors que de nombreux nouveaux acteurs, particulièrement les internautes, dont votre équipe et vous-même, se sont engagés dans le combat depuis quelques années et, qu’à chaque événement, grand ou petit, on bouge et on tire de partout et dans tous les sens dans ce qui ressemble à un mouvement brownien ?
Non M. Hasni, ce n’est pas l’activité militante qui est sclérosée, mais plutôt la réflexion politique qui fonde toute action, lui donne son sens, lui imprime son rythme et lui définit ses objectifs.
Suis-je responsable d’une telle situation ? Je ne le crois pas, quoique je demeure prêt à me remettre en question. Je sais en tout cas que j’ai souvent contribué à remettre en cause le bien-fondé des illusions bétonnées de certains opposants, telle que, par exemple, celle de croire qu’ils seraient capables, seuls et avec pour seule arme des discours enflammés, de faire mourir de honte un dictateur et d’abattre une dictature, soutenue par des puissances internationales. Ou encore, qu’il suffit tout simplement à un ancien adepte d’une idéologie totalitaire de se faire oublier un certain temps, de faire un bref passage dans un parti légal ou une association pour convaincre, sans autre forme d’autocritique, de sa conversion définitive à la démocratie.
Regardez comment et avec quelle célérité, tout ce que compte la gauche, d’anciens maoïstes, léninistes et autres, « normalisés » par une carrière administrative ou assagis par un long détour dans les partis « démocrates », se sont retrouvés à soutenir le dernier des partis communistes staliniens.
Dois-je me retirer ?
Et combien même j’aurai été responsable de tout ce que vous dites ou ne dites pas, dois-je me retirer, comme le suggère implicitement votre propos ?
Désolé de vous décevoir M. Hasni. Vous pouvez licencier votre employé ou le faire admettre à la retraite, écarter un de vos associés ou acculer à la démission un de vos affidés, mais sûrement pas pousser au retrait de la vie publique, un homme avec lequel vous n’avez rien de commun et que vous semblez connaître si mal. C’est tout simplement indécent et dans mon cas, surtout improductif.
D’autres avant vous l’ont essayé en usant de moyens, en principe, plus persuasifs que le vôtre. Je n’ai pas à vous raconter ma vie. Mais sachez tout de même que la dictature a tout fait depuis quinze ans pour me faire taire et, ni les représailles contre ma famille, ni la spoliation de mes biens, ni encore les agressions physiques de ses sbires contre ma personne, en Tunisie et à l’étranger, n’y sont parvenues. La cabale montée contre moi, l’année dernière, par l’ignoble auteur « du rapport de fin de mission » et ses commanditaires, que vous avez applaudi chaudement en son temps, pour me faire passer pour ce que je ne suis pas et me livrer aux chiens enragés, n’y est pas parvenue non plus.
Cela tient sûrement au caractère d’un homme mais aussi à ses engagements.
Aux élections législatives de 1989, 21.000 électeurs (22% des voix) de la circonscription de Monastir avaient voté pour notre liste indépendante. Je leur avais promis de ne jamais trahir leur confiance. Je suis donc tenu par la parole donnée, il y a plus de 15 ans.
Il y a aussi autre chose que vous ne pouvez pas comprendre M. Hasni, vous le citadin, citoyen « des deux rives », statut, qu’à mon cœur défendant, j’ai conduit mes enfants à partager avec vous, ce qu’est un pays pour un homme de la terre. Il faudrait être paysan et fils de paysans, enraciné dans la terre depuis plusieurs générations, comme je le suis et le sont tous les paysans du monde, pour comprendre le caractère quasi mystique des liens qui unissent un homme et son pays.
N’attendez donc pas de moi que je me retire sur simple injonction d’un fantôme, alors que la dictature se retrouve aujourd’hui plus puissante que jamais et que nous sommes confrontés à un nouveau défi : celui de combattre les nouveaux harkis, chasseurs de distinctions, d’honneurs, de prix et des primes qui les accompagnent ainsi que des financements internationaux, aux dépens de l’honneur des Tunisiens et de leur liberté.
N’avez-vous pas remarqué qu’aucune des organisations de la « société civile tunisienne », toutes si promptes à pourfendre les Chirac, Bush et compagnie, pour le moindre soutien au dictateur, n’avait réagi au monument d’hypocrisie érigé par l’Union Européenne au dictateur le lendemain des élections ? C’est que celles qui reçoivent des miettes du festin européen, comme celles qui attendent ou espèrent en recevoir un jour, préfèrent ne pas gêner un protecteur du bourreau, capable aussi d’être généreux envers certaines victimes.
Wa Emma Azzabadou…
Ceci dit, je me ferais un plaisir, avec mon ami Mondher Sfar, que vous aimez bien aussi et, d’autres, de vous accueillir parmi nous, au sein du Comité Tunisien d’Appel à la Démission de Ben Ali, organisation engagée depuis sa naissance en janvier 1993 dans le combat contre la dictature, pour lutter ensemble, contre le seul homme qui opprime les Tunisiens et dont le départ serait sans doute le meilleur cadeau que l’on puisse faire à un pays et à sa population.
Par contre si vous persistez à penser que mon retrait devrait précéder celui du dictateur, alors je suis obligé de vous dire, ainsi qu’aux vôtres, que vous allez attendre longtemps, parce que je suis bien décidé à continuer le combat, seul ou avec d’autres et toujours avec mes propres moyens et sans le moindre financement d’aucune sorte et ce, tant que Dieu m’en donne la force.
Et pour éviter que mon fantôme ne vienne hanter vos nuits, je vous conseille de faire comme si je n’existais pas. Il suffit pour cela « de tourner tout simplement le bouton et d’éteindre la radio au moment opportun », conseillait Abdelaziz Laroui (1898- 1971), le plus grand journaliste que la Tunisie ait jamais connu au 20ème siècle, à un auditeur agacé par sa chronique.
J’espère pour vous, M. Hasni, que vous ne baisseriez pas les bras de sitôt, comme les dizaines de gens que j’ai vu défiler aux cours de la décennie écoulée. Croyant que l’affaire ne durerait que le temps d’une campagne médiatique, un petit de travail de lobbying pendant quelques mois ou un an au plus et, s’étant dépensés plus à démolir le travail de ceux qui les ont devancés qu’à combattre la dictature, ils avaient fini par s’essouffler et par se rendre avec armes et bagages, en milieu de chemin.
Voilà, M. Hasni, ce que j’ai à vous dire. La prochaine fois, s’il y en a une, pour éviter les polémiques, à mon sens toujours stériles, je vous écrirai directement et discrètement, à votre adresse postale personnelle, une belle lettre en arabe, langue de nos paysans tunisiens, dans le pur style épistolaire de Abdulhamid Al Kateb, pour lequel vous vouez, semble-t-il, un véritable culte.
Enfin je vous invite à méditer la parabole de ce beau verset du Saint Coran, même si vous n’y croyez pas : « Wa Emma Azzabadou Fa Yathhabou Joufa’an, Wa Emma ma Yenafa’ou Annasa Fa Yamkouthou Fi- Al Ardhi », c’est-à-dire « L’écume s’en va au rebut, tandis que ce qui est utile aux hommes, demeure en terre ».
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