I.- Le sens politique du boycott : le rejet d’une mascarade électorale et de ses acteurs.

Sur quoi s’appuie le régime de Ben Ali ? Principalement sur deux éléments : une répression féroce s’appuyant sur une armée de 130000 policiers et une vitrine démocratique fabriquée de toutes pièces grâce à des opposants nommés par le maître de Carthage.

En somme, tout comme les autres démocraties de la planète, le régime de Ben Ali cherche à construire une ” légitimité ” par un discours qui s’appuie sur la démocratie et les droits de l’Homme avec tous ce que cela suppose en termes de processus électoraux. Or, un tel discours, pour avoir un minimum de crédibilité, a besoin d’acteurs et d’associés pour mettre en scène les éléments qui font sa survie. Le régime de Ben Ali s’appuie d’abord sur tous ceux qui rendent cette mascarade démocratique possible. En effet, bien plus que le RCD et son bras armé (les 130000 policiers), Ben Ali a un besoin vital des partis de l’opposition pour se maintenir au pouvoir et pérenniser son régime. Il a un besoin vital des partis de l’opposition pour donner un semblant de forme à la vitrine qu’il présente aux Tunisiens et à l’opinion publique internationale. D’où il suit, sur le plan institutionnel, le rôle joué par l’opposition dans le drame dictatorial tunisien s’avère aussi important que les exactions de l’exécutif actuel.

Les racines de la “légitimité” du Système Ben Ali puisent leurs sources non pas dans les urnes, mais à partir d’institutions qui se placent officiellement hors du RCD et de ses organisations satellites. Ces d’institutions ont pour rôle de lustrer le “packaging” démocratique du système Ben Ali. Et pour cause, c’est ce packaging (l’opposition institutionnelle) qui est mis en avant pour montrer la ” nature prétendue démocratique ” du régime. Les urnes ne servant à rien, il reste le paravent médiatique d’une opposition guignolesque. Et du fait d’être ce qu’elle est, cette opposition outrage d’une façon inouïe toute la nation. Car l’opposition de par son statut institutionnel est dépositaire de la confiance de la nation pour la sauvegarde de la démocratie.

Il faut bien réaliser que dans une vraie démocratie, le rôle et la responsabilité qui incombent à l’opposition sont aussi importants que ceux que l’on prête à des organes pourtant essentiels dans les rouages d’un tel régime, en l’occurrence les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Sans une vraie opposition, la démocratie n’existe même pas ! Il est donc vain ensuite de s’interroger sur la nature et le mode de fonctionnement des trois pouvoirs mentionnés. Et il est encore inutile de chercher un quelconque sens démocratique à n’importe quelle démarche électorale aboutissant à des résultats qui font rire y compris les enfants dans les cours d’école.

Par le boycott du 24 octobre, il faut également -ET NOTAMMENT- signifier notre colère aux acteurs qui rendent la mascarade électorale possible. On ne peut pas à la fois s’opposer au régime dictatorial de Ben Ali et être une des briques qui consolide ce régime.

II. Le sens institutionnel du boycott : la négation d’un régime et de ses institutions

Pour beaucoup, il ne s’agit pas simplement de boycotter les élections du 24 octobre, car au-delà de ce boycott, il s’agit également de la négation de l’actuel système dictatorial de Ben Ali au profit de celui d’une République authentiquement démocratique.

Au-delà de la personne de Ben Ali, c’est le système despotique qu’il faut combattre. Et vis-à-vis de ce système despotique, il n’est peut-être pas exagéré de dire que la personne de Ben Ali compte pour si peu. Nous avons tous une responsabilité collective quant aux aberrations institutionnelles qui permettent tant de despotisme dans notre pays. Il serait trop long dans cet article de rentrer dans les détails d’une telle affirmation. En revanche, il est opportun de rappeler un certain nombre d’évidences. La République et la démocratie ne sont ni des slogans, ni des formules symboliques et surtout pas des schémas institutionnels qui dépendent de la volonté d’un homme fut-il chef d’Etat. Car en aucun cas ce dernier ne fait ces schémas. Ils doivent en toute circonstance s’imposer à lui. Ces schémas dépendent étroitement d’un ensemble de règles juridiques et de la volonté collective de les faire respecter. Ces règles n’ont plus de secrets pour personnes. Pour une démocratie, ces règles s’articulent autour du sacro-saint principe de la séparation des pouvoirs.

La nature de l’évolution politique de la Tunisie dépendra de ces évidences. En effet le vrai problème, encore une fois, n’est pas Ben Ali. Car après Ben Ali, il y aura un autre despote, puis un autre et un autre… Et des élections avec des scores si ridicules, il va y en avoir encore tant d’autres. Et l’on pourra continuer ainsi pendant des années, des décennies, voire pendant des générations. Qui sait, peut-être, dans 150 ans, au meilleur des cas, verra-t-on une démocratie avec des élections libres en Tunisie.

Et si effectivement dans 150 ans nous atteignions le stade de la démocratie, on s’apercevra que la Tunisie est devenue un Etat démocratique non pas par la volonté de son chef d’Etat, mais par la volonté du peuple incarnée par des responsables politiques de tout bord qui refusent et s’insurgent systématiquement contre toute violation des règles de base du fonctionnement de la démocratie.

Parmi ces règles de base inscrites au sein de la Constitution, il est de plus en plus urgent de rompre définitivement celle qui fait le cordon ombilical entre l’exécutif et le judiciaire.

Il est absurde de croire ou d’envisager qu’il est possible d’avoir une démocratie en Tunisie si les organes chargés de surveiller les règles de fonctionnement de cette même démocratie dépendent d’une personne, d’un camp ou d’un parti. Et pour être cynique, sommes-nous vraiment en droit de reprocher à des juges le fait de couvrir les violations de la loi pour protéger le despote qui les emploie ? Pourquoi un juge se mettrait-il à dos la personne à l’origine de son pouvoir et de sa carrière ? Exiger de ce juge d’être “ingrat” à l’égard de son “employeur-protecteur” au profit de ceux qui ne font pas grand-chose de réellement efficace pour faire et protéger son indépendance est une attitude d’une absurdité totale.

C’est totalement absurde parce que, dans ce cas, l’exigence d’intégrité du juge est matériellement impossible à réaliser. Elle est impossible à réaliser parce que ce juge, à son tour, n’a aucun recours contre la tyrannie de son “employeur-despote”. Au meilleur des cas, s’il déçoit, il sera viré et remplacé par un autre juge qui aura un sens plus développé de la reconnaissance du ventre et, lequel nouveau juge, n’aura sans doute, aucun scrupule à broyer son collègue “ingrat”. Et entre temps qu’aurions-nous fait de réellement efficace pour protéger l’intégrité du pouvoir de la justice ? Qu’aurions-nous fait pour protéger ce juge de la vendetta de son “employeur” ?

Cet aspect n’est qu’un élément parmi tant d’autres (cf. infra) sans lesquels il ne peut y avoir de démocratie. On pourra se contorsionner dans tous les sens, on pourra faire les plus beaux discours, on pourra revendiquer pendant des siècles encore… et si l’on ne s’arrêtait pas de la façon la plus ferme sur les principes fondamentaux qui permettent à une démocratie de fonctionner d’une manière acceptable, nos aspirations demeureront des voeux sans lendemains.

Aussi, par le boycott des élections du 24 octobre, ce que nous devons rejeter ce n’est pas uniquement la mascarade électorale mais l’ensemble du système institutionnel actuel de la Tunisie. Et par-dessus tout, pour que ce rejet aboutisse, il n’y a aucune autre alternative que celle de l’union de l’opposition démocratique, quels que soient les bords politiques, sur des préalables institutionnels. Sans cette “union sacrée” concernant des principes élémentaires permettant le fonctionnement de la démocratie, il n’y aura point de démocratie. Pour ma part, je considère que tout discours sur l’avenir démocratique de la Tunisie, lorsqu’il n’est pas accompagné des moyens à mettre en oeuvre pour unir toutes les parties sur ces préalables qui doivent être placés au-dessus de tout, est un discours soit naïf soit mensonger (mensonger par ignorance ou pour de vils calculs politiques). Et il ne s’agit pas ici simplement de s’unir par des communiqués communs ou de pouilleuses déclarations de principe, il s’agit surtout d’agir tous ensembles de la manière la plus ferme et la plus déterminée pour que les règles sur lesquelles tout le monde s’accorde soient en permanence respectées. Et pour cela, il n’est nul besoin de partager des convictions idéologiques.

III.- Du boycott vers un consensus “ferme” sur des préalables institutionnels…est-ce possible ?

Oui certainement, il y a déjà un certain nombre de revendications sur lesquelles presque toute l’opposition démocratique s’accorde, tels entre autres : la libération de tous les prisonniers politiques ; l’affranchissement effectif des moyens d’information -presse écrite, Radios, Tv ; l’affranchissement effectif de l’activité associative par la suppression de toute possibilité d’intervention de l’administration pour neutraliser la création d’associations ; la fin de l’impunité des violations des droits de l’homme ; la révision du code électoral etc, mais outre le fait que l’opposition démocratique n’arrive toujours pas à agir de concert pour ces revendications, celles-ci (les revendications mentionnées) demeurent pourtant presque secondaires.

Ces revendications sont certes nécessaires, mais très insuffisantes, car elles visent les conséquences et non les causes de la tyrannie tunisienne.

Ce sur quoi l’union est cruciale, ce sont les mécanismes de fonctionnement du pouvoir politique et de l’appareil d’Etat. C’est une union qui non seulement doit avoir pour objectif la consécration de tels mécanismes par la Constitution mais également une union qui doit constamment être en alerte lorsque l’on attente aux règles de fonctionnement de la démocratie.

Bien que peu envisageable, si une telle entente sur l’essentiel s’accomplissait, alors oui la démocratie serait possible en Tunisie. Ceci non pas dans 150 ans, mais à court ou à moyen terme au prix d’une véritable révolution institutionnelle. C’est une révolution qui porte sur un nombre d’éléments relativement réduits mais ô combien nécessaires…

Parmi les éléments auxquels nous songeons, je citerai les suivants (ou tout ce qui peut s’en rapprocher). Certaines réformes envisagées pourraient susciter des critiques alors que d’autres pourraient franchement paraître radicales. Peu importe. Voici ce à quoi l’on songe :

1- Un Conseil constitutionnel dont la nomination des membres ne dépendrait plus si étroitement ni de l’exécutif ni du chef de l’Etat. Si l’on écarte le mimétisme ridicule des régimes occidentaux, il n’y a pas d’obstacle à ce que la nomination des membres du Conseil constitutionnel puisse relever d’une procédure élective. On peut parfaitement imaginer que lesdits membres soient élus pour un tiers par la chambre des députés, un tiers par les magistrats et avocats (et autres professionnels du droit) et un tiers par le gouvernement. De surcroît, envisager un Conseil constitutionnel pouvant être saisi par voie d’action lors de la procédure législative et par voie d’exception, pour les lois déjà votées (ceci pour écarter progressivement l’application des lois scélérates). Enfin, un Conseil avec une compétence élargie à toutes les lois quelles que soient leurs natures.

2- Des mécanismes qui assurent l’indépendance totale du pouvoir judiciaire et notamment l’abrogation des dispositions qui font que, hormis deux juges élus par leurs pairs, l’actuel Conseil supérieur de la magistrature ressemble plus à une antichambre de Carthage qu’autre chose. Et à ce propos, pourquoi l’élection de l’intégralité des membres du CSM ne se ferait-elle pas par les magistrats eux-mêmes, hormis le président de la République et le ministre de la justice membres de droit ?

3- La limitation des mandats présidentiels. Et en l’état actuel des velléités des “ogres tyranniques” pourquoi ne pas aller encore plus loin et limiter les candidatures à un mandat unique de 5 ans. Une limite qui réduit les risques des glissements vers le despotisme. N’est-ce pas ces glissements que la Tunisie a connus tant avec Bourguiba qu’avec Ben Ali. Alors pourquoi laisser la porte ouverte au suivant ? Et est-ce que les inconvénients d’un mandat unique de 5 ans font réellement le poids face aux risques despotiques que nous avons connus et que nous connaissons actuellement en Tunisie ?

4- La suppression de la Chambre des conseillers qui est une insulte permanente à la souveraineté populaire et à la démocratie.

5- La soumission du président de la République à la loi comme tous les citoyens, soit par une procédure spéciale durant son mandat soit/et par la procédure de droit commun après la fin de son mandat.

6- La soumission du chef de l’exécutif à une véritable responsabilité politique. En d’autres termes soumettre le réel auteur de la politique nationale à une responsabilité politique devant la Chambre des députés. Il s’agit bien du réel auteur (le président de la République en l’état actuel de la Constitution) et non de son “fusible”, un premier ministre fantoche. N’était-ce pas la solution adoptée par la Tunisie depuis 1976 et ce jusqu’à l’arrivée de Ben Ali qui a supprimé ce schéma de la Constitution dès 1988 ? (Un mécanisme qui avait le mérite d’exister, même s’il n’a jamais été mis en application).

7- L’élection des gouverneurs de région (Wali) par les maires et les conseillers municipaux. Les gouverneurs devant être les représentants de la loi Républicaine et de leurs électeurs. La fonction de représentation du pouvoir central (président de la République et gouvernement) ne devrait-elle pas se limiter aux préfets de région ?

8- La soumission de tous les actes réglementaires du gouvernement, président de la République compris, au contrôle de la juridiction administrative.

9- Etendre les mécanismes de l’immunité parlementaire aux chefs de partis politiques et à leurs portes-parole officiels lorsque ces derniers n’exercent pas de mandat législatif. Et pour éviter que les députés ne deviennent juge et partie, conférer le pouvoir de lever cette immunité à la fois au Conseil supérieur de la magistrature, au Conseil constitutionnel et à la chambre des députés. En somme, pour que la levée de l’immunité ait lieu, ne serait-il pas utile que le Conseil constitutionnel ou/et le CSM confirme l’acte de la levée de l’immunité ? Lequel acte devant être motivé et rendu public.

Bien plus que d’une réforme du code électoral, du droit bancaire ou du code des marchés publics, c’est d’une réforme au sommet de l’Etat dont nous avons besoin. C’est une réforme qui redonne du sens à un Conseil constitutionnel chargé de l’examen des recours en matière de contentieux électoral (outre sa compétence pour stopper les lois liberticides) ; une réforme qui redonne du sens à une justice chargée de surveiller les dépassements de la loi ; une réforme qui protège suffisamment les mêmes juges contres les mauvaises humeurs de l’exécutif ; une réforme enfin qui empêche l’exécutif de faire n’importe quoi.

Les assurances et les garanties du pouvoir pour le bon déroulement d’un scrutin, ses déclarations rassurantes, les observatoires ridicules qu’il institue, les rapports qu’il commande, voire les commissions d’enquête qu’il forme, les lois protectrices qu’il fait voter (il y en a bien quelques-unes), les traités relatifs aux droits de l’Homme qu’il ratifie etc, nous en avons le ventre plein tant nous recevons depuis 17 ans. Nous en avons tellement reçu que nous savons tous où cela mène-t-il… Tout droit vers ceci :

99, 27 % en 1989 ; 99, 91 % en 1994 ; 99, 44 % en 1999 ; 99, 54 % en 2002, des scores électoraux dont même les divinités ne s’en rapprocheraient pas … avec, pour cerise sur le gâteau, une présidence à vie dans un contexte ou la violation notamment des règles de procédure pénale, des conventions internationales et de la Constitution sont devenues la règle dans un environnement de corruption et de népotisme probablement sans précédent.

Jusqu’à quand cela durera-t-il ? Cela durera tant que celui qui sera à la tête de l’exécutif soit en mesure de faire ce qui lui plaît dans une forme d’indifférence de la majorité. Autrement dit, tant qu’il n’y aura pas une union véritable, malgré les différences idéologiques et les calculs politiques de chacun, pour imposer et surveiller des garde-fous empêchant le glissement vers la tyrannie et le despotisme.

D’ici là, et pour le 24 octobre, je vous souhaite de ne pas avoir trop la nausée… non pas tant lors de la découverte des résultats du scrutin (nous les connaissons déjà), mais surtout lorsque vous entendrez et lirez les commentaires des médias tunisiens.

Ensemble sur l’essentiel nous vaincrons, divisés sur l’essentiel nous faillirons !

Astrubal, le 20 octobre 2004.

astrubal2002@yahoo.com