Nous sommes à l’intérieur de l’Occident, et c’est à l’intérieur de l’Occident que nous pouvons nous permettre de faire la critique radicale de ce que nous appelons les valeurs, afin peut-être de répondre à la nécessité de construire des valeurs futures.

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Mohamed ARKOUN

Nous sommes à l’intérieur de l’Occident, et c’est à l’intérieur de l’Occident que nous pouvons nous permettre de faire la critique radicale de ce que nous appelons les valeurs, afin peut-être de répondre à la nécessité de construire des valeurs futures.

La raison des Lumières nous avait aussi promis des valeurs futures. Elles se sont d’ailleurs largement imposées, en face des valeurs religieuses portées par le christianisme ou le judéo-christianisme. Mais on élude trop souvent le fait qu’un monde de valeurs marqué par la tradition de pensée islamique s’est élaboré puis répandu dans l’espace méditerranéen pendant sept siècles au moins. Dans la mesure où il s’agissait de valeurs intellectuelles, scientifiques autant que de valeurs religieuses s’imposant à une communauté de croyants, il me semble essentiel de réfléchir à une élaboration de valeurs futures prenant en compte l’identité singulière de l’islam et de l’Europe dans l’espace méditerranéen.

Loin de moi l’idée d’applaudir au retour du religieux ou de Dieu et de célébrer la suprématie des valeurs portées par l’islam face aux valeurs malades de l’Occident. Nous constatons simplement l’existence de mouvements puissants, d’essence politique, qui se réclament de la religion musulmane pour revendiquer des valeurs stables, éternelles, intangibles face à des valeurs dont l’Occident lui-même est en train de reconnaître la contingence.

Ce sont ces deux positions à l’égard des valeurs que nous avons à gérer, sans feindre d’ignorer leur conflit : les valeurs de l’Occident si radicalement critiquées continuent d’être politiquement affichées et politiquement défendues, y compris par les armes. Nous devons gérer cette conflictualité ensemble en prenant conjointement conscience de ce qui s’est passé sur le plan historique dans le champ méditerranéen.

Nous devons nous nourrir de faits d’histoire avant de spéculer philosophiquement sur le devenir des valeurs. Ce que nous appelons l’islam s’est fait une place dans l’histoire, non seulement dans l’espace méditerranéen, mais dans le monde, non pas tant par ses valeurs religieuses et par le style de l’expérience islamique du divin que parce que l’islam a construit une culture humaniste qui a fondé l’humanisme qui s’est déployé en Europe à partir du XIVe siècle. Il y a eu en effet une ouverture aux cultures, une appropriation des cultures du Moyen-Orient qui dépasse de loin les expressions théologiques et juridiques de la croyance.

C’est à partir des XIIIe et XIVe siècles que la place hégémonique de l’islam va être occultée jusqu’à devenir, aux XIXe et Xxe siècles, le résidu d’une culture ancienne, d’une civilisation ancienne, à laquelle les musulmans eux-mêmes ne peuvent pas se référer dans la mesure où ils l’ont oubliée. En effet, on a négligé de développer les outils de culture et de recherche historique qui auraient pu permettre aux musulmans de continuer sur leur lancée et de contribuer, au même titre que l’Europe, à la production d’une modernité.

Aujourd’hui, c’est le reste du monde, que l’on n’appelle même plus le tiers monde, qui est réduit à l’état de résidu. C’est pourquoi nous risquons, en continuant de ne parler de valeurs que dans le seul cadre du parcours occidental, de perpétuer la réaction de ces peuples à la culture résiduelle. L’islam qui s’exprime aujourd’hui sous la forme de terrorisme est un islam révolté contre le sort que l’histoire lui a réservé. Il dénonce l’attitude systématique de l’Occident vis-à-vis de son voisin géographique, vis-à-vis de son compagnon de route et d’une culture qui ne peut plus être exclue du bénéfice de la civilisation et des valeurs.

Nous devons relire l’histoire du rôle des trois religions monothéistes dans l’espace européen puis dans le monde entier, puisque l’islam et le judéo-christianisme sont les deux seules religions qui ont franchi toutes les frontières culturelles du monde. Or nous n’avons pas suffisamment pris en compte, dans l’approche de cette confrontation, l’ensemble des protagonistes de l’espace méditerranéen, sinon en considérant l’Empire turc ou l’islam comme des gêneurs face au développement de l’hégémonie européenne à partir du XIIIe siècle. Vous pouvez aller dans les départements d’histoire de la totalité de l’espace européen et américain, vous ne trouverez nulle part dans les programmes de formation à la connaissance historique d’enseignement intégré de ce protagoniste historique que l’on nomme l’islam.

Comment s’étonner, dès lors, que nous ne nous intéressions au destin des valeurs que dans le contexte historique de la pensée philosophique et morale de l’Occident. Est-ce admissible intellectuellement ? Est-ce permis scientifiquement ? Je cherche, après trente ans de lutte et de combat, à fonder une histoire remembrée de la Méditerranée, car c’est dans ce cadre que peuvent se créer une solidarité historique et une production historique des valeurs qui seraient cette fois-ci construites avec la participation de tous les peuples réduits à l’état de résidu.

Je rappelle à ce propos qu’une instrumentalisation de la raison et des Lumières a travaillé, au sein même de l’Europe, contre l’humanisme le plus élémentaire. Au-delà de la seconde guerre mondiale et des tragédies historiques programmées qu’elle a suscitées, cette dérive de la raison occidentale est une des sources directes des événements que nous avons subis : la crise de Suez, la guerre d’Algérie, la guerre de six jours, la guerre du Kippour, la guerre du Golfe et la campagne américaine d’aujourd’hui. Il en ira de même tant que nous n’aurons pas créé les conditions intellectuelles d’une production de notre histoire fondée sur la solidarité des peuples et non sur des combinaisons secrètes entre Etats. Car il y a des Etats qui travaillent contre leur peuple.

Les colonisés qui tenaient un discours – légitime – de victimisation n’ont pas su tirer de l’expérience de la colonisation des projets d’histoire libérateurs, et nous avons assisté à une dérive idéologique effroyable infligée par les Etats à leurs peuples.

L’islam, plutôt que de bénéficier des libérations des années 1960 et 1970 et de se remettre à réfléchir son propre passé, c’est-à-dire de le soumettre à une critique aussi radicale que celle que nous menons en Occident au sujet des valeurs léguées par le judéo-christianisme, le christianisme et les Lumières, a suscité un divorce total entre le discours islamique contemporain et l’âge classique de la pensée islamique, du VIIe siècle au XIIIe siècle.

Aujourd’hui encore, les musulmans ne savent pas comment parler de cet âge, car il existe un retard considérable de la recherche historique islamique. Incapables de comprendre notre héritage, nous ne sommes pas davantage en mesure de dialoguer sur un pied d’égalité avec les Européens en vue de la fondation de nouvelles valeurs.

L’islam contemporain a aussi oublié les bribes de la modernité que les intellectuels islamiques, et plus particulièrement arabes, ont tenté d’intégrer au cours de la période qui, au XIXe siècle, a été appelée “la Renaissance”. Cet oubli s’explique largement par le fait que la modernité a eu depuis un impact négatif sur les colonisés, puisqu’elle a associé à ses apports bénéfiques une domination et une dénégation des cultures.

Pour conclure, j’insisterai sur la nécessité pour nous tous de créer les conditions du passage d’une histoire fondée sur une hiérarchie des peuples et des cultures à une histoire fondée sur la solidarité des peuples et des cultures, pour construire ensemble ces valeurs du futur que nous appelons tous de nos vœux.

source : Le Monde du Jeudi, 13 Décembre 2001