Moncef Marzouki - 26.4 ko

Moncef Marzouki

Il ne faut pas se cacher derrière son petit doigt. Le dictateur a remporté, en 2004 et depuis, une éclatante victoire sur toutes les oppositions, surtout au regard de ses propres critères de ce qu’est la victoire en politique.

L’homme, en effet, ne conçoit pas cette dernière comme la réalisation d’un grand dessein qui fait avancer les Tunisiens vers plus de liberté, de développement, de créativité, de joie de vivre, et qui lui assure une place honorable dans l’histoire du pays. Non, la seule victoire qui compte à ses yeux est d’être au pouvoir et d’y rester le plus longtemps possible ,pour que lui et les siens puissent jouir de tous ses privilèges … à la manière d’une sangsue et tant pis pour la victime.

Quant à nous autres opposants, force est de constater que nous avons tous fait chou blanc, et ce, bien sûr, au regard de nos propres critères de la victoire en politique.

La Tunisie n’est toujours pas une République encore moins une Démocratie. Son prestige dans la région n’a jamais été aussi bas. Les libertés fondamentales y sont systématiquement violées. Le prétendu ‘’ miracle économique’’ a fait long feu. La corruption règne en maîtresse absolue. Le peuple vit dans une atmosphère de peur, de suspicion et de découragement.

Or toutes les tentatives pour mettre fin à cet état de fait qui dure depuis plus d’une décennie ont échoué.

La stratégie de la société civile, centrée autour du combat pour les droits de l’homme, me rappelle l’histoire du bédouin victime d’une razzia et qui eût ce mot célèbre : Ils ont emmené les dromadaires, mais je m’en suis plaint à Allah et je les ai beaucoup injuriés.

La stratégie politique de l’entrisme et du’’ changement de l’intérieur ‘’a simplement permis à certains de troquer le singulier pour le pluriel, l’honneur pour les honneurs.

La stratégie d’Ennahda, basée sur l’évitement, la sur- modération, les appels au dialogue, n’ont fait que renforcer l’arrogance du dictateur et prolonger le calvaire des otages politiques.

La stratégie des légalistes prêts à toujours jouer dans le mouchoir de poche qui leur a été alloué et selon les règles imposées par le dictateur ; et ce disent-ils, pour ‘’faire avancer les choses’’ ou pour’’ profiter des brèches du système’’, n’ont fait que contribuer à leur intégration dans le faux pluralisme et le jeu malsain dans lequel excelle le faussaire suprême.

La stratégie du CPR (et dont j’assume la responsabilité) d’appel à la révolution pacifique et démocratique ressemble à un cri lancé à un sourd qui refuse de mettre sa prothèse.

Nous voilà les uns et les autres au pied du mur.


Mais quid des ragots à propos de la signification des nouvelles lois que la chambre d’enregistrement a ‘’voté’’ sur les droits des présidents qui partent à la retraite ?

Il faut les considérer jusqu’à nouvel ordre comme relevant d’une intox semblable à celle savamment entretenue sur la maladie du dictateur avant les ‘’élections ‘’ de 2004.

Nous ne devons jamais perdre de vue que cet homme n’à que trois objectifs dans la vie : le premier est de s’accrocher au pouvoir, le second est de s’accrocher au pouvoir et le troisième est de s’accrocher au pouvoir. Il faut donc travailler en fonction de la seule hypothèse mobilisatrice à savoir que le dictateur, à moins de n’y être contraint et forcé, ne quittera pas Carthage et essayera en 2009 de nous refaire le coup de 2004.

Considérez dés maintenant le scénario exécrable de “l’appel pressant du parti” au “président” à se présenter aux “élections” pour continuer le “train des réformes”. Soyez assuré qu’il y aura alors des mercenaires dans l’opposition factice et des ambitieux dans l’opposition légaliste pour jouer le rôle qui leur est imparti dans la triste comédie des “élections pluralistes” ….toujours sur la base des mêmes misérables arguments ressassés en 2004. Imaginez aussi mes appels désespérés au boycott avec les mêmes arguments cent fois répétés.

Mais au-delà de tout ce gâchis de dignité et d’énergie pour la classe politique, imaginez ce que signifie pour l’avenir de la Tunisie le maintien du dictateur au pouvoir jusqu’en 2009 et au –delà.


Je ne lis pas dans le marc de café et je ne prétends pas être capable de prédire un avenir qui est fait, par définition, de surprises pouvant surgir à tout moment et ridiculiser nos analyses les plus sophistiquées.

Cependant, deux tendances actuellement en pleine dynamique, sont faciles à repérer et peuvent être considérées comme des lignes de force autorisant une prévision juste, au moins à court et moyen terme.

1- L’aggravation de la déliquescence de la société et de l’Etat.

C’est une loi que dans une dictature obsédée par l’organisation de sa façade, l’étendue des dégâts qu’elle occasionne à une société ne se mesure qu’après sa chute. Mais même avec tout le souci que met le dictateur à soigner cette façade, l’étendue des dégâts se voit comme le soleil à travers le fameux tamis percé de notre proverbe bien connu.

La société, bâillonnée et qui ne peut exploser à cause de la chape de plomb policière qui la recouvre ….. Implose. Crimes, divorces, suicides, sauve- qui –peut des jeunes à l’étranger, sont en constante progression dans le pays. Mais c’est l’étendue de la misère psychologique des Tunisiens qui fait aujourd’hui le plus mal : haine de soi et de l’autre, mépris du pays et de l’Etat, abattement, découragement, cynisme et opportunisme .Voilà les fruits amers de la dictature et c’est avec eux que nous construisons nos rapports sociaux.

Ajoutons à cela deux autre ingrédients qui vont nous permettre de faire le lien avec la déliquescence de l’Etat : la démission collective de tout effort visant le bien général et la corruption à tous les étages ……l’exemple venant de là où il n’aurait dû jamais venir.

Peu de Tunisiens sont conscients du retentissement catastrophique des attitudes et comportements induits par ce climat délétère sur des systèmes de services complexes, et qui se délitent rapidement s’ils ne sont constamment entretenus et réformés. Peu sont en mesure d’imaginer dans quel état de délabrement nous trouverons un jour l’administration, le système judiciaire, le système éducatif, le système de soins, le système bancaire. Je ne parle pas de l’état du système sécuritaire avec ses nombreuses dérives et ses innombrables cohortes de “travailleurs” qu’il faudra recycler dans des activités procurant plus de dignité aux personnes et de biens réels au pays.

Il y a plus grave.

2- L’exacerbation de la tentation du terrorisme.

Dans tous les pays arabes et musulmans où la politique, aussi cynique soit-elle, se conjugue avec sens des réalités et bon sens, l’islamisme modéré a été intégré au jeu politique. Il en fût ainsi de la Malaisie au Maroc, en passant par la Jordanie, l’Egypte et l’Algérie. Tous ces pays ne s’en sont plus mal portés. Bien au contraire, cela a permis de scinder l’islamisme et d’isoler l’aile extrémiste qui prône la violence.

Le dictateur, lui, a choisi de rayer par une répression bête et méchante un courant qui n’a jamais commis un seul attentat, qui a toujours rejeté l’appel aux armes et qui a condamné sans la moindre hésitation toutes les actions terroristes qui ont ensanglanté Alger, le Caire, New york, Madrid ou Londres.

Cette politique stupide basée sur la peur et la rancune a eu deux effets pervers.

Il y a d’abord cette islamisation non encadrée mais rampante qui a progressivement envahi toute la société et ce malgré toutes les répressions. Or, dans l’absence de débat et de transparence, nul ne sait ce que risque de donner une religiosité diffuse au niveau de l’ensemble de la population. Mais C’est son impact sur une jeunesse déboussolée qui risque d’être très grave. On estime que 40% des jeunes tunisiens se sont mis à la prière et que 10% d’entre eux se disent prêts à devenir Jihadistes. Ah la redoutable efficacité du bidouillage des programmes scolaires entrepris dés les années 90 et censé nous créer une nouvelle génération ! C’est vrai que l’affaire manquait un peu de coordination entre le ministère de l’intérieur et celui de l’éducation, et tout simplement de bon sens.

Qui sait aujourd’hui que les cinq cent otages politiques d’Ennahda ont été rejoints par environ mille jeunes islamistes nouveau –genre arrêtés sur place ou livrés par les Syriens, les Libyens ou les Algériens ,alors qu’ils s’initiaient au maniement des armes ou s’apprêtaient à partir en Irak. Qui sait que prés de 400 jeunes Tunisiens sont déjà à l’œuvre dans ce pays ?

Comment ne pas être frappé par le nombre croissant de Tunisiens impliqués dans le terrorisme international ? A-t-on le droit de feindre ignorer ce que cela révèle … Ce que cela présage ?

Voilà le deuxième effet pervers de la grande politique de notre grand stratège.


Si la dictature se pérennise et se durcisse ,comme cela a été clairement indiqué par le dictateur en personne le 25 Juillet dernier, la Tunisie s’acheminera vers plus de stagnation, de déliquescence et fermeture. Il n’y qu’à regarder le traitement du nouvel épisode du conflit éternel avec la Ligue des droits de l’homme. Tôt ou tard la Tunisie dirigée par tant de hargne de haine et d’intolérance finira par devenir un lieu d’importation et d’exportation du terrorisme.

C’est cela qu’il faut empêcher absolument et c’est la responsabilité de tous les Tunisiens, aussi bien dans l’opposition que dans tous les rouages de l’Etat. La situation est trop grave pour autoriser davantage de démission et de laisser aller. Après tout ce n’est rien d’autre que de l’avenir de nos enfants qu’il s’agit.

Que faire ? Sempiternelle question.

Tout d’abord, rompre avec toutes les stratégies sus- mentionnées car elles continueront à nous faire tourner dans le même cercle vicieux de l’impuissance et de l’indignité. Elles sont déjà un contre-exemple pour une jeunesse trouvant dans leurs échecs tous les justificatifs pour le recours aux armes.

Une stratégie alternative, à la fois sans concession sur l’essentiel mais assez pragmatique pour être efficace, doit se construire autour de cinq objectifs.

** Tenir la Conférence Nationale Démocratique (CND)

Il est temps que cette Arlésienne de la politique tunisienne finisse par se montrer. Encore une fois, il y va de l’avenir du pays et tout autant de celui de la classe politique actuelle.

La CND n’a pas vocation à être un symposium d’intellectuels, mais à constituer le front sans exclusive de toutes les forces politiques exigeant le départ du dictateur et la fin de tout système anti-démocratique. Il lui faut s’inscrire résolument dans une optique d’alternance définissant 2009 comme l’horizon ultime du passage à la démocratie par de vraies élections supervisées par l’ONU. Elle doit se considérer comme une pré- constituante définissant les contours du futur contrat politique qui doit lier les Tunisiens. Enfin elle doit accoucher d’une direction collégiale, crédible et assez mûre et responsable pour mettre de côté les ambitions pour la carrière d’une personne au profit de l’ambition pour le destin d’un pays.

** Mobiliser les Tunisiens pour occuper l’espace public

Jamais on n’a vu un peuple réussir une révolution, pacifique ou non, sans une direction identifiée, un programme alternatif, même perçu de façon confuse. Si La CND réussit à se tenir et à tenir ses promesses, la condition nécessaire de la mobilisation populaire sera réalisée. Restera à travailler une jeunesse plus que prête. Ceci passe par la sortie des acteurs politiques de la capitale, des salles de réunion et de l’Internet, pour aller sur les marchés, autour des usines, dans les enceintes de l’université, de façon générale dans la rue pour redonner aux Tunisiens le courage des manifestations pacifiques lavant l’affront de tant d’années de silence humilié.

** Rechercher le dialogue avec l’intérieur du système

C’est une grave erreur de considérer le système actuel comme un tout monolithique. A tous les étages du pouvoir existent des hommes et des femmes conscients du danger que le dictateur et son clan représentent non seulement pour le pays et l’Etat , mais aussi pour leur propre avenir. Quelle personne sensée de 30 ou 40 ans est prête à hypothéquer son avenir pour défendre le droit de voyous, unanimement honnis, à mettre le pays en coupe réglée et demain à feu et à sang pour continuer leurs rapines.

Il nous faut donc jeter des ponts et ouvrir le dialogue avec de telles personnes, car elles peuvent se révéler extrêmement précieuses dans la gestion des délicates étapes intermédiaires.

** Retourner l’appui étranger

Les deux sponsors étrangers du dictateur à savoir les USA et l’UE ont aujourd’hui toutes les raisons de changer d’attitude vis-à-vis de leur protégé. Il y a d’abord sa politique de plus en plus irrationnelle vis-à-vis de la société civile, et ce au moment ou la réforme démocratique est devenu un Oukase de la Communauté internationale. Mais la raison la plus contraignante est que la Tunisie devient sous sa coupe un foyer d’exportation du terrorisme. Ils n’ignorent pas que le dictateur est très tenté d’utiliser cette carte pour se donner davantage de légitimité et justifier sa reconduction en 2009. Mais la ficelle est un peu grosse. Ce n’est pas au pyromane qu’on va demander de jouer au pompier. A nous d’exploiter la nouvelle donne pour faire jouer enfin la carte étrangère en faveur du changement démocratique.

Choisir l’option de l’apaisement et de la réconciliation nationale.

Dans un monde où l’on s’oriente de plus en plus vers la punition des coupables de crimes politiques au même titre que les coupables des crimes de droit commun, je persiste à croire que si l’impunité peut aider à une transition pacifique vers la démocratie et économiser des vies et des souffrances inutiles- et seulement à cette condition – eh bien que vive l’impunité.

Une stratégie à la fois d’une fermeté extrême en matière d’objectifs et d’une grande souplesse au niveau des moyens, peut faire sienne la devise de Napoléon : “Faire un pont en or à l’ennemi qui fuit”. La justice sera rendue à toutes les victimes de la dictature dans le sens positif de dédommagement moral et matériel, non dans celui de punition des coupables et de vengeance tardive.

S’il est important que la Tunisie bascule le plus vite dans le giron de la démocratie, il est plus important encore qu’elle le fasse de la façon la plus pacifique qui soit et qu’elle tourne la page de cette période honteuse de son histoire le plus rapidement possible.

C’est là une mission de plus pour la CND : Se porter garante d’un tel choix moral et politique.

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Tous les citoyens, là où ils sont et à tous les niveaux de responsabilité doivent s’inscrire dans ces objectifs, se les approprier, aider à leur réalisation, car sans eux la classe politique ne peut rien.

J’entends en débattre sur place avec les représentants de la société civile et les leaders politiques , pour que nous puissions travailler tous en commun au déblocage d’une situation grosse de tous les dangers et accélérer l’avènement d’une Tunisie libérée enfin de l’indignité .

(Source : Article publié par “L’Audace”, N° 128 – octobre 2005)

Repris sur TunisNews, n° 1965 du 07.10.2005