Réponse à l’article d’Astrubal

À tous ceux qui croient que la Tunisie souffre d’un mal institutionnel… Détrompez-vous !

Comme vous l’affirmer très justement, tout a été dit quant à la nature dictatoriale, oligarchique et mafieuse du régime tunisien. Les diagnostics sont rendus et les bilans sont dressés ; reste à savoir comment sortir de cet état des choses. Mais entre cette béate affirmation et « l’arrivée à maturité des conditions nécessaires vers une transformation d’envergure de la situation politique tunisienne » puisque « de nombreux indices poussent à croire que nous sommes en phase de traverser ce type de périodes très singulières précédant les grands changements » se dresse un abîme. En d’autres termes, rien n’est moins évident que ce que vous avancez ; et Dieu sait que je suis de nature plutôt optimiste. C’est qu’en matière de grands -ou de petits- bouleversements politiques, l’on ne peut pas ériger éternellement nos espoirs, sur « une attitude générale d’attentisme » et encore moins sur quelques balbutiements syndicaux et associatifs, aussi courageux et louables soient-ils. Le faire, nous condamne à une errance absurde et sans fin.

À vrai dire, les véritables « occasions » annonçant de grands bouleversements politiques, sont extrêmement rares dans l’histoire d’un peuple. Il faut qu’un certain nombre de conditions objectives se réunissent. Autrement « dhra’ek ya ‘allef ! » (ذراعك يا علاّف) comme le dit si bien la sagesse populaire tunisienne. Je m’explique : il faut les « créer », ces conditions objectives. Pour le cas de la Tunisie, « l’occasion » d’un vrai bouleversement « instantané », est déjà passée, et ce depuis longtemps. Ce fut entre 1978 et 1987 ; ni avant, ni après. Le pire c’est que cette « occasion » fut saisie ; et comment ? Un homme a eu, à ce moment-là – en plus de l’appui extérieur certain [1] – la lucidité, l’intelligence et le courage – qualités qui faisaient, précisément défaut à « l’opposition démocratique » – de saisir l’occasion à la barbe et aux moustaches de tous. La suite vous la connaissez.

Vous affirmez ensuite, que « les revendications d’une démocratie et d’un Etat de droit » sont devenus « comble de la situation, une langue de bois verbeuse », car depuis plus de 20 ans « c’est les mêmes discours et revendications – qui ne veulent d’ailleurs plus rien dire – que l’on entend ». Il est donc grand temps pour passer « au concret par des engagements élaborés, écrits noir sur blanc. Des engagements sur des réformes claires qui écartent le doute concernant l’avenir desdites institutions ». Pardonnez-moi, cher ami, de vous dire que votre discours, aussi dénonciateur soit-il «  de la langue de bois verbeuse », n’en constitue pas moins un pur chef-d’œuvre de cette même langue. Surtout, lorsque vous vous étalez, mais longuement, sur des questions d’ordre institutionnel.

Ainsi, vous reprochez aux « programmes parfaits », élaborés par « l’opposition démocratique » [2], de s’attarder inutilement sur des détails sordides (les chênes de Tabarka, le lac Ichkel ou la sauvegarde des médinas…) ; mais vous tombez dans le même panneau quand, pour évoquer « les mécanismes préconisés pour que cesse la dictature » ; vous dissertez longuement sur la réforme du Conseil Supérieur de la Magistrature, les mandats présidentiels, l’élection des wali… Pardonnez-moi de vous dire que c’est quasiment du même ordre que de parler du lac d’Ichkel ou du calibre du melon de Béja. Ce ne sont pas ces palabres savants et ces juridismes qui mobiliseraient le peuple tunisien ou n’importe quel peuple en vue de se débarrasser d’une dictature. Ce sont là des sujets dignes d’un débat au sein d’une nouvelle constituante (j’entends post-dictature, et post-bouleversement).

À lire votre article, je suis tenté de croire, que le régime de Ben Ali a connu une certaine dérive, après avoir suscité un formidable espoir. Mais que cette dérive est due au manque de collaboration de « l’opposition démocratique » avec « les enfants du système ». Qui sont ces derniers ? « Des commis de l’Etat, bien formés », « des haut cadres de l’administration et des services publics ». Bref, des technocrates que « l’opposition démocratique » n’a fait que « décevoir d’une façon détestable toutes les initiatives audacieuses en n’y participant pas ». Je suis curieux de savoir où est ce que vous classez les Charfi, Chamari, Harmal et d’autres encore : « enfants du système » ou « opposition démocratique » ? Ils étaient partout n’est-ce pas ? Dans une parfaite polyvalence. Et puis, Ben Ali lui-même, n’était-il pas « un enfant du système » bourguibien. Soyons sérieux ; il ne s’agissait pas d’une simple dérive mais d’un péché originel !

Pendant que « ces enfants du système » faisaient le rafistolage juridique, que vous trouvez si fascinant au point de pardonner les retournements de A. Amor, d’autres « enfants du systèmes » travaillaient – et travaillent toujours – avec acharnement et professionnalisme, arrêtant, torturant et assassinant des milliers de tunisiens. Et d’autres « enfants du systèmes » encore, pillaient méthodiquement – et pillent toujours – les richesses du pays.

Quant à M° Yahyaoui, au Dr. Marzouki, à T. Ben Brik et à d’autres encore, je ne les considère pas comme « enfants du système », et ce en dépit de leurs statuts (Juge, Médecin, journaliste…) ; ils sont les « enfants de la Tunisie », qui reconnaît en eux de braves gens intelligents, courageux, résistants et par-dessus le marché de bons citoyens !

Vous dites que la Tunisie (je préfère dire le peuple tunisien), est « en attente d’être mobilisée. Elle est même fatiguée d’attendre. Elle n’aspire qu’à faire sa « révolution du jasmin ». (Quitte à vous décevoir je vous rappelle que ce titre si poétique est déjà pris : c’est l’un des innombrables qualificatifs du 7 novembre !). « Mais pour cela, encore faut-il lui donner des gages pour qu’elle sache vers où elle va. Que les gens (là aussi, je dirai, sans aucun complexe, le peuple !) sachent précisément pourquoi ils vont devoir descendre dans la rue… ». Mais c’est précisément ce type de discours qui dénote une forte méconnaissance du peuple, de ses aspirations et de sa psychologie. Vous êtes entrain de confondre le peuple avec les élites tunisiennes… ces élites verbeuses, arrogantes, calculatrices, méfiantes à l’égard des masses et coupées d’elles, car bourgeoises de fait ou par aspiration… ces élites de la culture et de la politique éprouvent toujours un sentiment de grosse frayeur devant l’inconnu. Le peuple pour elle est un inconnu… la rue pour elle est un inconnu… un bouleversement politique pour elle est un inconnu… et les urnes sont pour elle un inconnu. Ces élites préfèrent vivre dans le confort de leurs certitudes, fussent-elles garanties par Ben Ali. Et après tout, ce dernier n’est qu’un président d’un régime autoritaire ; alors que mettre son sort entre les mains du peuple pourrait déboucher sur une catastrophe totalitaire ! [3]

Le peuple n’a pas besoin de gage pour savoir où il va. Je dirai même, qu’il n’a pas besoin de savoir où il va ; il sait très bien qu’il avance, et en avançant, il sait pertinemment qu’il s’éloigne de tout ce qui faisait son malheur. Les peuples, croyez-moi, se mobilisent plutôt contre ce dont ils veulent se débarrasser (la dictature, la faim, l’humiliation quotidienne…) que pour ce à quoi aspirent les élites institutionnalisées (émancipation du Conseil Supérieur de la Magistrature, limitation des mandats présidentiels, soumission du Président de la République à la loi comme tous les citoyens, clarification des positions vis-à-vis de la Chambre des Conseillers, soumission du chef de l’exécutif à une véritable responsabilité politique, soumission de tous les actes réglementaires au contrôle de la juridiction administrative, un Conseil constitutionnel indépendant, l’élection des wali par les maires et les conseillers municipaux, renforcement des mécanismes de l’immunité parlementaire, équité dans l’octroi des fréquences). Quel beau tapis, mais qui arrive, hélas, avant la bâtisse. La sagesse populaire disait : « yhadhir fil hasira qbal el jami’ » يحضّر في الحصيرة قبل الجامع.

Et puis, ce beau programme est-il destiné à être appliqué par la version réformée du régime actuel ? Ou c’est pour l’après Ben Ali ? En tout état de cause, j’ai cherché dans l’article « les mécanismes de la mis à mort de la dictature », jusqu’à ce que je suis tombé sur la perle : « Ben Ali disparaîtra tôt ou tard »… une belle maxime qui a traversé tout l’éventail de l’opposition tunisienne, faisant ainsi l’unanimité et l’union sacrée, du POCT à la Nahdha. On continue de la sorte, à miser sur les vicissitudes de l’age ou sur une hypothétique maladie, ou encore sur les possibles rayonnement du « Nouveau Moyen-Orient » préconisé par la bande à Bush.

« Ben Ali disparaîtra tôt ou tard » ! Après cette sage sentence, tout est dit. À quoi servent alors, toute l’agitation et les multiples appels à la résistance et à la révolte, surtout quand ils sont lancés de l’étranger. Il s’agit-là d’un manque de responsabilité, et d’un esprit d’aventure dépourvu de tout raisonnement. Ces mots ressemblent curieusement à ceux employés récemment par les régimes saoudien, jordanien et égyptien pour qualifier la résistance du Hezbollah, lequel Hezbollah a accepté volontiers ces accusations en revendiquant l’aspect aventurier. Jadis, durant la période de la guerre froide, le monde arabe était divisé entre les blocs de L’Est et de l’Ouest ; aujourd’hui la ligne de partage se situe entre ceux qui raisonnent et ceux qui s’aventure. Alors, vive l’aventure ! Vive l’aventure !

Ashraf Zayd
23 juillet 2006.

[1] « Les services du Premier Ministre à Paris et le N. S. C. (Conseil National de Sécurité des U. S. A.) ont opté en faveur de Ben Ali, qui, de leur point de vue, sera capable de maintenir la loi et l’ordre pour permettre aussi vite que possible une transition vers un Gouvernement d’Unité National lors de la disparition du Combattant Suprême.
(…) Suivant un rapport confidentiel du Général Vernon Walters au gouvernement fédéral américain à l’issue d’une tournée en Afrique du Nord en mai dernier, le Général Ben Ali est présenté comme étant l’homme capable de préparer l’avènement d’une « deuxième république ». Cette dernière devrait, selon les termes même du rapport, réconcilier les différentes familles politiques pro-occidentales existant en Tunisie.
Le rapport suggère pour cette réconciliation nationale les étapes suivantes :
1. Proclamation d’une amnistie générale.
2. Reconnaissance des formations et partis de l’opposition non violente.
3. Le retour des chefs de l’opposition à la vie politique (…) »

[2] Je n’arrive pas à comprendre la signification de l’expression « opposition démocratique ». Cela suppose-t-il l’existence d’une opposition anti-démocratique ? Si oui laquelle ? À moins que l’auteur adopte la classification, très à la mode dans les médias occidentaux et relayée par nos médias (y compris par de nombreux islamistes !), à savoir l’existence d’une opposition démocratique et d’une opposition islamique !

[3] Voir mon article : « Aux Démocrates à qui la démocratie fait peur », publié sur www.nawaat.org.