(Paru dans La lettre Sentinel n°27, juin-juillet 2005)

(Retranscrit au format html par Nawaat.org à partir du PDF de l’auteur)

Comment réagir face au terrorisme ? Ne suffit-il pas de « gagner la bataille des coeurs et des esprits », expression bien connue outre-Atlantique depuis la Première Guerre Mondiale ?. Les stratèges U.S. mesurent, le cas échéant sondages à l’appui(1), le fossé qui se creuse entre, d’une part, le succès planétaire de la technologie, des styles de vie ou des industries culturelles U.S. et, d’autre part, un ressentiment non moins planétaire envers les USA La ligne officielle étant « nous faisons la guerre à l’islamisme, pas à l’islam », reste donc à convaincre le monde arabo-musulman.

De la guerre froide à la guerre des images satellitaires

Pour résoudre ce problème, l’administration U.S. ressort de ses tiroirs une stratégie datant de la guerre froide : celle dite de « diplomatie publique ». Elle suppose l’usage des médias et des réseaux pour s’adresser aux peuples par-dessus la tête de leurs gouvernements(2). Le but est de les convaincre de la bonté foncière du modèle américain, partant du principe que seule l’ignorance peut expliquer l’hostilité à l’égard d’un système qui apporte prospérité et liberté. Une formulation officielle définit ainsi sa mission : « promouvoir l’intérêt national des États-Unis par la compréhension, l’information et l’influence des publics étrangers »(3). Cette tâche avait longtemps été assumée par l’USIA (U.S.Information Agency), une agence établie en 1953 par Eisenhower(4), et responsable de Voice of America(5), et Radio Free Europe, qui émettaient en direction du bloc soviétique. Action culturelle (ses promoteurs pensaient par exemple que la peinture de Pollock ou le jazz exerceraient une action subversive sur les mentalités soviétiques), travail à long terme pour se concilier les élites des pays sensibles, production de programmes audiovisuels donnant une image positive de la réalité U.S. : toutes ces recettes figuraient dans la panoplie de l’USIA jusqu’à la chute du Mur. Et elles n’avaient été négligées que dans l’euphorie des années Clinton. Pendant les années 90, globalisation et triomphe des valeurs américaines étaient considérées comme une seule et même fatalité historique.

Nombre d’anciens de l’administration Reagan, souvent devenus néoconservateurs, sont persuadés que l’Ouest avait gagné contre l’URSS grâce à sa fermeté morale, à sa guerre des étoiles et à sa supériorité économique, mais aussi grâce à sa télévision et son cinéma. Après tout, les Allemands de l’Est désiraient vivre comme ceux de l’Ouest parce que le rideau de fer ne pouvait arrêter les ondes cathodiques. Il fallait donc réactiver le dispositif contre l’islamisme. Beaucoup se souvenaient aussi de l’expérience de la première guerre du Golfe : CNN avait géré le monopole des flux d’images avec efficacité. Pendant cette guerre, puis durant celle du Kosovo, les écrans du monde entier avaient montré la guerre du bon côté : celui des démocraties. Disposer un objectif de caméra, montrer ou pas certains morts ou certains réfugiés, c’est aussi choisir une position historique.

Bref, tout plaidait pour le rétablissement de la « diplomatie publique ». Sa première manifestation fut la création d’un sous-secrétariat d’État du même nom. Il fut un temps confié à une publicitaire, Charlotte Beers(6). Jusque là, elle était plutôt connue pour avoir promu l’image du riz Oncle Bens que celle d’oncle Sam. Elle commanda, des clips vidéo montrant combien les musulmans jouissaient de liberté du culte aux USA, et obtint un succès très relatif. Suivirent les sites Internet célébrant les valeurs communes à l’Amérique profonde et aux pays musulmans. La Maison-Blanche se dota d’un Office of Global Communication dont elle attendait qu’il popularise l’idée d’une prochaine guerre à l’Irak auprès de la presse internationale. Mais tout cela n’était censé être que le début de la véritable opération qui allait se dérouler sur les ondes du monde entier. Un éditorialiste arabe la surnommera « le plan Marshall des cerveaux »(7) : réduire l’hostilité du monde musulman envers les Etats-Unis. Qui aurait pu contrarier ces projets ?

Pour des millions d’Américains, un début de réponse tombe le soir même de l’offensive contre l’Afghanistan, le 7 Octobre 2001. CNN, la très patriotique Fox News et d’autres chaînes d’information montrent des images déjà familières. Elles rappellent celles de 1991 : icônes de la puissance en action, bombardiers au décollage, simulations des opérations par ordinateur, vision d’un ciel strié par les missiles. Et soudain ben Laden est parvenue sous la forme d’une cassette vidéo à une chaîne arabe jusque-là mal connue hors de sa zone de diffusion : al- Jazeera(8). Aucune télévision au monde ne peut faire l’économie d’un document aussi sensationnel(9). Initialement déposée, paraît-il, aux bureaux de la chaîne à Kaboul, la cassette est donc reprise dans les minutes qui suivent par ses consoeurs du monde entier. Telle est la rançon de la technologie qui permet de « faire son marché » d’images à l’autre bout de la planète, quasiment en instantané, parfois quelques secondes avant de passer les images, montées et commentées à la hâte.

Al Jazeera versus CNN

Mais, en même temps que les menaces du chef djihadiste, des millions de spectateurs découvrent le logo d’al Jazeera, son nom qui signifie « la péninsule » et parfois l’existence d’une chaîne d’information satellitaire en arabe. Ils apprennent qu’elle existe depuis 1996 qu’elle est financée par l’émirat du Qatar, mais qu’elle a déjà gagné un public arabophone considérable à la fois par sa couverture de la seconde Intifada et par le pluralisme de ses émissions. Sur al Jazeera,(10), les régimes arabes peuvent être critiqués par des opposants, ce qui ne se produit guère sur leurs propres ondes. Certaines émissions de débat de la chaîne qatarie, plusieurs de ses présentateurs vedettes comme Tayssir Allouni, depuis arrêté en Espagne par le juge Garzon pour ses leins présumés avec al Qaeda, jouissent d’une immense popularité. Déjà forte de ses trente-cinq millions de téléspectateurs au Moyen-Orient mais aussi un vaste public dehors11, la chaîne vient de franchir une étape de sa progression. À partir d’octobre 2001, elle sera reconnue par les autres médias comme la source d’images introuvables. L’effet publicitaire est immense. Ses journalistes pourront fièrement afficher dans leurs locaux « Le monde entier regarde CNN et CNN regarde al-Jazeera ».

Dans un premier temps, la réaction des autorités américaines est relativement embarrassée. Elles prétextent que le « chef » d’al Qaeda pourrait se servir de ses apparitions à l’écran pour donner des instructions secrètes à ses partisans. Elles obtiennent un droit de regard sur tout futur message de lui : ses communiqués et proclamations ne seront plus diffusés à chaud, ni en intégral. Ils ne seront plus programmés sans contrôle préalable ni sans commentaire critique. Quelques représentants de l’administration Bush , comme Condoleeza Rice et Colin Powell vont même parler sur les plateaux d’al Jazeera. L’ex-ambassadeur U.S. en Syrie, Christopher Ross, homme pondéré et qui parle un bon arabe, semble préposé à la réplique et et y gagne le surnom de « notre ambassadeur auprès d’al Jazeera »(12).

Au cours des trois années suivantes al Jazeera montrera une dizaine de cassettes vidéos ou audios d’al Qaeda. Il est juste de remarquer qu’elle n’est pas la seule et ensuite que les groupes terroristes parviennent toujours à diffuser leur message, ne serait-ce que par Internet. Depuis le phénomène s’est amplifié et la décapitation d’otage ou le testament filmé du kamikazes sont devenus des genres : ils sont ritualisés comme des cérémonies dans le moindre détail de leur déroulement et distribués par de véritables réseaux parallèles, y compris sur le marché de Bagdad. Depuis que nous sommes entrés dans l’ère numérique, le terrorisme n’a plus besoin de faire du judo avec les médias pour les amener à diffuser ses communiqués. Désormais il possède ses propres médias. Penser en termes de temps de parole ou à des « tribunes » qu’il faudrait ou non accorder aux terroristes, c’est encore raisonner comme dans les années 80. Du reste, le vrai pouvoir d’al Jazeera dépasse son rôle de boîte à lettre.

La vraie bataille est celle de la géopolitique de l’information. Elle se traduit par deux grandes nouveautés : l’Amérique a perdu le monopole des images et il existe désormais un regard arabe sur le monde.

Durant la première guerre du Golfe, via CNN l’Amérique a propagé dans le monde entier un flux d’images continu sans craindre la concurrence. Son seul problème était de ne pas rééditer les erreurs du Vietnam : laisser voir des boys morts ou des images-symboles comme une petite fille sous le napalm. Pour cela, en 1991, il suffisait de détourner les objectifs des caméras des rares victimes américaines et surtout de ne pas voir les morts irakiens. Ils furent littéralement occultés par la surabondance des séquences répétitives : ciel nocturne de Bagdad simulant un jeu vidéo, conférences de presse, avions, opérations assistées par ordinateur vues du ciel, correspondants de guerre occupant le champ pour raconter qu’il n’y avait rien à raconter, bruits terrifiants sur les armes de Saddam.

Mais, en 2001 tout change. Dès le début de la guerre d’Afghanistan, les caméras d’al Jazeera filment au sol. Elle a gardé un bureau à Kaboul. Du coup, ses reportages font voir la guerre, d’en bas, en contre-plongée, côté bombardés et non plus côté bombardiers.

Ces images jouent une double fonction. De révélation d’abord puisqu’elles montrent que l’offensive ne fait pas zéro mort : les missiles n’évitent pas les femmes et les enfants pour ne frapper que des barbus coupeurs de têtes. Si la version CNN des opérations est comme stylisée et formatée, al Jazeera rappelle que la guerre consiste à faire rentrer des morceaux de fer dans des morceaux de chair : l’offensive menée au nom des victimes du onze septembre produit aussi ses victimes. Cela rend plus difficile le travail des spin doctors, ces conseillers en communication qui, au moment du Kosovo, avaient réussi à « cosmétiser » les opérations et à en fournir une version propre et rassurante aux médias réunis dans la même salle de presse(13).

La vision de la réalité par al Jazeera produit aussi un effet d’identification. De façon générale, la télévision est le médium de la sympathie. Il nous montre en gros plan des drames humains. Il présente des individus avec qui il nous incite à compatir. Mais quand les victimes que l’on voit, en Palestine ou en Afghanistan, ressemble au spectateur par ses vêtements, son type ethnique ou partage sa culture, l’effet est décuplé. Même à travers le miroir déformant du dolorisme – prisonniers irakiens ou palestiniens, victimes civiles, femmes éplorées, foules furieuses -, et même au prix du rappel constant de l’actuelle impuissance du monde arabe, la chaîne contribue à forger un regard arabe, donc une identité arabe.

Interdire ou submerger ?

Cette fois, les Américains réagissent plus mal. Un professeur de la John Hopkins University(14) parle de la « chaîne de ben Laden », Des missiles frappent ses bureaux à Kaboul comme ils les frapperont en 2003 à Bagdad et à Falloudja. Par inadvertance.

Avec l’offensive contre l’Irak, la situation se radicalise encore. Du côté de la coalition, les journalistes, hors les correspondants confinés à l’hôtel Palestine de Bagdad, ont un choix simple : ou bien suivre des conférences de presse dans le « pool » des journalistes, comme pendant la première guerre du Golfe, ou bien être « embedded » (intégrés, embarqués) dans un corps de troupe américain et voir les opérations de leur point de vue. Là encore, le contraste avec la vision d’al Jazeera est frappant. Tandis que la plupart des télévisions respectent de nouveaux interdits – ne pas montrer de cadavres, ne pas montrer les visages des rares prisonniers américains(15) – la chaîne arabe, parfois au prix quelques conflits avec le régime de Saddam(16) – continue à montrer un autre angle du conflit.

Après la chute de Saddam, la chaîne reste une source incontournable d’information sur les actions de la guérilla. Tout cela ne va pas sans risques : des reporters sont tués, des locaux bombardés. Les États-Unis, par les voix de Powell, Rumsfeld ou Armitage protestent contre le caractère partisan de ses informations et exercent des pressions sur l’émirat du Qatar. Après tout, ce pays accueille les troupes américaines lorsqu’elles quittent leurs bases saoudiennes et vise ostensiblement à devenir le meilleur allié des USA dans la région. Quant aux nouvelles autorités irakiennes intronisées par le transfert de souveraineté fin Juin 2004, elles ferment carrément les bureaux de la chaîne. Il est vrai – est habituée des interdictions que ce soit en Jordanie ou au Koweit, comme aux centaines de plaintes déposées par des gouvernements arabes. Mais d’un autre côté, al Jazeera reste un espace où un membre de l’administration Bush, un néo-conservateur de pointe ou un journaliste israélien peuvent avoir un temps de parole(17) .Ils sont certains d’être écoutés par un public arabo-musulman. Des émissions comme « La direction opposée », inspiré des débats du « Crossfire » américain, permettent aux opinions les plus divergentes de s’affronter. Al Jazeera est surtout une source crédible pour des millions de spectateurs. Exemple : quand les Américains abattent les fils de Saddam, pour mettre fin aux bruits naissants qui prétendent que l’affaire est truquée, il faut bien présente les cadavres aux caméras de la chaîne qatarie pour convaincre le monde arabe.

Parallèlement, les médias américains émettant en arabe ne gagnent pas l’influence qu’attendaient les partisans de la « diplomatie publique ». Dès 2002, l’administration Bush investit 30 millions de dollars dans Middle East Radio Network, plus connue sous le surnom de Radio Sawa (Radio Ensemble)(18). Mais si cette radio en arabe remporte un indéniable succès grâce à ses programmes musicaux, même la très conservatrice think tank Heritage(19) convient que, même si elle touche beaucoup moins de trente ans amateurs de culture pop, elle leur fournit moins d’information que ne le faisaient les programmes en arabe de la bonne vieille Voice of America. En tout état de cause, l’influence d’une radio est restreinte : les programmes en arabe de BBC News ou ceux de Radio Monte Carlo ne changent pas davantage la donne politique.

Le 14 Février 2004, jour de la saint-Valentin, la chaîne satellitaire al Hurra (la Libre) commence à émettre depuis Springfield, à quelques kilomètres de Washington. Elle est contrôlée par une agence gouvernementale, le Broadcasting Board of Governors’ Middle East Committee, également devenu responsable de Voice of America. Sa gestion confiée à la Middle East Television Network, Inc. (MTN), avec un budget du Congrès américain de 65 millions de dollars pour la première année. Dans la plus pure tradition de la « public diplomacy » – même si elle proclame son indépendance éditoriale – cette télévision a été définie par G.W. Bush lui-même comme chargée de « combattre la propagande haineuse qui se répand sur les ondes arabes » et de « dire la vérité sur les valeurs et la politique des USA ». L’idée que si les gens connaissaient vraiment la politique des U.S.A., leur mode de vie et les valeurs américaines, ils les aimeraient, constitue un thème décidément récurrent depuis la guerre froide(20).

C’est compter sans le mur du scepticisme qu’oppose l’opinion arabe à l’Occident et à sa domination médiatique. Si al Hurra émet sur vingt-deux pays arabes et jouit d’excellents équipements comme d’une équipe très professionnelle, son pari de concurrencer al Jazeera se heurte à un problème de crédibilité. Pour ses premières heures d’antenne, elle diffuse une interview exclusive du président des États-Unis, puis une émission de débat, « Les quatre coin »- dont les participants commencent par discuter pourquoi la chaîne sera ou pas indépendante du gouvernement américain – le tout suivi d’un documentaire montrant comment Arabes et les Israéliens peuvent s’entendre à merveille. On se doute du succès que remporte cette politique. Des religieux lancent même des fatwâs rendant obligatoire le boycott par tout bon musulman d’al Hurra, encore loin de pouvoir submerger la rivale qatarie.

Du coup, les Américains découvrent un paradoxe. Leur plan de reconfiguration du Moyen-Orient passe par la promotion de la bonne gouvernance dans des pays habitués aux régimes autoritaires, donc par le développement d’une culture démocratique. Le tout suppose des médias libres. Et voici que le principal média arabe, indéniablement critique à l’égard des gouvernements de la région(21), se révèle un ennemi idéologique redoutable. Un ennemi contre lequel une machine de guerre audiovisuelle d’État, qui aurait peut-être été efficace contre des médias de type soviétique, est visiblement mal adaptée à l’ère des flux d’information continue.

Mais qui l’emporte dans cette guerre. Aujourd’hui c’est al Jazeera qui s’apprête à lancer sa chaîne d’information en anglais, tandis que les musulmans américains, peuvent désormais regarder Bridges, une télévision par câble qui s’adresse prioritairement aux musulmans américains, complexés par l’image de terroristes et d’extrémistes que, selon eux, les médias américains leur imposent.

Voix arabes, images mondiales

Si al Hurra ne menace guère al Jazeera qui pourrait le faire ? d’autres chaînes arabes ? Il en existe plus de vingt terrestres et nationales, plus plusieurs chaînes satellitaires mais qui ne sont pas entièrement consacrées à l’information. Tel est le cas de MBC et MBC 2 (une chaîne distractive et anglophone émettant depuis Bahrein). Elles appartiennent au groupe saoudien, koweitien et libanais Middle East News avec un capital de 500 millions de dollars. Une première concurrence pourrait venir de la modeste Abou Dhabi TV, existant depuis 1984 et appartenant aux Émirats Arabes Unis : certes elle ne fait pas de l’information en continu, mais elle y consacre une large part de ses programmes et est capable de produire des images qui sont reprises dans le monde entier.

Mais la grande rivale est la saoudienne al Arabyia, lancée par le groupe MEN en Février 2003. Le discours de son directeur, Ali Al-Hedeithy, est sans ambiguïté : il s’agit d’offrir une « alternative » à al Jazeera, avec « modération » et « sans provocation ». Mais même la chaîne saoudienne se voit parfois sanctionnée en Irak pour avoir diffusé des messages de groupes terroristes ou les propos de Saddam Hussein.

Le monde des « télévisions arabes », comprend aussi al-Manar(22), la chaîne du Hezbollah émettant depuis le Liban. Cette chaîne s’était rendue célèbre quand les autorités américaines avaient tenté d’obtenir en 2003 l’interdiction de sa série “Al-Shatat”, racontant l’histoire du peuple juif dans un style inspiré du protocole des sages de Sion(23). D’autres programmes de cette chaîne ont fait scandale : un clip assimilant les prisonniers irakiens torturés au Christ (avec des allusions explicites au film de Mel Gibson) ou encore un jeu question « la Mission » où les concurrents doivent répondre à question portant sur la lutte contre le sionisme(24).

Or, comme le note Christophe Ayad(25) « Dans certains coins des territoires palestiniens, les plus durs ou les plus meurtris comme le camp de réfugiés de Jénine, on délaisse de plus en plus Al-Jazeera pour Al-Manar. La première sert à s’informer, la seconde à se faire du bien. ».

Derniers épisodes : en France, le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel français a fini par interdire la diffusion de la chaîne pour antisémitisme, un exemple récemment imité par le gouvernement espagnol. Ce qui pose des problèmes techniques : contrairement à al Jazeera qui a passé un accord de diffusion avec le CSA et s’engage donc à respecter ses règles, la chaîne du Hezbollah ne passe pas par les grands diffuseurs. Même si Al-Manar est maintenant bloquée par Eutelsat ou sur Hispasat, le satellite espagnol qui couvre l’Amérique latine, il est possible de la recevoir sur Arabsat. Par ailleurs, même avant ces interdictions, il n’était pas si facile de recevoir la chaîne du Hezbollah : il fallait pointer son antenne sur un satellite spécifique avec un décodeur spécifique. Bref, les enfants ne risquaient guère de tomber sur une chaîne terroriste en zappant sur Noos ou sur TPS et les interdictions sont plutôt symboliques.

C’est là aussi un paradoxe. Un slogan cher aux partisans de la « société de l’information » voulait qu’avec le Web et la télévision satellitaire toute tentative de censure soit vouée à l’échec. Cela s’est réalisé, mais aussi au profit de toutes les forces « archaïques » et identitaires dont la globalisation prétendait sonner le glas. La mondialisation des technologies n’a pas entraîné celle des cultures et des mentalités. Et moins encore, elle n’en a apaisé le conflit.

Dans cette guerre des ondes, il y a une grande absente : l’Europe, décidément hermétique à toute notion de stratégie de puissance et d’influence(26). La France fera-t-elle mieux ? Il y a deux ans, Jacques Chirac annonçait sa volonté de créer une chaîne d’information internationale (vite surnommée « CNN à la française »).

Elle aurait émis en anglais, en espagnol et, bien sur en arabe : elle aurait représenté sinon la « voix de la France », du moins aurait plaidé pour un monde multipolaire. Le projet pourtant relativement modeste financièrement devait être confié à une alliance de TF1 et de France Télévision. Depuis, entre difficultés budgétaires et méandres de l’alliance public/privé, ce magnifique projet semble s’enliser. Une vision qui n’aurait été suspecte de n’être ni celle de l’Empire, ni celle du ressentiment, une vision certes pas neutre ou « objective » – y a-t-il une façon objective de montrer la réalité – mais plurielle, tout cela était peut-être une utopie. Mais l’abandon de cette utopie ne serait une bonne nouvelle ni pour les Européens, ni pour les Arabes.

F.B. Huyghe


1 En particuliers ceux du Pew Research Center for People and the Press. Voir en particulier le dernier sondage du 23 juin : http://pewglobal.org/reports/display.php ?ReportID=247

2 Nous analysons plus en détails les stratégies d’influence et d’image U.S. dans Quatrième guerre mondiale Faire mourir et faire croire,Éditions du Rocher, 2004. Voir aussi Comprendre le pouvoir stratégique des médias, Eyrolles, Septembre 2005

3 Planning Group for Integration of USIA into the Dept. of State (20 Juin 1997) cité sur le site de l’USIA, www.usia.org

4 Et qui, il est vrai, reprenait la suite d’actions de « guerre culturelle » menées par la CIA contre les Soviétiques, voir à ce sujet Frances Stonor Saunders Qui mène la danse ? La CIA et la Guerre Froide culturelle, Denoël 2003 5 Voice of America, radio établie pendant la Seconde Guerre Mondiale peut être considérée comme l’ancêtre de la diplomatie publique.

6 Elle a démissionné depuis en constatant son échec et a été remplacée par Mme Tuckwiller

7 Al Ahram Hebdo du 20 Août 2003

8 Sur cette chaîne voir Olfa Lamloun, Al-Jazeera, miroir rebelle et ambigu du monde arabe, La Découverte 2003. Il est également intéressant de consulter le dossier de l’Institut Européen de Recherche sur la Coopération Méditerranéenne et Euro-Arabe http://www.medea.be/ ?page=&lang=&doc=1385

9 Voire en particulier le très intéressant récit que fait la journaliste Nahida Nakad de la réception de ces images à TF1 et de leur traduction dans la précipitation : interview in Cahiers de Médiologie n° 13, la scène terroriste, Gallimard 2002, disponible sur le site www.mediologie.org

10 Les non arabophones peuvent consulter le site en anglais de la chaîne : http://english.aljazeera.net/HomePage

11 Certains chiffres créditent même la chaîne d’une audience mondiale de 50 millions de téléspectateurs.

12 Voir Time 6 Novembre 2001, The War for Muslim Hearts and Minds, par Tony Karon

13 Voir à ce sujet le n° 8 des Cahiers de médiologie Croyances en guerre, l’effet Kosovo, Gallimard 1999, téléchargeable sur wwww.mediologie.org

14 Fouad Ajami, également conseiller de CNN, dans le New York Times Magazine (18 Novembre 2001)

15 Par exemple BBC International refuse d’observer les règles qui règnent sur CNN : ne pas montrer le visage de GI’s prisonniers et « humiliés » (mais ne pas hésiter à montrer des prisonniers irakiens à genoux, torse nu…). Il n’y a donc pas « une » politique de l’image pour tous les médias occidentaux.

16 Al Jazeera fera même une grève des images pour empêcher Saddam d’expulser son présentateur vedette Tayssir Allouni.

17 Voir par exemple US should wake up and use Al-Jazeera par Mohammed el-Nawawy (www.csmonitor.com)

18 Voir http://www.radiosawa.com

19 Heritage Lecture n° 817 du 10 Juillet 2003 disponible sur www.heritage.org

20 Voir les rubriques « Public diplomacy », « Al Hurra », etc. et les nombreux liens qui s’y rattachent sur l’excellent site http://www.disinfopedia.org. Voir aussi www.alhrra.com

21 Sauf peut-être un petit bémol pour le Quatar.

22 http://www.manartv.com/

23 Les USA avaient également tenté d’obtenir de la télévision égyptienne du feuilleton « Le cavalier sans cheval », également pour antisémitisme.

24 Voir Hezbollah TV, Shawn Macomber, FrontPageMagazine.com | May 7, 2004

25 Al-Manar TV, une chaîne de guerre, Christophe Ayad Libération, 2 février 2004

26 Voir Agir, revue de la Société de Stratégie, n°13Puissance et influence, printemps 2003