Violence aveugle pour une société civile au pas
Les affrontements entre un groupe islamiste armé et les forces de sécurité tunisiennes au mois de décembre 2006 au sud de Tunis et le black-out qui les a entourés ont laissé libre cours à la rumeur mais également à la manipulation de l’information. Aucun détail sur l’offensive policière contre les deux refuges des terroristes n’a été divulgué par les autorités.
source : El Watan, Alger, Edition du 29 avril 2007 > Reportage
Tunis : De notre envoyée spéciale
Les rares déclarations du ministre de l’Intérieur sont truffées de contradictions. Il aura fallu attendre une réunion du parti au pouvoir, le RCD, pour que le même ministre, après dix jours de rétention, se décide enfin à reconnaître que les terroristes étaient des salafistes tunisiens qui voulaient « faire tomber le régime » et non pas, comme annoncé au début, attaquer des ambassades et des hôtels durant les fêtes de fin d’année 2006. Le régime a été surpris par l’importance du groupe, mais il ne voulait pas le reconnaître pour ne pas battre en brèche cette image d’une Tunisie paisible non concernée par l’islamisme armé. Au nom de la lutte antiterroriste et pour assurer une pérennité sans faille, le pouvoir fait main basse sur les deux piliers d’un Etat de droit : la justice et les médias. La presse est réduite au silence et les médias lourds sont devenus les porte-parole du gouvernement. Les rares journaux qui accordent leurs colonnes à la voix de la contestation payent un lourd tribu. La dernière victime du régime est l’hebdomadaire Al Maouqif, sous le coup d’une menace de disparition. Dans un pays où la liberté d’expression est totalement bâillonnée, cet hebdomadaire s’est illustré par la couverture de la crise ayant paralysé l’Association des magistrats tunisiens (AMT) en donnant la parole aux juges réprimés par la chancellerie après avoir dénoncé les violations systématiques des libertés fondamentales, conjuguées aux graves dysfonctionnements de la justice et la mise au pas des juges. Le pouvoir et après avoir fait éclater l’organisation de l’intérieur, pousse à la création d’un bureau parallèle et à expurger tous les contestataires pour faire main basse sur l’Association. La crise atteint son point culminant avec la publication d’un communiqué du bureau, dénonçant l’envahissement du tribunal de Tunis par des policiers en civil, pour faire pression sur le juge qui instruisait l’affaire de l’avocat Mohamed Abbou, fondateur de l’association internationale aux prisonniers politiques, arrêté puis condamné à trois ans de prison ferme pour avoir écrit un article sur un site web consacré à la torture en Tunisie. Les magistrats proches du parti au pouvoir font tomber le rideau sur la légalité et prennent en main le bureau de l’AMT. Le juge Mokhtar Yahiaoui, ancien président du tribunal de grande instance de Tunis, excédé par la situation « catastrophique » de la justice, écrit une lettre ouverte au chef de l’Etat, Zine El Abidine Ben Ali. Dans cette lettre, Yahiaoui écrit : « Les choses en sont arrivées au point que l’autorité judiciaire et les magistrats ont été dépossédés de leurs prérogatives constitutionnelles et qu’ils ne sont plus à même d’assumer leurs responsabilités au service de la justice en tant qu’institution républicaine indépendante (…) Les juges sont frustrés et exaspérés par l’obligation qui leur est faite de rendre des verdicts qui leur sont dictés par l’autorité politique non susceptibles de faire l’objet d’aucune prise de distances ou de critiques. Cela aboutit à des jugements qui ne reflètent que l’interprétation que le pouvoir exécutif veut bien donner de la loi. Soumis à un harcèlement des plus contraignants, les magistrats n’ont plus aucune marge pour mener leur mission de façon équitable. Traités de haut, dans des conditions de peur, de suspicion, de délation, ils sont confrontés à des moyens d’intimidation et de coercition qui entravent leur volonté et les empêchent d’exprimer leurs véritables convictions (…) La justice est soumise à l’implacable tutelle d’une catégorie d’opportunistes et de courtisans parvenus à constituer une véritable justice parallèle qui se situe en dehors de la légalité et qui a accaparé le Conseil national de la magistrature et la majorité des postes sensibles dans les différents tribunaux (…) Ces magistrats aux ordres font commerce de leur allégation pour imposer l’esprit de dépendance et de soumission contrecarrant toute idée de changement et d’adaptation créatrice en s’identifiant avec zèle au régime politique en place… » Ces phrases provoquent un véritable séisme. Après avoir été traduit devant le conseil de discipline, le magistrat est révoqué puis soumis à une répression aveugle. Il se retrouve au chômage et n’a pu ouvrir un cabinet d’avocat. Avec quelques avocats, il fonde le Centre tunisien pour l’indépendance de la justice, dont il est nommé président d’honneur. Les autorités lui refusent l’agrément. Lors de notre rencontre avec lui, Yahiaoui affirme qu’en écrivant cette lettre à Ben Ali, « je ne pensais pas qu’il pouvait être contre l’indépendance de la justice. Je lui ai transmis le courrier en respectant la voie hiérarchique et 15 minutes après c’était un vrai tremblement de terre qui a secoué le tribunal de Tunis. Il y a eu une grande solidarité interne et internationale. J’ai appris ma révocation par la presse et, à ce jour, je n’ai jamais reçu de notification. Mon passeport m’a été confisqué et ma vie a basculé. J’ai ouvert un cabinet d’avocat mais les policiers arrêtent toutes les personnes qui viennent chercher après moi dans le bureau. J’ai été exproprié de mes biens et à ce jour je continue à payer… » Yahiaoui relève que le combat continue au sein de l’AMT, puisque cinq magistrats femmes du bureau, mutées en dehors de Tunis, à plus de 500 km, loin de leurs familles, pour avoir osé exprimer leur avis, viennent de rendre publique une déclaration expliquant le harcèlement dont elles font l’objet. Ces cinq magistrates affirment avoir fait l’objet de sanction du fait de leur activité au sein de l’AMT et surtout pour leur soutien apporté au juge Yahiaoui. Ce dernier poursuit son militantisme pour un Etat de droit au sein du Centre tunisien de la réforme de la justice, tout comme les nombreux avocats membres du Conseil de l’ordre tunisien et qui en font partie. Me Abderrazak Kilani, premier responsable de l’organisation, déclare que l’assemblée générale du Conseil (fin de mandat au mois de juin), prévue au mois de juin 2007, reste compromise du fait de l’impossibilité de trouver une salle libre pour l’accueillir. « Tous les hôtels que nous avons contactés affichent complet pour tous les mois à venir. Le pouvoir ne veut pas que cette assemblée se tienne, parce qu’il sait qu’elle sera utilisée comme une tribune pour dénoncer les violations et les atteintes aux libertés. Le régime veut récupérer le bureau, même s’il faut aller vers un putsch, comme cela a été le cas pour l’AMT. Le conseil a refusé que le nouveau institut des avocats soit sous la tutelle du ministre de la Justice. Le ministre veut en faire une institution publique, alors que nous voulions qu’il soit à utilité publique. En dépit de la protestation, la loi concernant la création de l’institut a été adoptée. Il devait être ouvert au mois de septembre 2006, mais ce ne fut pas le cas. L’Union européenne qui finance une partie de ce projet a bloqué les fonds. » Me Kilani explique que la chancellerie veut à tout prix avoir la mainmise sur l’institut pour pouvoir former les avocats à sa solde.
L’attentat manqué contre Leila Ben Ali
Me Mohamed Nouri, membre de l’association de soutien aux détenus politiques, estime que le pouvoir a besoin d’une justice à sa botte pour mieux diriger le pays. Il explique que l’adoption de la loi de « coopération internationale en matière de lutte antiterroriste » viole totalement les libertés et transforme les Tunisiens en présumés coupables. Pour étayer ses propos, il rappelle l’affaire des affrontements entre les forces de sécurité et un groupe armé au sud de Tunis en disant : « Le dossier judiciaire n’a rien à voir avec le scénario que le régime veut faire avaler à l’opinion internationale. L’arrêt du juge comporte des contradictions flagrantes et fait état de l’arrestation de 31 personnes, dont une bonne partie a été interpellée avant les événements. Avez-vous vu un pays où l’on juge les intentions ? Parmi les détenus, il y a même un simple d’esprit, un handicapé moteur et un aveugle. Comment peuvent-ils créer des maquis terroristes ? Dans le dossier, il y a les 12 noms des présumés terroristes, mais seulement trois familles ont été convoquées pour l’identification des corps avant leur enterrement. Qui prouve que ce sont ces personnes qui avaient été accrochées à Slimane ? Rien ne prouve la version que le régime a bien voulu donner au juge. Celui-ci est tenu d’appliquer la sentence déjà prête. Aucun détenu jugé en vertu de la loi sur le terrorisme n’a bénéficié d’un acquittement. Les peines varient de 15 à 20 ans. Les affaires de terrorisme ne sont remises qu’aux magistrats à la solde du pouvoir. » Les mêmes propos sont tenus par Me Ayadi Abderraouf, constitué pour plusieurs détenus impliqués dans cette affaire. Il dénonce le black-out qui a entouré cette opération qui, selon lui, n’est qu’un prétexte pour procéder à des opérations d’arrestation, notamment aux alentours des mosquées, de plus d’un millier de jeunes, « juste parce qu’ils font la prière du lever du jour ou parce qu’ils portent des barbes ». Selon lui, le régime est gangrené par la corruption et la destinée des Tunisiens est entre les mains de personnes étrangères. La criminalité et la délinquance connaissent un développement inquiétant, alors que le nombre de Tunisiens qui se sont tués en Irak a dépassé la cinquantaine. Abondant dans le même sens, le journaliste free-lance Slim Boukhdir, qui donne du fil à retordre à la police avec ses nombreux blogs anti-Ben Ali, ne croit pas du tout à la thèse du terrorisme salafiste tunisien. Licencié abusivement du journal Echourouq sous la pression de la police politique, il est victime de nombreuses agressions physiques par des policiers en civil. Pour lui, l’opération de Slimane cache en réalité « l’attentat manqué contre l’épouse de Ben Ali durant la même période et qui n’a, à ce jour, pas apparu sur les chaînes de télévision, elle qui est habituée à occuper le petit écran quotidiennement. La société civile commence à bouger, ce qui fait craindre le pire au régime. Il réagit en redoublant de férocité contre les cybernautes, les militants des droits de l’homme, les journalistes et toute voix qui ose apporter la contradiction. Totalement gangrenée, la justice est mise sous la botte des Trabelsi, la belle-famille de Ben Ali. Ils sont en train d’amasser des fortunes immenses pour s’assurer d’une retraite dorée. La loi sur la protection des biens de la famille du président les protège de toute poursuite ». Le journaliste dénonce la situation dans les prisons qui connaît « une détérioration catastrophique » ainsi que « le recours systématique de la torture ». Il cite le cas récent d’un jeune détenu, Khalid Laoum, qui a perdu la raison, après avoir subi les pires atrocités dans son lieu de détention. Les témoignages apportés par les familles de plusieurs détenus, rencontrées au bureau de Me Nouri, sont poignants et révèlent les brutalités auxquelles sont soumis les prisonniers. Les mères de Touhami Yacoub, Khalid Benmabrouk, Ahmed Sahil et de tant d’autres racontent avec leurs tripes les affres de la torture que subissent leurs enfants et dont les séquelles les marqueront à vie. « C’est le régime qui violente la population, pas l’inverse. Le terrorisme est un artifice qui permet de cacher les grandes opérations de trafic de drogue, dans lesquelles sont impliquées des membres influents de la famille Trabelsi. Pourquoi, juste après l’opération de Slimane, Mahmoud Lemhiri, bras droit de Ben Ali et son conseiller chargé des affaires politiques, a été relevé ? Le terrorisme est une affaire qui concerne toute la société civile et en écartant celle-ci du combat contre ce fléau, c’est qu’il y a problème. L’opinion publique ne croit pas aux versions toutes faites du régime sur la menace de l’islamisme armé. S’il y a une insurrection armée, elle ne peut être que la conséquence de la répression policière », note Slim Boukhdir.
Salima Tlemçani
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