Après la chute du mur de Berlin et la déliquescence des idéocraties, des nouvelles formes de dictatures ont émargé de se vide idéologique. Alors que des peuples s’émancipaient des affres du communisme, d’autres sombraient sous le joug d’une nouvelle forme de tyrannie : les pseudos-démocraties. Ces régimes politiques d’un genre nouveau, qu’on qualifiera ici d’« hypocraties », ont résolument fait le choix des idéologies triomphantes en adoptant la politique du caméléon. Tout en se déclarant des valeurs démocratiques, les dirigeants de ces « républiques bananières » sont passés maîtres du volte-face stratégique et de la « double pensée » permanente. Le temps qu’il faudrait pour un caméléon de changer de robe, suffirait largement au maître « hypocrate » de troquer ces habits de tortionnaire contre ceux du défenseur des droits humains, aussi aisément que de passer du statut de militaire à celui de civil.
Le terme « hypocratie » porte en lui l’essence même de ces régimes. En effet on peut définir le mot en se basant sur les racines grecques de ces deux composantes sémantiques. Dans ce cas le mot se compose du préfixe, hypo, qui signifie « sous » ou « en dessous » et du mot cratie (cratien en grec) qui signifie pouvoir. Les mots formés du préfix « hypo », exprimant une idée de diminution, le mot ainsi formé désigne un pouvoir diminué ou un « sous-régime ». Le mot peut également être le résultat de la contraction du mot « hypocrisie » et celui de « démocratie ». Cette contraction exprimerait le caractère hypocrite de ces pseudo-démocraties qui proclament le contraire de ce qu’elles appliquent.
Une « hypocratie » est donc, un régime d’une part diminué par l’illégitimité politique de son existence et l’absence chez ses prélats de convictions claires, et d’autre part hypocrite, en s’efforçant de paraître pour ce qu’il n’est pas. Cette nature ne dispense pas « les hypocraties » d’être des régimes totalitaires, bien au contraire. Mais ces derniers présentent la spécificité de s’accommoder d’une façade démocratique avec la conviction que les possibilités d’expansion et de durée dans le temps sont bien plus grandes dans une « hypocratie » que dans une franche dictature. Le régime politique tunisien, Par sa légitimité discutable et son opportunisme hypocrite, est la démonstration vivante de tout ce qui peut faire une « hypocratie ».
Une légitimité politique discutable
Bien que les théories politiques ou juridiques ne soient pas les seules voies de la légitimation d’un pouvoir, elles en sont comme la toile de fond qui freine l’action et oblige le pouvoir à se justifier et à rendre des comptes. Conscient de l’importance de ces facteurs pour asseoir sa légitimité, le régime tunisien a reposé son pouvoir sur plusieurs théories à la fois, qui apparurent au premier plan au fur et à mesure des étapes qui ont rythmé son évolution. Bien qu’habilement distillées, ces théories de légitimation se heurtent à des vérités historiques et politiques de nature à démontrer incontestablement le caractère « hypocratique » de ce pouvoir.
Après le coup d’état médical du 7 novembre 1987, Ben Ali, alors premier ministre et ministre d’Etat, arrive au pouvoir en se présentant comme l’homme providentiel, le sauveur de la Tunisie alors que le pays est secoué par une crise politique doublée d’une crise économique le tout sur fond de menace islamiste. Les conditions adéquates pour que Ben Ali se proclame d’une légitimité matérielle qui consiste à dire : « je suis au pouvoir parce que je suis le plus apte » ou « celui qui mérite le plus d’y être ». Or cette forme de légitimité a le double désavantage d’être d’une part subjective surtout que le ministre putschiste ne s’est illustré pour le grand publique que lors d’une des pages les plus sombre de l’histoire de la Tunisie pour être, pendant « les émeutes du pain » l’organisateur de la plus grande action de répression menée dans le pays depuis son indépendance. D’autre part la légitimité matérielle par son caractère contingent, est d’usage délicat. Parce que supposant même que cette légitimité fut justifiée en 1987, elle n’est pas pour autant valable dans le temps surtout lorsque les circonstances changement et que la situation générale, jugée critique au départ, s’améliore. Il est donc clair qu’après 20 années de règne, l’actuel président ne peut plus prétendre à cette légitimité matérielle. D’une part son inaptitude à mener à bien les réformes institutionnelles nécessaires, promises au départ, a été confirmée par l’expérience et d’autre part les circonstances qui avaient pu justifier une telle légitimité n’existent plus.
Il est également patent que dans n’importe qu’elle société démocratique, la popularité d’un leader ne suffit pas à lui conférer de la légitimité politique. Ce n’est pas le charisme d’un leader qui légitime son pouvoir politique mais bien le processus démocratique qui valide son charisme. On peut tout de même admettre qu’une telle chose est possible lorsqu’un un leader incontesté prend la direction d’un mouvement de libération dans un pays colonisé, quand les conditions légales d’un processus démocratique n’existent pas. C’était le cas pour feu Habib Bourguiba, le premier président de la Tunisie. Dans ce cas précis le rôle d’un leader politique est de créer les conditions fondamentales pour une expression démocratique. Chose que Bourguiba a fait avec une certaine réussite dotant le pays d’outils institutionnels et juridiques avant-gardistes. Contrairement à son prédécesseur, l’actuel président, en plus du fait qu’il ne bénéficie pas des mêmes circonstances qui ont mené Bourguiba au pouvoir, il ne c’est jamais illustré par un charisme exacerbé ni par une personnalité emblématique, bien au contraire. On est effectivement loin de la popularité quasi-naturelle de Bourguiba et ses légendaires bains de foule. Encore une légitimité à la quelle Ben Ali ne peut prétendre. L’adhésion populaire s’est faite par dépit et perdure par la crainte et à défaut. Une adhésion qu’il serait plus judicieux d’appeler « non-opposition » qui devant l’inexistence d’une figure emblématique ou d’une alternative crédible, préfère l’acquiescement sans conviction devant les élans populistes de Ben Ali. Cela est bien sur loin de permettre une légitimation populaire.
Lors du coup d’état médical du 7 novembre 1987, c’est par la constitution et dans le respect scrupuleux des textes que Ben Ali procéda. On peut même dire que les seuls coups d’états illégaux sont ceux qui avortent. Un coup d’état ressui est en quelque sorte toujours légale, portant en lui les éléments de sa propre légalité. Pourtant, cela n’empêche pas l’illégitimité de la manœuvre. En effet, la constitution par la quelle Ben Ali est venu au pouvoir est une coquille vidée de toute force juridique. Elle n’est plus la loi suprême, celle qui, par nature se place au-dessus de toutes les lois de la république ainsi que toutes les considérations personnelles. Cette constitution s’est transformée le 12 septembre 1974 en un instrument de totalitarisme après son amendement par le parlement tunisien de façon à instaurer la présidence à vie pour « le combattant suprême ». Non seulement l’amendement, troque la république pour une quasi-monarchie mais donne le droit de destitution du président de la république au premier ministre alors qu’il n’à aucune légitimité électorale ce qui est en soit une disposition contraire à l’esprit républicain. L’illégitimité de cet amendement est double : constitutionnelle, en trahissant l’esprit de la constitution et le principe d’alternance démocratique à la tête de l’exécutif et républicaine pour ne pas avoir tenu compte d’une règle fondamentale qui veut que seul un élu du peuple puisse assurer l’intérim en cas de vacance du pouvoir.
Ce régime c’est donc construit sur les ruines d’une autocratie devenue illégitime à cause d’une constitution dénaturée, instrumentalisée, aux pratiques antirépublicaines et n’a fait donc que bâtir sur des fondations ébranlées. Bien sur Ben Ali n’est pas responsable de l’origine de cette perte de légitimité mais il n’a montré aucune réelle volonté de remédier à cette désacralisation des textes constitutionnels. Cela s’est révélé clairement dés le premier amendement, celui par lequel la présidence à vie a été abolie pour être remplacer par une formule ingénieuse du « président rééligible deux fois », amendement voté en fanfare par le parlement tunisien en 1989. Cet amendement qui se voulait historique n’a fait que renforcer le pouvoir du président en le préservant de la censure du parlement l’exonérant ainsi de toute justification devant la représentation nationale. Le président se retrouve par ce déséquilibre, au dessus du pouvoir législatif et légalement hors d’atteinte. Bien que faible, l’hypothétique pouvoir de la chambre des députés, conféré par l’amendement constitutionnel de 1976, le président Ben Ali le supprime lui trouvant un caractère dangereux, enlevant ainsi tous les moyens légaux de destitution d’un président en fonction. Ceci donne, bien sur, dors et déjà la possibilité au président de prolonger à l’infini son mandat et d’étendre sans retenue ses prérogatives. Toute action légale contre lui étant impossible, sa succession devient assujettie à son bon vouloir et le degré de développement de son esprit démocratique.
Hypocrisie généralisée
Comme déjà mentionné plus haut les régimes « hypocratiques » à l’instar du régime tunisien, s’accommodent fort bien d’une façade démocratique. En 20 ans d’existence le totalitarisme abouti du pouvoir en place n’a pratiquement plus besoin d’utiliser la force brute pour assoir son pouvoir. Il est vrai que par sa définition le totalitarisme est un système qui entend contrôler et dominer totalement la totalité de la vie et de la pensée de la totalité des populations, et qui interdit et réprime toute tentative de dépassement, de remise en question. Les « hypocraties » ne dérogeant pas à cette règle et détestent autant l’autonomie et la liberté individuelle. Mais à la place de la répression sanguinaire, le régime « hypocratique », préfèrent compter sur la docilité du peuple et sur la notion de « libertés réduites », à entendre, canalisées dans des voies déterminées qui ne peuvent pas lui nuire. Il mise plutôt sur la soumission volontaire, les contraintes économiques, la force de la propagande diffusée en permanence par les médias, l’école, les hommes politiques, les gens eux-mêmes. Une hypocrisie généralisée qui met à jour l’immense pouvoir de l’auto-persuasion de la majorité des gens et le bourrage de crâne exercé par les adultes sur les enfants. Une méthode beaucoup plus efficace que les exécutions sommaires et les camps de rééducation.
Tant que le peuple ne remette pas en cause leurs existences et tant qu’il ne se rende pas capable de construire autre chose, les hypocraties montrent un visage tolérant et ouvert. Les hypocraties tolèrent même l’existence d’une opposition. A condition, bien évidement, que celle-ci ne puisse se passer d’elles. Les quelques défoulassions sporadiques tolérées, permettent à « la dissidence» d’avoir l’impression de faire quelque chose et même d’avoir l’illusion de remporter parfois des petites batailles. Tant que l’opposition reste résiduelle elle ne constitue dans une hypocratie aucune menace. Elle sert même à montrer combien elle est tolérante ! Elle sait que grâce à la censure et à l’implacable jeu de la real politique, ils auront très peu d’accès aux grands médias, et donc que leur audience restera toujours limitée. Elle espère qu’ils finiront par se convertir comme tout le monde, ou par sombrer dans le désespoir ou la violence. A défaut, elle les marginalisera encore plus en les amalgamant à des catégories criminelles. Elle sait que ses sujets adorent les boucs émissaires et n’aiment pas ceux qui mettent le doigt sur les réalités qu’ils tentent d’oublier en adhérant à fond au système « hypocratique».
Au sein d’une hypocratie, les tenants du pouvoir s’évertuent, dans un subtil exercice, à fragiliser la population convaincus et à juste titre qu’il est plus facile de régner sur des gens diminués financièrement, spirituellement et intellectuellement. Il est certainement plus facile de les manipuler tant qu’ils se préoccupent davantage de leur survie quotidienne que de changer le monde. Précarité, chômage, surendettement, insécurité autant de levier sur lesquels les régimes «hypocratiques» jouent pour bloquer les possibilités de révolte à la base. La paupérisation de tous les aspects de la société est un d’excellent moyen de contrôle qui ne dit pas son nom. Mais une des ruses suprêmes des régimes hypocratiques, est d’obliger quasiment tout le monde, contestataires et conformistes, à franchir consciemment ou pas les limites de la loi. Chacun peut alors être l’objet de poursuites. Par exemple, pour s’exprimer, on peut avoir à organiser une manifestation interdite, pour survivre certaines personnes sont obligés de commettre des illégalités, les réglementations de certaines professions sont tellement tatillonnes qu’on est obligé de ne pas les respecter pour pouvoir survivre…Autant de truchement redoutables pour mettre toute la population à la porté d’une justice arbitraire et complètement à la solde du pouvoir et qui en donner, en Tunisie, des résultats remarquables.
Les systèmes « hypocratiques », bien qu’ils soient à la pointe du totalitarisme, peuvent probablement être perfectionnés et approfondis, notamment grâce aux innovations technologiques en matière de censure et de contrôle des populations, mais il semble difficile de faire plus vicieux et plus efficace sur le principe. Par les deux aspects qui les définissent, ces régimes ont réussit à se maintenir et à prospérer sans rencontrer de véritable résistance intérieure et encore moins extérieure. En effet, dans de tels régimes, les gens réclament eux-mêmes leurs chaînes et se révèlent encore plus répressifs que les services de répression d’Etat. Pas besoin de massacrer les opposants, il y en a trop peu et ils sont complètement paralysés par les rouages du système. Les braves citoyens s’auto-surveillent, s’autocensurent, le tout étant recouvert du drap blanc des libertés, du « gouvernement par le peuple ». Il suffit de savoir doser intelligemment répression, atteintes aux libertés, récompenses et biens matériels pour éviter révoltes et rejet en bloc. Le peuple veut y croire, il n’est donc pas trop difficile de le contenter, malgré tous les faits qui démontrent le contraire. De grandiloquentes déclarations, des élections pour élire un candidat unique ou des gens qui n’ont pas de pouvoir réel, suffisent à donner l’impression de vivre dans un système convenable.
Dans le monde beaucoup de régime optent pour une « hypocratie » et parviennent tant bien que mal à maintenir une illusion de liberté et une façade plus au moins convenable, mais de ceux qui ont le plus réussit l’application de ce modèle, le régime tunisien peut prendre valeur d’exemple. Depuis son installation à la tête du pouvoir il n’a cessé de perfectionner le système pour le rendre presque invisible, indétectable pour l’observateur étranger et complètement intégré par la majorité des tunisiens. Même ceux parmi eux qui découvrent la vraie nature du régime trouvent peu d’oreilles intéressées. Le visage humain du système « hypocratique » profère à ces tenants un certain « bénéfice du doute »…c’est peut être là sa plus grande réussite.
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