Audition au Parlement Européen, le 18 septembre 2008, sur la politique européenne de voisinage devant la Sous-commission des droits de l’homme. L’exemple de la Tunisie.

Intervention de Kamel Jendoubi, président du Réseau Euro méditerranéen des droits de l’homme

La Tunisie et l’Union Européenne (UE) ont établi conjointement en juillet 2005 un Plan d’Action (PA) qui couvre une période allant jusqu’à 2010. Il a été élaboré dans le cadre de la politique européenne de voisinage (PEV) qui a fixé des « objectifs ambitieux fondés sur l’attachement, réciproquement reconnu, à des valeurs communes comprenant la démocratie, l’Etat de droit, la bonne gouvernance et le respect des droits de l’homme, les principes de l’économie de marché, le libre-échange, le développement durable ainsi que la réduction de la pauvreté et le renforcement des réformes politiques, économiques, sociales et institutionnelles».

Ayant pour objectif d’approfondir les relations entre la Tunisie et l’UE dans tous ces volets politiques, sociales culturelles et scientifiques ainsi qu’en matière de sécurité et d’environnement, le plan d’action a établi un large éventail de priorités dans tous les domaines correspondant aux champs d’application de l’Accord d’association, entré en vigueur en 1998, parmi lesquelles une attention particulière devrait être accordée, notamment, à :

  • la poursuite de la consolidation des réformes garantissant la démocratie et l’Etat de droit
  • le renforcement du dialogue politique et de la coopération notamment en matière de démocratie et de droits de l’homme, de politique étrangère et de sécurité, et de coopération dans e domaine de la lutte contre le terrorisme en tenant compte du respect des droits de l’homme ;
  • la coopération en matière d’emploi et de politique sociale et le rapprochement progressif de la législation tunisienne des normes de l’UE

Après de longues négociations, un sous comité sur «droits de l’homme et démocratie» a été mis en place : il s’est réuni pour la première fois en novembre 2007. La seconde réunion de ce sous comité est prévu le 17 octobre 2008 et sera suivi par la réunion du Conseil d’association UE- Tunisie le 11 novembre 2008.

Par ailleurs, la Tunisie a participé à la conférence de Paris qui a lancé l’Union pour la Méditerranée. Mais les droits de l’homme ne font pas partie des projets prévus par cette nouvelle Union ni d’ailleurs l’implication de la société civile.

Madame La présidente, mesdames et messieurs :

Nous allons nous intéresser, dans la présente intervention, en particulier aux actions en matière de DH inscrites dans le chapitre «Dialogue politique et réforme (point 2.1) » avec ses trois volets : La démocratie et Etat de droit ; Le Respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; Les droits sociaux fondamentaux et les normes fondamentales du travail. Ce dernier point prend une dimension particulière à la lumière des récents événements douloureux qui se sont déroulés dans le bassin minier du sud est tunisien

De manière générale, on constate peu de progrès durant les 3 dernières années dans le respect des droits de l’homme et les objectifs du PA sont loin d’être atteints. La situation s’est même détériorée dans certains domaines (telle que la liberté d’expression, la liberté association, la liberté d’information).On peut par ailleurs noter un certain progrès dans le domaine de la lutte contre la violence contre les femmes et celui de l’action en faveur de l’égalité de traitement entre l’homme et la femme.

De l’avis même de la Commission Européenne, (voir le rapport de suivi Tunisie, relatif à la mise en œuvre de la politique européenne de voisinage en 2007), un avis pourtant formulé en termes diplomatiques «l’essentiel reste à faire pour attendre les objectifs fixés, notamment, en matière des libertés d’association et d’expression et de réforme et de modernisation de la Justice ». Cette évaluation, plus complète, constitue une avancée par rapport à celle faite en 2006. Notant en particulier l’évocation de la question de la corruption de manière plus explicite. C’est la raison pour laquelle nous encourageons la Commission à établir des rapports plus complets afin qu’ils deviennent de véritables outils d’évaluation.

Le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales :

Faute de temps nous n’allons pas aborder toutes les violations dont sont victimes les acteurs de la société civile, les défenseurs des droits de l’homme et de la démocratie telles que les restrictions à la liberté de réunion, les entraves à la liberté de mouvement, les représailles fiscales, les agressions physiques, les intimidations et les humiliations…

La liberté d’association et d’expression connaît des « entraves considérables » de l’avis même de la Commission. Il en est de même dans le domaine des médias et de l’information ». Nous allons insister en particulier sur les éléments suivants :

  • Dans la période allant de sept 2007 à sept 2008 aucune mesure législative ou réglementaire n’est venue améliorer la situation de la liberté d’association en Tunisie. Les statistiques officielles font état de 9205 associations en 2008 (chiffre arrêté en avril 2008 par l’IFIDA, le Centre- gouvernemental- d’information, de formation, d’études et de documentation sur les associations). Seules une dizaine sont réellement autonomes.
  • Aucune association indépendante n’a été autorisée à exister légalement depuis… 1989. Des associations telles que le Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT), Liberté et Equité, Association internationale de soutien aux prisonniers politiques (AISPP), Association de lutte contre la torture en Tunisie (ALTT) bien qu’ayant accompli les formalités pour l’obtention du récépissé n’ont pu bénéficier de leur droit à être reconnues. Lors de l’examen du cinquième rapport périodique de la Tunisie devant le Comité des droits de l’homme ( en mars 2008), celui-ci s’est montré préoccupé par les « informations selon lesquelles un nombre très imité d’associations indépendantes a été officiellement enregistré par les autorités et , qu’en pratique, plusieurs associations de défense des droits de l’homme dont les objectifs et les activités ne sont pas contraires au Pacte rencontrent des obstacles dans l’obtention d’un tel enregistrement »
  • Les ONG indépendantes reconnues comme la LTDH (Ligue tunisienne de défense des droits de l’homme) , l’ATFD( association tunisienne des femmes démocrates) et l’AFTURD (association des femmes tunisiennes pour la recherche sur le développement ) connaissent des restrictions sévères de leurs activités. Les plus récentes concernent le filtrage des sites web et le contrôle de la messagerie électronique.
  • Les trois associations susmentionnées ont été contraintes de lancer un appel commun le 13 septembre 2008 alertant l’opinion nationale et internationale : « Nous sommes sérieusement handicapés dans notre travail depuis des mois. Nos mails sont devenus inaccessibles et quand ils le deviennent ils sont invisibles, illisibles et avalés. Malgré les différentes vérifications et réclamations auprès des différents services de l’Internet et des Telecom, les blocages des mails de nos associations et des mails personnels perdurent : il ne s’agit ni de problèmes techniques ni de problèmes de connexion mais bel et bien d’un contrôle de la société civile tunisienne autonome. Nous déplorons cette forme pernicieuse de censure qui bloque nos activités au quotidien. Nous faisons appel à tous nos partenaires pour prendre en considération cette situation de verrouillage et être compréhensifs des retards répétitifs de nos feed-back ».
  • Par ailleurs, les autorités ont bloqué depuis plusieurs mois les sites de partage (You tube et Dalymotion..). Le réseau social Facebook où des acteurs politiques et associatifs ont crée leurs pages est lui aussi objet de surveillance et parfois de blocage.
  • La chaîne privée de télévision satellitaire «El Hiwar» (le dialogue) qui émet une heure par jour a été l’objet de campagne d’intimidation : ses correspondants ont subi 10 agressions au moins en un an et la confiscation illégale de 13 caméras. Son correspondant dans la région du bassin minier de Gafsa, Fahem Boukadous est en ce moment recherché par les autorités. Son directeur, Taher Belhassine est l’objet d’une surveillance policière constante et a du quitter provisoirement la Tunisie.
  • La LTDH se trouve actuellement dans une situation particulièrement grave : la plus ancienne des ONG africaine de défense des droits de l’homme est totalement paralysée : à l’exception du siège qui reste accessible uniquement aux membres du comité directeur sous le contrôle permanent de la police, tous les locaux des sections de la Ligue ont été fermés et sont sous surveillance policière permanente. Rappelons par ailleurs que les autorités tunisiennes ont bloqué (depuis 2006) les fonds accordés par la Commission européenne dans le cadre de l’Initiative européenne pour la démocratie et les droits de l’homme
  • De 2005 à 2007 plus de 1300 personnes ont été poursuivies dans le cadre de la loi du 10 décembre 2003 contre le terrorisme. Tous les témoignages des ONG tunisiennes comme ceux des ONG internationales font état de la pratique systématique de la torture, des violations des droits à la défense, de la protection des tortionnaires par l’institution judiciaire. (confère les deux rapports d’Amnesty international d’une part et celui du Comité pour le respect des libertés et des droits de l’homme (CRLDHT) et de l’Association de lutte contre la torture en Tunisie (ALTT) d’autre part)

2- la réforme de la justice :

C’est d’ailleurs, en matière de réforme de la justice que le bilan du PA est pour le moyen très faible. Les objectifs (énumérés ci-dessous) sont certes positifs, mais soit ils sont limités à des aspects techniques et donc pas de nature à entraîner ni à appuyer une réforme de fond de la justice tunisienne, soit (dernier objectif) trop généraux. Il n’y a par ailleurs pas de calendrier, ni d’objectifs spécifiques précis, ni réellement d’obligation contraignante :

  1. Le renforcement de l’efficacité des procédures judiciaires et le droit à la défense;
  2. La consolidation des initiatives existantes dans le domaine de la réforme pénale;
  3. L’amélioration des conditions de détention et de vie carcérale, notamment celles relatives au placement des mineurs, et le soutien aux droits des détenus ; la formation du personnel pénitentiaire ; le développement des mesures alternatives à l’emprisonnement ; la formation et réinsertion dans la société
  4. La poursuite et le soutien à la réforme du système judiciaire notamment en matière d’accès à la justice et au droit et de la modernisation du système judiciaire.

Le Plan d’Action n’inclut aucun objectif traitant d’une manière directe et suffisante la question clé de l’indépendance de la justice.

Celle-ci nécessiterait une réforme constitutionnelle ainsi qu’une réforme profonde des conditions de son fonctionnement (réforme de la composition et du rôle du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) ; réforme des conditions de sélection, formation et nomination des magistrats ; garanties des juges ; réforme de la gestion de la carrière des magistrats et respect des garanties, etc.)

Concernant les projets sur le terrain, la coopération UE-Tunisie en matière de réforme judiciaire n’a rien donné de tangible à ce jour. C’est vrai pour le programme MEDA de 22 millions € où les projets envisagés ont été systématiquement vidés de toute composante de nature à contribuer au renforcement de l’indépendance de la justice (12 millions sont destinés à la seule informatisation des tribunaux ; seuls 4 millions € sont consacrés à des activités de formation des juges et des personnels des tribunaux, pour lesquelles les autorités tunisiennes ont manifesté leurs réticences à ce qu’elles incluent la question des normes internationales des DH).

C’est encore plus vrai pour les projets IEDDH (initiative européenne pour la démocratie et les droits de l’homme) où l’on constate un blocage total : le dernier projet incluant la société civile et portant sur l’indépendance de la justice ou la réforme judiciaire remonte à 2003 avec le projet de la LTDH. Il y a en fait une exclusion presque totale de la société civile de la question de la réforme judiciaire.

Certains faits illustrent l’emprise de plus en plus grande du pouvoir politique sur la justice et l’absence de progrès dans ce domaine :

  • La question de la liberté d’association des magistrats tunisiens qui continue à être bafouée : la crise autour de l’Association des magistrats tunisiens en 2005 et le fait que 3 ans après, les membres des instances légitimes de l’AMT sont toujours l’objet de lourdes sanctions professionnelles (mutations forcées). A souligner aussi l’interdiction qui leur a été faite de sortir du pays en juin 2007 pour le séminaire du REMDH à Paris – et les magistrats tunisiens ne sont pas libres d’adhérer à l’association de leur choix pour défendre leurs intérêts professionnels.
  • La réforme unilatérale et arbitraire de la formation des jeunes avocats avec la création en 2007 de l’Institut supérieur de la profession d’avocat (ISPA) – une nouvelle institution placée sous la coupe directe du Ministère de la Justice et dont le barreau tunisien est totalement exclu.
  • Donc tentative de main mise sur les avocats après s’être assuré le contrôle des magistrats.

3- le mouvement des populations du Bassin minier

Ce qui se passe aujourd’hui dans les tribunaux de Gafsa (sud est de Tunisie) illustre l’instrumentalisation de la justice par les autorités tunisiennes.

Nul n’imaginait que la surenchère sécuritaire allait aboutir à cette situation : plus de 150 personnes sont l’objet de 23 instructions avec des chefs d’inculpation qui pourraient entraîner plusieurs années d’emprisonnement, la perte d’emploi et de revenus pour les familles

Personne parmi celles et ceux que la situation du Bassin Minier préoccupait ne s’attendait à une telle violence en réaction à des revendications sociales légitimes contre le chômage, la misère, la pollution, le déséquilibre entre les régions…

  • Des familles contraintes de supporter les affres des voyages hebdomadaires entre les gouvernorats du sud pour visiter leurs parents prisonniers : professeurs, instituteurs, fonctionnaires, étudiants et élèves qui ont passé leurs vacances à l’ombre de sinistres prisons et qui se retrouvent menacés d’expulsion qui de son emploi, qui de ses études.
  • Des chômeurs qui, naguère, rêvaient d’un emploi, juste d’un emploi pour une vie moins misérable et qui se retrouvent entre quatre murs.
  • Des procès expéditifs, toutes les semaines, où défilent les manifestants des villes du Bassin Minier ; des jugements iniques prononcés en violation totale des conditions élémentaires de justice.
  • Des réunions de solidarité avec les populations du Bassin Minier décidées par des partis reconnus et pourtant frappées d’interdiction tandis que les locaux sont encerclés par les forces de « l’ordre ».
  • Des militant-e-s de la société civile assignée-e-s devant les tribunaux et condamnés, telle Zakhia Dhifaoui, (membre de la section de Kairouan de la LTDH, membre de l’ALTT et du forum démocratique pour le travail et la liberté), condamnée en appel, à 4 mois et 15 jours d’emprisonnement pour avoir manifesté sa solidarité avec les familles des détenus; tandis que d’autres sont assignée-e-s à demeurer, jours et nuits, assiégé-e-s par les forces de police provoquant divers embarras, voire la terreur chez la famille et les proches…
  • Des Tunisiens résidants à l’étranger poursuivis devant la justice en Tunisie pour avoir manifesté leur solidarité, en France notamment, avec les populations du bassin minier en Tunisie. C’est le cas de Ess’ghaier Belkhiri , 29 ans , originaire de Redeyef et résidant à Nantes ( France)- C’est le cas aussi de Mohieddinne Chercbib, président de la Fédération tunisienne pour une citoyenneté des deux rives

Pourtant

  • Les autorités ont admis l’existence d’un développement outrageusement inégal entre les régions, pointant ainsi l’incurie des responsables régionaux et légitimant les mouvements pacifiques déclenchés par les résultats du concours de la société des phosphates de Gafsa
  • Les autorités ont procédé à l’arrestation de militants syndicalistes puis à leur inculpation de délits graves alors que ceux-ci n’ont cessé durant les mois du mouvement protestataire, de réitérer leur volonté de dialogue et d’intervenir pour calmer les esprits, éviter la violence et tenter d’apaiser les tensions.

Les politiques sécuritaires ne constituent nullement des solutions adéquates pour répondre à des problèmes de développement, de justice sociale voire les problèmes politiques.

Les mouvements du Bassin Minier qui ont eu un caractère pacifique et responsable relèvent en fait de l’urgence sociale dans une région frappée de plein fouet par le chômage et la misère.

Les animateurs de ce mouvement comme l’ensemble des acteurs de la société civile n’ont cessé de dénoncer la répression disproportionnée, d’appeler les autorités à libérer les détenu-e-s, à ouvrir une enquête sérieuse sur le déroulement des évènements et à établir les véritables responsabilités dans les dérives et à lancer un dialogue avec les acteurs de la vie nationale autour de l’avenir du Bassin Minier ; un dialogue responsable et transparent.

La rentrée scolaire, comme le mois de Ramadan, ont été marqués par la solitude des familles des détenu-e-s qui ne possèdent pas de quoi couvrir les dépenses occasionnées par les déplacements entre Redeyef et les prisons de Gafsa, Kasserine et Sidi Bouzid pour visiter leurs enfants. Que dire alors des frais de la rentrée scolaire, du Ramadan et de l’Aïd ?

La solidarité doit désormais se traduire par un soutien matériel et moral des détenus et de leurs familles. Cette solidarité concerne aussi les députés européens.

S’agissant des recommandations, je souligne que le REMDH a publié des rapports notamment sur la question de l’indépendance de la justice et sur la liberté d’association. Mais, il est important d’insister auprès de vous, parlementaires européens, sur l’importance de faire pression sur la Commission et les Etats membres pour que les priorités en matière de droits de l’Homme soient mises à l’ordre du jour du dialogue et de la coopération avec la Tunisie selon une stratégie de mise en œuvre concrète avec un calendrier et des critères précis et transparents d’évaluation notamment en vue du futur rapport de suivi de la Commission en 2009. De même il est crucial d’impliquer la société civile tunisienne de manière systématique et régulière dans la mise en œuvre et l’évaluation des objectifs.

Je vous remercie