Quel bilan global faites-vous de la visite récente de monsieur Martin Scheinin, le Rapporteur spécial chargé de la promotion et de la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste ?

Nous l’avons rencontré et nous lui avons brossé le détail de nos souffrances et celles de nos enfants depuis la promulgation de la loi non constitutionnelle, dite antiterroriste, de l’année 2003. Nous lui avons dit comment ces épreuves ont évolué avec l’entrée en guerre contre l’Irak des pays de la coalition et comment les manifestations autorisées par le pouvoir ont été mises à profit par les services de sécurité pour y repérer les éléments actifs, notamment les jeunes de 18-19 ans, les répertorier comme « terroristes » et les harceler d’une manière inédite, ce qui en a poussé une partie à fuir en Algérie et en Libye. Nous voulions à travers cette présentation dire au représentant du secrétaire général que nous n’avions pas entendu parler de terrorisme avant 2003 et que nous considérons que c’est cette loi qui a créé ce phénomène dans notre pays.

Que pensez-vous du rapport fait par l’envoyé de l’ONU à l’issue de sa visite ?

Personnellement, le rapport n’est pas équitable parce qu’il ne prend pas en considération, ou ne reflète pas la dimension du calvaire que nous vivons, calvaire dont nous lui avons parlé en détail, comme je vous l’ai déjà dit. Il s’est contenté de signaler quelques dépassements dans le domaine des droits de l’homme, tels les conditions d’enquête des détenus et le non respect des délais légaux de garde à vue. Nous espérons que le rapport final de sa visite rendra compte de toutes nos souffrances. Nous comprenons que monsieur Scheinin est venu suite à une invitation officielle et que les autorités ont tenté de se montrer coopératives pour influer sur le cours de la visite.

Etes-vous d’accord avec ce qu’a dit l’envoyé spécial sur la situation dans les prisons ?

Non, car la situation y est assurément très mauvaise et nous le ressentons d’autant plus que la vie en prison est partie prenante de notre vie. Nous faisons des visites en prison chaque semaine et nous voyons bien qu’elles sont surpeuplées, qu’elles manquent d’hygiène et parfois que l’hygiène y fait totalement défaut, que les maladies s’y propagent, notamment les maladies cutanées, et ce sans parler des mauvais traitements dont nos enfants sont l’objet. Nous avons attiré l’attention de l’envoyé de l’ONU sur le fait que le gouvernement tient à peaufiner la « vitrine ». Et nous savions qu’on lui permettrait de visiter des prisons qui auraient été préalablement préparées, à l’instar de ce qui se passe lors des visites de la Croix Rouge. Nous savons par nos enfants qu’à cette occasion les autorités transfèrent des prisonniers considérés comme fauteurs de troubles. Elles nettoient les prisons qui vont être visitées, fournissent des lits et des couvertures neuves aux prisonniers et mettent en garde ces derniers de ne pas ouvrir la bouche pour se plaindre. Pour parer à ce genre d’artifice, nous avons demandé au rapporteur de l’ONU de faire des visites inopinées dans les régions de l’intérieur ou des prisons connues pour leurs mauvaises conditions et leurs mauvais traitements, mais cela n’a pas eu lieu, malheureusement.

Dans tous les cas, la prison est toujours négative et inacceptable surtout quand on y jette la jeunesse dont le seul pêché est d’avoir tenu à accomplir la prière. Comme l’a dit un intellectuel, la prison est la pire institution découverte par l’humanité, et celui qui en a fait l’expérience comprend la signification de ce propos.

L’envoyé de l’ONU a exhorté le gouvernement à investir dans l’éducation et le développement pour lutter contre le terrorisme ?

Cela voudrait dire que la misère et l’ignorance sont les causes principales du terrorisme. C’est contraire à tout bon sens car la majorité écrasante des jeunes condamnés dans des affaires de terrorisme ont des niveaux d’études qui vont de la fin du secondaire (niveau du bac), à différents niveaux de l’enseignement supérieur. Quant à la question sociale, les prisonniers dans ces affaires appartiennent à toutes les couches sociales, riches ou pauvres. La majorité appartient à la classe moyenne tunisienne… les postulats erronés conduisent à des conclusions erronées, et si on veut traiter la question du terrorisme sur de tels présupposés, on aboutit à un échec comme c’est le cas pour les pays de la coalition aujourd’hui.

Les vraies raisons du terrorisme sont celles que refusent de voir les pays occidentaux : l’absence de liberté et de démocratie dans les pays arabes, car le despotisme qui écrase nos sociétés est la cause de l’émergence de tendances extrémistes dans une partie infime de la jeunesse.

La solution pour remédier au terrorisme c’est de faire émerger des régimes démocratiques, un climat de liberté et de permettre la participation à la vie politique, de promouvoir l’égalité économique et la transparence. Cela encouragera la productivité et la création des emplois et sera à même de rendre espoir à la jeunesse.

La grande imposture des pays qui prétendent lutter contre le terrorisme, c’est de ne pas tenir compte des raisons réelles du terrorisme ou parce que ces dernières sont cachées par une propagande dévoyée de nos pays qui ont imposé aux pays occidentaux une équation bien étrange qui consiste à laisser tomber les projets de démocratisation en échange d’un engagement contre la lutte antiterroriste.

C’est ainsi que nous avons vu par exemple, des députés justifier leur soutien à la Tunisie lors de la dernière réunion au siège du Parlement Européen sur l’examen de la détérioration des droits de l’Homme en Tunisie par l’engagement de notre pays dans la lutte contre le terrorisme.

Je reviens à 2003, les pays arabes, et en premier lieu la Tunisie, ont dû créer le phénomène du terrorisme pour pouvoir se vendre à l’ouest puisque l’engagement à lutter contre ce phénomène est devenu une condition essentielle pour s’attirer le soutien économique et politique occidental.

Entrevue réalisée en Arabe par Mohammed Hamrouni

Source : El Maoukef du 12 février 2010

(traduction : Luiza Toscane)