Libres propos sur une réforme annoncée de l’article 61 bis du Code pénal tunisien

« Tout châtiment qui ne découle pas d’une nécessité absolue, dit le grand Montesquieu, est tyrannique, proposition qu’on peut généraliser en disant : tout acte d’autorité d’homme à homme qui ne dérive pas d’une nécessité absolue est tyrannique. Le droit qu’a le souverain de punir les délits est donc fondé sur la nécessité de défendre contre les usurpations particulières le dépôt constitué pour le salut public. Et les peines sont d’autant plus justes que la sûreté est plus sacrée et inviolable, et plus grande la liberté que le souverain laisse à ses sujets. »

BECCARIA, Des délits et des peines, (publié pour la première fois en 1764 !) GF Flammarion, p. 63.

À l’image de tous les États soucieux de préserver l’intégrité de leur territoire national, et de lutter contre la trahison et l’espionnage, la Tunisie a prévu la répression de tels crimes dans le Livre deuxième, Titre premier, Chapitre premier, de son Code pénal, intitulé « Attentats contre la sûreté extérieure de l’État », composé des articles : 60, 60 bis, 60 ter, 61, 61 bis, 61 ter, 61 quater, et 62et 62 bis.

L’article 61 bis dont il sera question dans le présent papier est précédé d’un article 61 (trahison…) et suivi de deux autres articles : 61 ter (divulgation des secrets de la défense, destruction du matériel, documents ou renseignements afférents au secret de la défense…), et 61 quater (espionnage…).

Rien de plus normal et de plus légitime, dira-t-on non sans raison, qu’un Etat-nation puisse prévoir de telles dispositions répressives et agisse dans le sens de la préservation des « intérêts fondamentaux de la nation » (on reviendra plus tard sur cette notion introduite par le législateur français).

C’est le devoir premier de tout gouvernement que de veiller, dans le cadre de ses fonctions régaliennes, à la sauvegarde de tous les attributs de la souveraineté nationale, malmenées de plus en plus par la globalisation avec ses deux facettes capitaliste et altermondialiste…

Ce principe étant fermement posé, voyons en quoi l’agitation politico-médiatique officielle, en rapport avec la réforme annoncée de l’article 61 bis du Code pénal, n’est autre qu’une énième manœuvre politicienne (coercitive) se dissimulant derrière le paravent de la légalité en vue de contraindre au silence les voix (démocratiques) dissidentes qui, dans un contexte de fermeture quasi-hermétique des espaces publics nationaux (réels tout autant que virtuels), recourent aux espaces supranationaux pour exprimer leurs exigences —« inaudibles », hélas, dans le cadre étatique— relatives à la démocratisation, à l’Etat de droit, au respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales, à la bonne gouvernance, à l’indépendance et l’impartialité du système judiciaire, etc.

Nous évoquerons dans un premier temps le contexte se trouvant à l’origine de cette nouvelle initiative législative (I). Nous nous attacherons, dans un second temps, à préciser le sens du texte visé par la réforme annoncée (II). Le troisième temps de ces « libres-propos » sera consacré au rapprochement comparatif d’avec le droit français, qui semble servir de « modèle » aux supporters de l’extension du domaine de la répression (II). Enfin, nous conclurons ce papier par un « exposé des motifs » de la future loi (IV).

I. LE CONTEXTE

Tout texte (a fortiori juridique) suppose un contexte. Les herméneutes, et les philologues avant eux, nous l’ont souvent répété, eux qui nous ont « outillés » pour en comprendre le sens, l’articulation, et les liens présumés de cause à effet entre les deux.

Toute « offre législative » doit, en principe, correspondre à une demande sociale d’encadrement juridique qui peut prendre la forme d’une revendication adossée à des forces sociales (économiques, financières, politiques, etc.) qui la soutiennent. Elle peut également consister en une anticipation, voire même une accélération, de l’évolution sociale dans le cadre d’une politique volontariste, tel qu’a su remarquablement le faire, par exemple, Bourguiba en promulguant le Code du statut personnel. C’est l’antagonisme classique entre le Droit reflet de la société ou moteur de son évolution.

Les « Forces créatrices du droit » (G. Ripert) ne peuvent déployer leur énergie « créatrice » (ou destructrice… des acquis sociaux, par exemple) que dans le cadre d’une société démocratique qui garantit la libre expression de la pluralité des droits et des intérêts. L’État quant à lui (du moins selon la conception bourgeoise) doit veiller à la coexistence pacifique des intérêts et droits antagoniques. Tel est, grossièrement, le schéma théorique du mode de production législatif au sein d’un Etat de droit démocratique (inputs-outputs). Nous verrons dans ce qui va suivre que ce « modèle » est fort loin de ce qu’un idéologue du régime tunisien appelle « le schéma d’analyse stratégique » (des processus de gouvernement) et qui n’est rien moins qu’une légitimation (théorique) du phénomène autoritaire en matière de gouvernance : « La logique du modèle d’analyse stratégique est différente du modèle inputs-outputs. Il en est presque le contraire. Ce qui ne veut nullement dire que celui-ci invalide celui-là ou minimise de son importance, mais simplement qu’il se soucie d’une meilleure adéquation en rapport avec des régimes non concurrentiels, ou moins concurrentiels, dits régimes dirigistes… » (S. CHAABANE, Le système politique tunisien, (en arabe) La maison arabe du livre, Tunis 2006, p. 14. Le gras et l’italique sont ajoutés).

Quel est donc le contexte dans lequel est intervenue l’annonce de la réforme de l’article 61 bis du Code pénal tunisien ? La réponse à cette question, nous renseignera, avant l’heure du vote-éclair prévisible, sur le vrai « exposé des motifs » de la future loi.

S’inspirant du précédent marocain, l’État tunisien a souhaité rehausser le niveau de son partenariat avec l’union européenne. Il a formulé à cet effet le « désir » d’accéder au « statut avancé », lequel est un niveau relationnel bilatéral se situant entre la qualité de membre de l’UE et la qualité departenaire. Il se décline à peu près comme suit : Institutionnalisation du dialogue politique (phase supérieure à celle du Conseil d’association…) sur la base des fondamentaux relatifs à l’Etat de droit, droits de l’homme, indépendance du système judiciaire, liberté de la presse, associative, de réunion et d’expression, etc. Avec un soutien aux réformes administrative, politique et judiciaire ; Participation croissante à la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), à la politique étrangère de sécurité et de défense (PESD) et un renforcement de la coopération sectorielle (transport, énergie, culture, etc.) ; Renforcement des relations économiques bilatérales : participation au marché intérieur de l’UE via la libéralisation des échanges commerciaux et l’harmonisation de la législation tunisienne avec celle de l’Europe (le respect des « 4 libertés » : liberté de circulation des marchandises, des capitaux, des services et des personnes… morales et non point physiques !) ; Coordination bilatérale en matière de politique monétaire ; Statut se rapprochant de celui d’« observateur » au sein du Conseil de l’Europe.

L’enjeu est donc extrêmement important. Il engage pour ainsi dire l’avenir de la Tunisie, sa génération présente aussi bien que celles à venir. Nous pourrions, mutatis mutandis, l’assimiler —les débats en moins !— à la tentative avortée d’approbation de la Constitution Européenne.

Et pourtant, hormis quelques articles de presse superficiels, et des déclarations empressées de certains officiels du régime, faisant l’éloge, le moins qu’on puisse dire « surréaliste », des « miracles tunisiens » sur les plans économiques, sociaux et politiques, il n’y a pas eu ne serait-ce qu’un semblant de débat public sur l’opportunité des choix macro-économiques et stratégiques adoptés par les autorités, sur les échecs cuisants concernant le développement régional inégal (Gafsa et toute la moitié Ouest de la Tunisie en témoigne…), les atteintes à la sécurité écologique, le chômage galopant (notamment parmi les jeunes diplômés…), la détérioration sans précédent de la situation des droits humains, le délabrement de la justice, etc.

Les espaces publics réels tout autant que virtuels étant cadenassés par un parti monopolistique (RCD) qui ne veut rien concéder (ni dans la presse écrite et audio-visuelle, ni sur internet, ni dans les « maisons de culture » ou autres salles de réunions « publiques », et qui n’hésite pas à censurer sporadiquement les journaux de l’opposition authentique à faible tirage, parce que, entre autres, privés des financements publics, —à l’exception de l’organe de ATTAJDID) et qui s’ingénie dans le musèlement de toute opinion divergente, quasi-systématiquement étiquetée dans la « presse à calomnies », de traitres, de « vendus » d’« ennemis de la nation » (lire opposant) à la « solde des puissances étrangères »…

Comment peut-il y avoir formation d’une opinion publique contradictoire et critique dans un pareil contexte caractérisé par l’hégémonie écrasante (tout autant qu’étouffante) d’un Parti-Etat qui accapare littéralement tous les canaux de transmission de la volonté publique ?

Toute possibilité de délibération pluraliste est confisquée. La « bienpensance » se confond, dès lors, avec la « ligne » du parti-unique-de-fait. Tout ce qui s’en écarte est pénalisé, dans le sens propre comme figuré !

Face à cette stratégie autoritaire d’exclusion politique, de marginalisation, d’intolérance, de diabolisation et de dénigrement ; face à un système clos qui ne tolère pas la moindre velléité d’indépendance (immédiatement taxée « subversive »…) ; face à l’impossibilité, ne serait-ce que virtuelle, d’exprimer une opinion un tant soit peu différente de la « vérité officielle d’Etat »… il ne restait (et ne reste), désormais, plus d’autre solution, pour les irréductibles de la démocratie, de la défense des droits humains et de la dissidence pacifique, que d’enjamber le cadre coercitif imposé par le pouvoir liberticide et anti-démocratique, et d’expatrier la parole libre au niveau du champ supra-étatique !

Il est bien entendu inconcevable qu’un parti d’opposition (authentique, il va sans dire, et non « accompagnateur-RDC ») se risque à adopter une pareille posture. La taxation d’allégeance à « l’étranger » sert d’épée de Damoclès contre de telles tentations, au demeurant inexistantes…

Mais des personnalités patriotiques, n’en déplaise à l’inquisition « pseudo-laïque », et des associations totalement affranchies du joug autoritariste (il n’y en a pas pléthore !), le peuvent et le revendiquent haut et fort. L’intimidation et la calomnie dont ils/elles continuent à en être l’objet sont tout simplement inopérantes à leur égard. D’où, comme on le verra, le recours déloyal au procédé législatif (loi pénale) pour les réduire au silence.

Deux idées-clef nous semblent pouvoir rendre compte succinctement de l’ensemble de la situation, pendant, à la veille et au lendemain de la réunion UE-Tunisie du 11 mai 2010.

L’inexistence d’une éthique de la discussion (par définition démocratique, J. HABERMAS) qui permet de déployer, au sein des espaces publics pluralistes, le débat contradictoire, rationnel et argumenté. Autrement dit, la fermeture autoritariste du système politique empêchant la manifestation de l’opinion divergente, du contre-argument, et par conséquent la dé-formation d’une « réelle » opinion publique susceptible de participer, plus ou moins directement, dans l’élaboration des choix et décisions se rapportant à l’intérêt public…

L’absence d’une éthique législative dans la production de la règle de droit qui lui fait perdre conséquemment son caractère général et abstrait, sans lesquels elle ne saurait être légitime pour être prise au sérieux. On a comme une impression de déjà vu qui nous renvois aux pseudo-réformes constitutionnelles « confectionnées » sur mesure pour exclure les uns (les adversaires assimilés aux ennemis) et en inclure d’autres (les amis sûrs, ceux qu’on a désigné par l’appellation « accompagnateurs-RCD »). Il en sera de même avec la loi annoncée, dont les cibles, se comptant sur les doigts d’une seule main, sont préalablement désignées (il suffit de lire la presse de caniveaux pour en dresser la courte liste…).

L’évocation du contexte dans lequel est intervenue l’annonce de la réforme de l’article 61 bis du Code pénal tunisien, était indispensable à la compréhension des soubassements de l’imposition d’un débat contradictoire, impossible dans le cadre étatique tunisien caractérisé par une fermeture (désespérante) de l’ensemble du système politique, et un autoritarisme qui ne cesse, d’année en année, de s’accentuer.

II. LE TEXTE

Lors du conseil des ministres du 19 mai 2010, présidé par le chef de l’Etat tunisien, un projet de loi visant la réforme de l’article 61 bis a été débattu. Il tendrait à introduire une nouvelle incrimination concernant « tout contact (entrepris par des tunisiens ou des non-tunisiens) avec des entités étrangères susceptibles d’attenter aux intérêts vitaux, notamment économiques, de la Tunisie ».

L’article en question pourrait alors —nul besoin d’être devin pour le savoir— prendre la forme suivante :

« Sera coupable d’atteinte à la sûreté extérieure de l’État et puni des peines portées à l’article 62, tout Tunisien ou tout Étranger :

1) Qui aura entrepris, par quelque moyen que ce soit, de porter atteinte à l’intégrité du territoire tunisien,

2) Qui entretiendra, avec les agents d’une puissance étrangère, les intelligences ayant pour objet ou ayant eu pour effet de nuire à la situation militaire ou diplomatique de la Tunisie, »

3) « Qui aura, de quelque manière que ce soit, entrepris des contacts avec des entités étrangères, dans le but de nuire à la sécurité économique ou aux intérêts vitaux de la Tunisie. » (paragraphe en gras ajouté par nous, HB)

Il se pourrait également que les « réformateurs » évitent l’ajout d’un troisième paragraphe, et se contentent de « compléter » le premièrement de l’article 61 bis en y ajoutant (après « l’intégrité du territoire tunisien ») « …, à la sécurité économique de la Tunisie ou à ses intérêts vitaux ».

Quelle que soit la forme que prendra la nouvelle rédaction de l’article 61 bis, elle butera inévitablement sur une « incohérence », pour ne pas dire contradiction, insurmontable, tenant au fait que l’article en question (le chapitre et le titre du Code dans lequel il figure) vise restrictivement (la loi pénale étant, par définition, d’interprétation stricte) à réprimer la collaboration avec les forces ennemies et l’intelligence avec les puissances étrangères, et ne pourra de ce fait —sans travestir l’intention et la volonté originaire du législateur— inclure en son sein l’incrimination de toute opinionpublique divergente de celle du pouvoir en place… en l’affublant de « traitrise économique ».

Il n’est pas inintéressant à ce propos de rappeler que la pénalisation n’a jamais été une méthode efficace de résolution des conflits politiques. Bien au contraire, elle les alimente. Mais, il est vrai, cette conviction élémentaire ne vaut que pour ceux qui considèrent la politique comme l’art du compromis !

Il importe, en outre, de noter que l’adoption de mesures législatives répressives à l’encontre des acteurs de la société civile tunisienne qui réclament la démocratisation du régime politique et le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales, est un argument décisif militant en faveur de celles et ceux qui défendent ces revendications. La preuve ne pouvait être mieux faite quant à la justesse de leurs critiques. Le choix de la pénalisation apparaît, dès lors, comme un moyen (coercitif) contre-productif, qui ne manquera certainement pas de se retourner contre ses auteurs, rappelant ainsi l’image du serpent qui se mord la queue !

III. LE « DROIT COMPARÉ » À LA RESCOUSSE…

La presse officielle et semi officielle se réfèrent à « toutes les législations du monde et notamment celle des grandes démocraties, qui incriminent l’atteinte aux intérêts économiques vitaux de l’État ».

Ces références faussement comparatives n’indiquent concrètement aucun texte juridique. Seul un papier haineux paru sur le Blog d’un tunisien établit à l’étranger (et qui conteste aux double-nationaux franco-tunisiens, la revendication de leur tunisienneté…) s’y est vainement essayé en reproduisant le texte de l’article 80 de l’ancien Code pénal français (puisé non dans le Code pénal, mais dans un livre paru en 2002, et qui, lui-même, ne tient pas compte de l’abrogation de l’article 80). Article, s’il en était, totalement obsolète, puisqu’il date d’avant la réforme de 1994. Il suffit d’ouvrir le Code pénal français pour se rendre immédiatement compte de sa suppression.

L’article actuellement en vigueur porte le numéro 410–1. Il dispose « Les intérêts fondamentaux de la nation s’entendent au sens du présent titre de son indépendance, de l’intégrité de son territoire, de sa sécurité, de la forme républicaine de ses institutions, des moyens de sa défense et de sa diplomatie, de la sauvegarde de sa population en France et à l’étranger, de l’équilibre de son milieu naturel et de son environnement et des éléments essentiels de son potentiel scientifique et économique et de son patrimoine culturel. »

Avant de commenter ce dernier article, arrêtons-nous un instant sur l’article 80 de l’ancien Code pénal pour en préciser, objectivement, la portée juridique réelle, en se référant, il va sans dire, à la jurisprudence de la Chambre Criminelle de la Cour de cassation.

A. UN TEXTE ABROGÉ : L’ARTICLE 80 DU CODE PÉNAL FRANÇAIS

Aux termes de cet article (80 C.pén) « Sera puni de la détention criminelle à temps de dix à vingt ans quiconque:

1° Aura, par des actes hostiles non approuvés par le Gouvernement, exposé la France à une déclaration de guerre;

2° Aura, par des actes non approuvés par le Gouvernement, exposé des Français à subir des représailles;

3° Entretiendra avec les agents d’une puissance étrangère des intelligences de nature à nuire à la situation militaire ou diplomatique de la France ou à ses intérêts économiques essentiels. »

Le « blogueur » dont il s’agit —de toute évidence un néophyte et non un juriste— a cru déceler dans ce texte (encore une fois abrogé), la preuve irréfutable et l’Argument d’autorité qui « désarme » ses contradicteurs, donne solide raison au gouvernement, et fonde —en droit comparé— la décision du chef de l’Etat de « châtier » les « égarés » parmi nos concitoyens qui mettent en danger « les intérêts économiques essentiels de l’Etat »

Nous refusons, il va sans dire, de nous laisser entrainer dans une pareille personnification des débats. Libre à ceux qui y voient un signe de « sagesse » d’exprimer leur soutien à M. Ben Ali. Quant à nous, nous poursuivrons sereinement notre discussion sur un plan purement logique et rationnel…

Et pour commencer, il faudrait que l’auteur sache que l’ancien article 80 ne contient pas un mot de plus par rapport à ce qui a été reproduit ci-dessus !

Prétendre, avec une particulière mauvaise foi, que ledit article se poursuit en ces termes « la nature des intelligences punissables entretenues avec les agents d’une puissance étrangères n’est pas en contradiction avec la Convention européenne des droits de l’homme, et les actes incriminés ne sauraient être considérés comme l’exercice de la liberté d’expression ou de communication protégée par l’article 10 de ladite Convention », révèle, sinon une volonté délibérée d’induire le lecteur en erreur (grossière), du moins atteste d’une ignorance pitoyable.

Le défaut (et pas seulement le manque) d’honnêteté intellectuelle et de rigueur scientifique, suffisent à discréditer totalement et à disqualifier irrémédiablement cet apprenti « donneur de leçons », qui croit pouvoir impunément s’affranchir de la rigueur et de la règle d’or selon laquelle on ne doit « parler » qu’en étant en pleine connaissance de cause de ce dont on parle !

Cela étant, le complément « apocryphe » de l’article 80 est vrai en soi, dans ce sens où, en effet, l’article 10 de la CEDH prévoit lui-même que la liberté d’expression n’est pas un droit absolu et qu’elle peut être limitée par des considérations liées, entre autres, à l’ordre public, etc. La limitation devant être strictement nécessaire à servir de manière proportionnée l’objet protégé, sans jamais perdre de vue les fondamentaux de la société démocratique !

L’article 80 (on a presque envie d’ajouter, dans sa version « orthodoxe »), tel que rédigé par législateur français, et non plus celui réécrit par « le blogueur », s’inscrit dans le dispositif pénal réprimant l’atteinte à la « sûreté de l’Etat », notion qui sera, fort heureusement, abandonnée (car ce n’est pas tant l’Etat qui doit être protégé, mais la nation !) au profit de celle d’« intérêts fondamentaux de la nation » (article 410-1 Nouveau Code pénal).

Le 3° de cet article correspond, presque mot pour mot, à l’article 61 bis 2° du Code pénal tunisien (n’allez surtout pas penser que j’insinue le plagiat !).

L’expression « intérêts économiques essentiels » figurant dans le premier des deux textes résulte d’une réforme datant de 1960, donc ultérieure à la dernière modification qu’a subie le texte tunisien (10 janvier 1957).

B. QU’EST-CE QU’UN « INTÉRÊT ÉCONOMIQUE ESSENTIEL » SELON LA JURISPRUDENCE ?

La généalogie de la notion d’« intérêts économiques essentiels » fait rattacher cette dernière à une conception sécuritaire intimement liée à la défense nationale. Ce qui veut dire qu’elle concerne, ce qu’il est convenu d’appeler l’« intelligence économique ». C’est-à-dire le fait, généralement par un national, de livrer à des puissances étrangères des informations liées à des secrets de fabrique, secrets industriels, de recherche fondamentale ou appliquée, etc. Tel que par exemple le fait de livrer à un Etat ou à une entreprise étrangère la technologie servant à fabriquer les Trains à Grande Vitesse (TGV). Technologie jalousement protégée par la France dans le souci de protéger ses intérêts économiques.

Nous avons dans la jurisprudence de la Chambre Criminelle de la Cour de cassation une des rares applications de l’article 80-3° du Code pénal. En effet, dans un arrêt rendu en date 23 mars 1982 (n° pourvoi : 82-90306) la haute Cour a retenu l’accusation « d’intelligence » avec des puissances étrangères (l’accusé étant roumain naturalisé français) « de nature (…) à porter atteinte aux intérêts économiques essentiels (de la France) » :

« Attendu qu’après avoir analysé les rapports que x…, informaticien de haut niveau, aurait entretenu avec des agents des services de renseignements roumains dont le but aurait été de le faire s’introduire, notamment grâce à sa naturalisation, dans les milieux français s’occupant derecherche fondamentale en informatique, la cour a jugé qu’il existait contre lui des charges suffisantes pour justifier son renvoi devant la cour d’assises du chef du crime prévu et réprimé par l’article 80 3° du code pénal, tout en énonçant qu’il n’était contesté par personne que le comportement de x… n’avait pas effectivement causé un préjudice important aux situations ou aux intérêts protégés par la loi ; (…)

Attendu que les faits ci-dessus exposés, à les supposer établis, caractérisent à la charge de l’inculpé le crime prévu et réprimé par l’article 80 3° du code pénal, la cour ayant constaté que les intelligences que x… aurait entretenues avec des agents d’une puissance étrangère étaient de nature, indépendamment de tout résultat positif, à porter atteinte à la situation militaire ou diplomatique de la France ou à ses intérêts économiques essentiels ;

Et attendu que la chambre d’accusation était compétente, qu’il en est de même de la cour d’assises devant laquelle le demandeur a été renvoyé, que la procédure est régulière et que les faits, objet de l’accusation, sont qualifies crimes par la loi ; Rejette le pourvoi ; »

L’article 80 3° de l’ancien Code pénal est, en effet, « limpide » comme le relève, un brin ironique, le chantre du monopole du « patriotisme économique ». Cependant, ça ne l’est pas dans le sens « inquisiteur » que voudrait y voir notre contradicteur. Ce dont il est question concerne l’espionnage pour le compte d’une « puissance étrangère ». Ce qui suppose la réunion d’au moins trois éléments cumulatifs :

1) L’existence de données économiques (technologiques, de recherche fondamentale, etc.) protégées par la loi

2) La manœuvre (dol spécial) servant à accéder auxdites données

3) La preuve des rapports entretenus avec la puissance étrangère commanditaire.

Avec cette application jurisprudentielle fidèle à l’esprit et à la lettre du texte (art. 80), l’on se situerait à des années lumières de la publicité des débats concernant des données non moins publiques (socio-économiques et politiques) contenues dans les rapports des associations « cibles », dans ceux de l’Etat tunisien lui-même, tout autant que ceux rendus publics par les instances européennes !

S’agissant des lieux qui ont accueilli ces débats, ils sont eux aussi publics. Les communiqués, les comptes-rendus, ainsi que les rapports, y afférents, des associations concernées sont très largement diffusés dans le monde entier (à l’exception, il est vrai, de la Tunisie qui les censure systématiquement…).

C. OÙ DOIT S’ARRÊTER LA PROTECTION DES INTÉRÊTS ÉCONOMIQUES ESSENTIELS DE LA NATION ?

La formulation de la problématique, comme on peut le remarquer, comporte implicitement une reconnaissance du principe de la protection (juridique) de l’intérêt dont il s’agit. Néanmoins, on se presse de préciser que l’intérêt économique visé doit être non seulement actuel (non pas hypothétique, ou soumis à débat), mais surtout échappant à la publicité des délibérations. Autrement dit, il s’agit d’intérêts nationaux (et non point individuels) acquis, qui profitent à la collectivité, et dont les secrets y relatifs ne sont accessibles qu’à ceux qui y sont spécialement autorisés !

Toutes les autres questions (notamment politiques) doivent —même lorsqu’elles comportent des implications économiques— demeurer, de par leur publicité, dans le champ discursif et argumentatif. Leur validité ne s’acquiert que consécutivement à un débat public, contradictoire, rationnel et affranchi de toute contrainte. Faute de quoi la prétention à la validité serait viciée (dans le sens juridique).

Pour résumer nous dirions que la liberté d’expression et d’opinion est première, elle est le vrai principe, et que la limitation tendant à protéger l’« intérêt économique essentiel » en est une des exceptions qui ne doit pas heurter les fondamentaux d’une société démocratique.

Nous avons parcouru l’ensemble de la jurisprudence française afférente à la question sans que l’on trouve la moindre application se situant dans un contexte autre que celui relatif à l’« intelligence » !

Or, les « actes » que le gouvernement tunisien prétend vouloir incriminer ne relèvent en aucun cas de l’« intelligence » coupable, mais —comme il a été longuement étayé plus haut— sont l’expression de l’exercice des droits garantis par la Constitution tunisienne (article 8) et les instruments internationaux pertinents, à la tête desquels le Pacte International relatif aux Droits Civils et Politiques, qui dispose dans son article 19 :

« 1. Nul ne peut être inquiété pour ses opinions.

2. Toute personne a droit à la liberté d’expression; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix.

3. L’exercice des libertés prévues au paragraphe 2 du présent article comporte des devoirs spéciaux et des responsabilités spéciales. Il peut en conséquence être soumis à certaines restrictions qui doivent toutefois être expressément fixées par la loi et qui sont nécessaires:

a) Au respect des droits ou de la réputation d’autrui;

b) A la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques. ».

Les cris hystériques des adeptes de l’inquisition parviennent déjà à nos oreilles : « Voyez-vous ! L’article 19 PIDCP lui-même prévoit des restrictions liées à la sécurité nationale, dont la sécurité économique. Ne comprenez-vous donc pas ? ! ».

Certes, rétorquons-nous. Mais, outre le fait que la restriction suppose ici un exercice réel et effectif de la liberté d’expression, presqu’inexistante en Tunisie, elle présume l’existence d’une autorité judiciaire indépendante (notamment vis-à-vis de l’exécutif) et impartiale qui se chargera d’évaluer objectivement (dans le cadre d’un procès équitable, toujours introuvable dans le pays du Suffète Hannibal) l’atteinte ou non à la « sécurité économique ». Laquelle autorité demeure, en Tunisie, jusqu’à preuve du contraire, sous l’emprise avilissante de l’exécutif. Comment, dès lors, confier un « pouvoir d’appréciation » aussi vaste, aussi puissant et dangereux, à des juges qui ne cessent de faire montre d’un asservissement pitoyable vis-à-vis du pouvoir en place ?

Comme a pu le noter un blogueur avec humour décapant (http://coeos.wordpress.com/2010/05/20/interets-vitaux/) « Faut-il faire (peut-on faire) confiance à la justice qui saura, elle, garder les justes proportions?

(Qui me dit ainsi que cette loi ne pourra pas m’être appliquée si j’envoie un mail à un algérien en lui déconseillant de venir en Tunisie parce qu’il ne fait pas beau; et que j’aurais ainsi privé le pays de recettes touristiques ?)

Tout ceci n’est-il pas que de la simple surenchère? Après le délit de prise de contact avec l’étranger pour nuire à la situation militaire, diplomatique, et maintenant économique, quand viendra le temps d’ajouter au code pénal une disposition sur le délit de prise de contact avec « l’étranger » (le ciel par exemple) pour porter atteinte à la situation météorologique du pays? »

Avec un dispositif législatif répressif anticonstitutionnel, un « arsenal » médiatique propagandiste à l’invective « inépuisable », et une justice asservie (sans compter l’armada policière équivalente en nombre à l’effectif policier français, pour une population dix à onze fois moins nombreuse…), la boucle serait bouclée.

On imagine déjà les « ingénieurs » de la future loi se tortiller à « dénicher » les expressions les plus vagues, les plus floues et les plus imprécises (du genre « parties étrangères » et non « puissance étrangères » ; la sempiternelle « de quelque manière que ce soit », etc.) afin de « faciliter la tache » de celles et ceux qui seront « assignés » à appliquer docilement cette disposition législative scélérate. L’objectif (non avoué) étant de faire tomber —coûte que coûte— sous le coup de ladite incrimination, les voix discordantes au sujet des conditions d’accès au « statut avancé ».

IV. L’« EXPOSÉ DES MOTIFS »

La question, enfin, se pose de savoir pourquoi lesdites personnes (physiques et morales confondues) subissent-elles le courroux du pouvoir, et se verront-elles « dédiées » une loi répressive unique en son genre qui sera votée au nom du peuple tunisien, et qui ne concernera que eux, seulement eux et rien qu’eux ?

Leur tort « impardonnable » et « inexcusable », le « sacrilège » par eux commis, a été d’imposerquand même le débat (confisqué, comme on l’a vu, par le pouvoir) malgré la prohibition y afférente adossée à la machine étatique infernale et ses appareils idéologiques et répressifs gigantesques. Le débat contradictoire/argumentatif ayant été « interdit » à l’intérieur des frontières tunisiennes, il ne pouvait dès lors qu’être déplacé en dehors de la Tunisie. La nature n’a-t-elle pas horreur du vide ? !

À qui la faute ? À celui qui ne veut pas se conformer à ses engagements constitutionnels et internationaux (entre autres l’article 2 de l’Accord d’association, pour ne citer que celui-ci) relatifs aux droits humains, libertés fondamentales, Etat de droit, bonne gouvernance, etc., qui réduit, de manière on ne peut plus méprisable, ses « citoyens » à un rang de minorité prodigue inapte à se prendre en charge ? Ou est-ce à celui qui considère que la liberté (dans toutes ses déclinaisons, et pas seulement politique) est inhérente à la dignité de la personne humaine ; que la vraie citoyenneté est inconcevable sans la liberté/dignité, et qu’il est de la responsabilité de tout tunisien de défendre les valeurs de la démocratie, des libertés fondamentales et des droits (créances) de l’homme, face à un « exécutif par nature liberticide » (D. TURPIN, Libertés publiques et droits fondamentaux, Paris, Seuil 2004, p. 117) ?

À qui incombe la responsabilité du « bide » du 11 mai 2010 ? À celui qui a toujours fait la « sourde oreille » concernant les incessantes revendications de la société civile tunisienne au sujet de l’urgente démocratisation du système politique tunisien, de la réforme de la justice et de l’administration, de l’abrogation de toutes les lois inconstitutionnelles (associations, partis politiques, presse, etc.) ; toutes reprises —parce que, justement, véridiques et légitimes— par les instances européennes dans leurs différents rapports et documents (à titre d’exemples : « Rapport de Suivi Tunisie » (Document de travail des services de la Commission, Bruxelles 12/05/2010, SEC(2010) 514 ; « Déclaration de l’Union Européenne », Bruxelles 4 mai 2010, Doc 9143/10).

Ou est-ce à ceux (associations et personnalités) qui ont, avec courage, osé porter la contradiction face à ceux qui sont habitués à n’entendre que l’écho de leur propre son de cloche ?

Nous le disons clairement : la responsabilité de ce qui est perçu comme un « fiasco » lors de la réunion du 11 mai 2010, incombe exclusivement à ceux qui rejettent dédaigneusement toute idée de réforme (concrète et profonde), qu’elle soit politique, judiciaire, administrative ou sociale. Essayer de se « décharger » sur certaines associations ou acteurs de la société civile qui n’ont fait qu’assumer leur droit/devoir de critique, revient à « se chercher des boucs émissaires » pour tenter « d’expier » le pêché « originaire » qui loge au cœur même du système politique anti-démocratique. Comme le dit Roger SUE « Stratégiquement, le discours sécuritaire a bien des vertus pour un politique en perte de vitesse. Par une occupation systématique du terrain médiatique, ce discours finit par tenir lieu de réalité et provoque un très réel climat d’insécurité. Mieux, ce climat de peur et de défiance exacerbe les tensions et favorise à son tour l’engendrement d’actes véritablement violents. Discours, imaginaire, fantasmes et réalité fonctionnent en boucle et se renforcent. En connaît bien ce cercle vicieux de l’auto-entretien de la violence qui accrédite le discours politique et disqualifie ceux qui le dénoncent.» (F. SUE, La société civile face au pouvoir, Paris, Presse de Sciences-Po 2003, p. 71)

On ne répètera jamais assez que le déplacement du terrain du débat est la résultante (autrement dit un effet, et non la cause) de l’interdiction de tout débat contradictoire devant avoir lieu dans le cadre étatique (national). Empêcher par la répression et la terreur le déploiement naturel des discussions publiques se rapportant aux questions d’intérêt général (ci-git la cause), conduit tout simplement (et de manière causale) à en déplacer le terrain hors du champ étatique.

Quant à l’issue des rares « débats contradictoires » (essentiellement judiciaires) engagés hors-Etat, elle est éminemment révélatrice. Expliquons-nous : Toutes les fois où le régime tunisien a eu à se défendre, directement ou indirectement, contre ses propres citoyens hors-Tunisie il a succombé. Nous en voulons pour preuve :

1. Affaire Ali BEN SALEM c/ ETAT TUNISIEN (Comité Contre la Torture, décision du 7 novembre 2007, Requête n° 269/2005) ;

2. Affaire Nassim SAADI c/ ITALIE (Grande Chambre de la CEDH, 28 février 2008) ;

3. Affaire Rafik BEN BECHIR BEN JELLOUL EL HAMMI c/ BUSH, la Cour du District de Columbia (Etats Unis), 2 octobre 2007 ;

4. Affaire Zoulikha MAHJOUBI c/ Khaled BEN SAID, Cour d’assises du Bas Rhin (France), 15 décembre 2008.

Il est bien évidemment désolant que des citoyens tunisiens ne puissent pas bénéficier (du service public) d’une justice indépendante et impartiale dans leur propre pays, et se trouvent contraints de saisir, en désespoir de cause, des juridictions étrangères qui, à chaque fois !, accueillent favorablement leurs plaintes, ou « s’abritent » derrière des juges européens ou américains pour échapper à un traitement inhumain certain en cas d’expulsion vers leur pays d’origine.

Est-ce que toutes ces victimes de la torture sont des « traitres », des « agents au service des puissances étrangères », des « mauvais citoyens qui ternissent la réputation de leur pays » etc. ?

On est —en présence de l’inquisition RCDiste— fort loin du « cri » humaniste de Jean-Baptiste DUROSELLE qui disait :

« Quand on me dit que l’Europe est le pays du droit, je songe à l’arbitraire ; qu’elle est le pays de la dignité humaine, je pense au racisme ; qu’elle est celui de la raison, je pense à la rêverie romantique. Et je trouve la justice en Pennsylvanie, la dignité humaine chez les nationalistes Arabes, la raison partout dans l’Univers, s’il est vrai, comme le dit Descartes, que le bon sens est la chose du monde la mieux partagée » (Cité par : E. MORIN, Penser l’Europe, Paris, Folio 1992, p. 81-82).

Houcine BARDI
Paris le 11/06/2010