Le témoignage de Walid Kammoun que nous avons publié le 2 juillet 2010 sur les horreurs qu’il a vécues dans les locaux du ministère de l’Intérieur doivent susciter la colère et la révolte dans le coeur de tout être humain. Pourtant, aucune dénonciation publique n’est venue jusqu’ici à ma connaissance prouver qu’il existe encore parmi les activistes des droits de l’homme une sensibilité pour les questions qui touchent à l’humain et aux souffrances des gens sans défense.
Il est vrai que la question à l’ordre du jour est d’avoir un passeport, et de pouvoir faire du tourisme en Tunisie. On le voit, c’est vital pour un militant.
Cela pourrait prêter à sourire si le sujet n’était pas grave et qu’il ne touchait à la souffrance de millions de nos compatriotes livrés au bon vouloir d’un dictateur criminel.
Depuis des années nous avons appelé à la poursuite des criminels tels que Abdallah Kallel objet de plainte pour crimes contre l’humanité en Suisse. Il a été récompensé par Ben Ali pour cet exploit en le nommant à la présidence de la Chambre des Conseillers. L’opposition n’a pas soulevé d’objection. Quand Habib Ammar a été dénoncé pour les mêmes crimes contre l’humanité par l’OMCT et Trial, l’opposition n’a pas dit un seul mot pour féliciter ces associations ou relayer leurs dénonciations. Ce silence est même devenu suspect quand elle n’a exprimé aucune objection quand Ammar a été nommé organisateur officiel des Jeux méditerranéens, puis du SMSI. J’ai moi-même appelé certains de mes amis à dénoncer ce criminel, en vain. Une conférence de presse devait même se faire à Tunis pour dénoncer Habib Ammar lors des Jeux méditarranéens devant la presse internationale et à travers lui la torture en Tunisie, eh bien, l’opposition a refusé d’organiser cette conférence ! Au contraire, on trouve des déclarations officielles et écrites de responsables des droits de l’homme pour prendre la défense du Général Habib Ammar et implicitement envoyer paître l’OMCT et Trial.
Quand nous avons lancé un mouvement pour le boycott du tourisme en Tunisie pour mettre fin à la torture, ce fut la levée des boucliers: comment oser porter atteinte au beefteck du Tunisien ? Alors peut-être on ne parle pas le même langage ! La torture est-elle ou n’est-elle pas un crime? Et pas n’importe quel crime! : un crime contre l’humanité et de ce fait tous les Tunisiens qui en sont les premières victimes doivent se mobiliser pour y mettre fin. Comment donner de l’importance aux droits de l’homme quand quand on ne se soucie pas de cet homme quand il est torturé, quand il souffre dans sa chair et dans son existence biologique? Comment les défenseurs des droits de l’homme seraient crédibles quand ils se taisent sur les droits les plus élémentaires de tout être humain à la vie ? Comment peuvent-ils être crus quand ils ne dénoncent pas les responsables et les donneurs d’ordre de torture comme les Ben Ali, Abdallah Kallel, Habib Ammar? Ce qui est étrange, on l’a vu, c’est que lors même que l’OMCT et Trial dénoncent nommément ces criminels par leurs noms, les militants tunisiens des droits de l’homme observent un silence de mort.
Ils sont morts de quoi? De peur? Ou bien parce que la défense des droits de l’homme ne doit aucunement mettre en question le système Ben Ali, fut-il fondé sur la torture? Cette dernière hypothèse est plus proche de la vérité. N’oubions pas que parmi ceux qui mènent la campagne droitdhomiste il y a des gens qui naguère officiaient aux côtés de Ben Ali jusqu’au moment où il les a chassés parce qu’il ne leur a pas donné les sièges qu’ils voulaient. Ce sont ces mêmes gens qui défendaient naguère de qualifier Ben Ali de dictateur, de peur de mettre en péril le système. Cette doctrine prédomine encore de nos jours. Nous devons la dénoncer.
Aujourd’hui on continue le même cinéma revendicatif des droits de l’homme, tout en s’abstenant de s’attaquer à la torture pilier du régime. On ne doit pas s’attaquer au grand chef, comme hier. Parler de poursuivre les tortionnaires, il n’en est pas question. Encore moins du plus grand et peut-être du seul vrai donneur d’ordre de la torture en Tunisie. Demander que Ben Ali soit arrêté et déféré devant la CPI, relève du blasphème.
Le dernier mélodrame de la soi-disant loi sur les intérêts économiques est révélatrice de la faillite de cette opposition. On accuse le pouvoir de vouloir museler la liberté d’expression ! On n’ose plus parler et revendiquer le boycott du régime, ce qui est la moindre des revendications quand il y a violation des droits humains et en particulier. Ce boycott est pourtant prévu dans les textes officiels des accords entre l’Europe et la Tunisie qui fait obligation aux parties signataires de rompre les engagements en cas de violations des droits humains. Et cette clause a été signée par la main de Ben Ali en personne! Pourquoi ne pas rappeler à Ben Ali que la nouvelle loi sur les intérêts économiques de la Tunisie contredirait la signature de ce dictateur si cette loi devait s’en prendre à ceux qui appellent au boycott au nom de l’Accord d’association! Ou bien lui rétorquer tout simplement qu’en signant cette clause Ben Ali porte lui-même atteinte aux intérêts de la Tunisie en s’en prenant à l’Accord d’association! Au lieu de cela, ces défenseurs des droits de l’homme n’ont même pas osé parler de l’article 2 de l’Accord d’association. Plus grave encore, j’ai moi-même demandé à certains de ces défenseurs d’appeler l’Europe à rompre ses aides à la Tunisie au nom du respect de l’Article 2. On m’a répondu : « jamais ! , c’est l’affaire de l’Europe et pas la nôtre! » Voilà donc jusqu’où va le courage de notre opposition: elle est en-deçà des engagements mêmes du dictateur qui a engagé sa responsabilité en signant l’Article 2 de l’Association à ses risques et périls!
Il est bien normal que devant une telle opposition, le régime ose pondre une loi inepte qui devrait facilement le ridiculiser, mais il sait à qui il a affaire. Une loi d’autant plus ridicule – et que l’on aurait facilement accueillie avec d’autant plus de joie, qu’il est très facile de la retourner contre ses promoteurs en demandant des comptes au régime sur les sommes astronomiques que la maffia de Carthage a volées au pays et qu’elle a emporté en valises entières vers les pays du Golfe, en Europe et aux Amériques. Cette loi est une bénédiction pour l’opposition qui nous aurait donné l’occasion de porter plainte au nom de cette loi contre Ben Ali et sa famille royale pour avoir porté atteinte aux intérêts économiques du pays. Cela aurait été l’occasion d’appeler à la création d’une commission d’enquête sur la fortune personnelle de Ben Ali et de son entourage planquée à l’étranger, à Paris, à Londres à Dubaï ou en Argentine. On aurait tout aussi bien demander l’application de cette loi contre le fameux Imed Trabelsi pour les yachts volés et qui ont terni l’image et les intérêts économiques du pays et en faisant appliquer cette nouvelle loi contre Ben Ali qui a soutenu personnellement Imed et protégé cette piraterie internationale. Mais non, l’opposition n’est pas prête à utiliser cette loi contre le régime, car au fond elle n’est pas contre le régime.
Pendant que Ben Ali tourne en ridicule son opposition affairée autour du chiffon rouge qu’il lui a brandi, ses usines à torturer tournent à plein régime, dans l’indifférence générale.
Triste spectacle de la « Tunisie martyre », expression combien vraie et douloureuse depuis qu’elle a été prononcée par notre compatriote Abdelaziz Thaalibi en 1920. Comme si rien ne s’est passé depuis dans l’histoire de la Tunisie contemporaine.
Nous devons nous ressaisir. Nous devons revenir à notre simple humanité : nous révolter contre l’ignoble crime de torture, crime absolu contre la dignité humaine. Si nous sommes incapables de ce sentiment élémentaire d’humanité alors nous sommes indignes vis-à-vis de nous mêmes et vis-à-vis de ce peuple vraiment martyre et qui n’a que nous pour lui tendre la main et le secourir.

Mondher Sfar
Campagne Internationale contre la Torture en Tunisie
Paris, le 6 juillet 2010