Ces quatre étudiants tunisiens - (de gauche à droite) Mohamed Bouallag, Ali Bouzazya, Tawfiq Louati et Chadly Alkrimi - ont entamé en février 2009 avec un cinquième étudiant une grève de la faim de 59 jours. Ils protestaient ainsi contre la décision de leur université de les renvoyer à la suite de leurs activités syndicales. Les autorités tunisiennes ont ignoré leurs revendications. © 2009 Fethi Belaid /AFP/Getty Images

« Aucun pan de la société civile en Tunisie n’est épargné par la mainmise du gouvernement, pas même les syndicats ouvriers, dans la mesure où il s’agirait d’organisations critiquant le gouvernement. En employant des méthodes allant des machinations bureaucratiques à l’agression physique, le gouvernement tunisien tient de nombreux syndicats du pays sous sa coupe. »
Sarah Leah Whitson, directrice de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord de Human Rights Watch

(Tunis, le 21 octobre 2010) – Les autorités tunisiennes devraient mettre un terme aux restrictions arbitraires frappant les syndicats ouvriers et étudiants indépendants, a indiqué aujourd’hui Human Rights Watch dans un rapport paru ce jour. Le gouvernement a refusé de reconnaître de nombreux syndicats indépendants, les a empêchés de se rassembler pacifiquement et a injustement poursuivi leurs membres, en réduisant de manière effective l’espace de liberté d’action des syndicats placé hors du contrôle du gouvernement. Le gouvernement a nié une telle ingérence, mais les faits viennent contredire ces réfutations, a déclaré Human Rights Watch.

Le rapport de 62 pages, intitulé « The Price of Independence: Silencing Labor and Student Unions in Tunisia » (« Le prix de l’indépendance : les syndicats professionnels et étudiants sont réduits au silence en Tunisie »), atteste du système de contrôle strict que les autorités tunisiennes opèrent sur les syndicats et syndicalistes et souligne notamment la situation critique dans laquelle se trouvent les syndicats d’ouvriers, d’étudiants et de journalistes qui ont critiqué les politiques gouvernementales.

Le gouvernement a refusé de reconnaître des syndicats qui ont pourtant suivi la procédure d’inscription requise en vue de l’obtention d’un statut légal. D’autre part, il a empêché leurs membres de se réunir et d’organiser des rencontres ; et il a arrêté et détenu arbitrairement des syndicalistes parmi lesquels certains ont prétendu avoir été torturés par les forces de sécurité. Le gouvernement et ses alliés ont également intimidé des journalistes et orchestré le remplacement de la direction du syndicat des journalistes indépendants par un comité se composant exclusivement de sympathisants du gouvernement.

« Aucun pan de la société civile en Tunisie n’est épargné par la mainmise du gouvernement, pas même les syndicats ouvriers, dans la mesure où il s’agirait d’organisations critiquant le gouvernement », a indiqué Sarah Leah Whitson, directrice de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord de Human Rights Watch. « En employant des méthodes allant des machinations bureaucratiques à l’agression physique, le gouvernement tunisien tient de nombreux syndicats du pays sous sa coupe. »

L’appel dans une affaire concernant des étudiants expulsés à la suite d’un sit-in pacifique sera porté le 21 octobre 2010 devant la cour d’appel de Monastir.

Le 6 octobre, le gouvernement tunisien a fourni une réponse détaillée à un mémorandum sur les activités syndicalistes soumis par Human Rights Watch. Human Rights Watch apprécie l’intérêt porté par le gouvernement aux questions soulevées dans son rapport, ainsi que l’opportunité de discuter des conclusions du rapport dans le cadre de réunions avec le gouvernement. Dans sa réponse reprise en intégralité dans le rapport, le gouvernement a affirmé son respect du droit à la liberté d’association. Il a indiqué que les syndicats doivent seulement respecter une procédure de notification pour leur inscription et que l’approbation gouvernementale n’est pas requise. Il a soutenu que les syndicats qui n’avaient pas été reconnus n’avaient jamais déposé les notifications obligatoires.

Le gouvernement a également contesté la qualification des faits donnée par Human Rights Watch relativement à la destitution du comité de direction du syndicat des journalistes indépendants ; et il a prétendu avoir poursuivi et emprisonné des syndicalistes étudiants pour des crimes de droit commun n’ayant aucun rapport avec leur militantisme syndical.

Le droit des citoyens à constituer librement des syndicats et à fonctionner indépendamment du contrôle du gouvernement est garanti par la Constitution tunisienne et le Code du travail. En pratique, Human Rights Watch a constaté que le gouvernement prive les syndicats indépendants de statut légal en refusant d’accuser réception de leurs documents de notification ; c’est ce qui s’est passé notamment pour le Syndicat des journalistes tunisiens en mai 2004 et pour la Confédération générale tunisienne du travail en février 2007. Dans les deux cas, le gouvernement prétend ne pas avoir eu connaissance du dépôt des documents, même si les membres fondateurs des syndicats ont déclaré qu’ils avaient remis ces documents en personne au Gouvernorat de Tunis et qu’ils avaient envoyé des copies supplémentaires par courrier recommandé. Les seuls syndicats ouvriers légalement inscrits en dehors de l’Union générale tunisienne du travail (confédération de tous les syndicats tunisiens) sont le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), ainsi que certains syndicats représentant par exemple les médecins, les pharmaciens et les ingénieurs.

« Le gouvernement semble s’opposer par principe à l’idée de voir des syndicats ouvriers indépendants qui fonctionneraient hors du contrôle du gouvernement », a déclaré Sarah Leah Whitson. « En refusant le statut légal à tout syndicat autre que le syndicat national, le gouvernement assure sa mainmise sur l’activité syndicaliste ».

L’expérience récente du Syndicat national des journalistes tunisiens est un exemple révélateur de l’ingérence du gouvernement intervenant dans le but de faire taire les voix critiques des syndicats. Fondé en syndicat indépendant en 2008, le SNJT aurait provoqué la colère du gouvernement en 2009 en publiant un rapport critique sur l’absence de liberté des médias et en refusant d’appuyer la réélection du président Zine el-Abidine Ben Ali.

Les journalistes syndicalistes ont décrit à Human Rights les manœuvres conduites par la suite par les forces pro-gouvernementales pour évincer les administrateurs indépendants du syndicat, pour faire pression sur les membres afin qu’ils signent une pétition demandant la tenue de nouvelles élections du comité de direction et pour organiser des élections en toute hâte, et ceci en totale violation du règlement du syndicat. Les membres pro-gouvernementaux ont gagné haut la main.

Dans sa réponse, le gouvernement soutient que les élections ont eu lieu conformément à la loi, citant une décision de justice confirmant la date des élections spéciales. Il a également nié avoir faire pression sur les journalistes pour qu’ils signent la pétition. Toutefois, Human Rights Watch a relaté plusieurs cas dans lesquels les journalistes ont été harcelés, intimidés et contraints à quitter leurs fonctions pour avoir résisté aux manœuvres visant à évincer la direction indépendante du syndicat.

« L’orchestration de la destitution du comité de direction du syndicat indépendant apparaissant comme une sanction à ses critiques à l’égard du gouvernement montre simplement jusqu’où le gouvernement est prêt à aller pour faire taire les voix contestataires », a indiqué Sarah Leah Whitson.

Les membres de l’Union générale des étudiants tunisiens ont également été pris sous le feu des mesures de répression du gouvernement. Les autorités tunisiennes ont persécuté, arrêté et prétendument torturé ses militants. Après une manifestation étudiante pacifique qui a eu lieu en octobre 2009 à l’université de Manouba, 17 étudiants ont été condamnés à des peines de prison allant d’un à trois ans, parfois à la suite de procès inéquitables. Les chefs d’accusation portaient sur la destruction de biens et des agressions mais aucune preuve manifeste n’a été présentée au tribunal à l’appui de ces charges.

Le gouvernement réfute la tenue de ces manifestations, bien qu’elles aient été couvertes par les médias.

Un certain nombre des défendeurs ont indiqué à Human Rights Watch que la police les avait torturés pendant leur détention. Le gouvernement conteste ces allégations, arguant du fait que le tribunal avait jugé que les plaintes pour torture ne justifiaient pas l’ouverture d’une enquête puisqu’aucun des étudiants n’avait déposé une demande d’examen médical. Toutefois, Monther El-Charni, l’un des avocats des étudiants, a dit à Human Rights Watch qu’il avait déposé une demande d’examen médical au nom des étudiants, laquelle demande a été ignorée par le tribunal.

Dans un autre épisode survenu en février 2010, le tribunal de première instance de Manouba a condamné cinq étudiants membres du syndicat à un an et huit mois de prison pour agression lors de sit-in organisés à la Faculté des sciences économiques de Mahdia en 2007 en signe de protestation à une interdiction frappant une assemblée générale qui devait se tenir avant les élections de l’UGET. Le gouvernement n’a présenté aucune preuve manifeste à l’appui de ces chefs d’accusation.

Les étudiants détenus prétendent que la police les a torturés et les a forcés à signer, sous la torture, des confessions fabriquées de toutes pièces, des allégations que le tribunal a refusé d’examiner. L’université a expulsé définitivement les étudiants et la police les a soumis par la suite à une surveillance étroite et les a arbitrairement détenus, pour au moins deux d’entre eux, à plusieurs reprises. En février 2009, les étudiants ont fait une grève de la faim pendant 58 jours pour protester contre leur expulsion. Leur appel est fixé au 21 octobre.

« En contrant les initiatives des étudiants désireux de s’organiser de manière indépendante, tout comme il le fait en adoptant une attitude répressive à l’égard de l’activité des syndicats ouvriers indépendants, le gouvernement montre sa détermination à étouffer les mouvements de protestation pacifiques là où ils se font jour », a conclu Sarah Leah Whitson.

Human Rights Watch a instamment demandé au gouvernement tunisien de :

* s’assurer que le ministère de l’Intérieur veille à accepter toutes les demandes de constitution en syndicat, à en accuser réception et à reconnaître que le syndicat a été formé conformément à la loi tunisienne;

* cesser la surveillance policière et le harcèlement des syndicalistes, à moins que l’activité criminelle ne soit dûment prouvée pour justifier de tels actes, et confirmer le droit à l’association et à la réunion des syndicalistes, y compris le droit d’organiser des événements publics sans immixtion de la police ou des agents de sécurité de l’état;

* amender toutes les lois et règlementations tunisiennes pertinentes, y compris le Code du travail, pour se conformer aux exigences du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et politiques et de l’Organisation internationale du travail; supprimer notamment l’article 376 du code qui exige l’approbation du syndicat central avant qu’un syndicat puisse faire grève;

* diligenter de façon prompte et impartiale des enquêtes sur toutes les allégations de torture ou de mauvais traitement sur des syndicalistes par des agents de sécurité ou des représentants des forces publiques; poursuivre dans toute la mesure autorisée par la loi, devant un tribunal respectant les normes internationales en matière de procès équitable, tout fonctionnaire qui, preuves à l’appui, a ordonné, réalisé ou accepté la torture ou le mauvais traitement;

* s’assurer que tous les procès, y compris ceux des syndicalistes, respectent les normes internationales en matière de procès équitable, y compris la liberté d’accès aux tribunaux, la divulgation complète des chefs d’accusations aux défendeurs, le droit à une représentation légale et le droit à une défense.

Human Rights Watch

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