Robert F. Godec, ancien ambassadeur des États-Unis en Tunisie.

Grâce à Wikileaks, les très riches heures de la corruption au Maghreb s’enrichissent de révélations à répétition sur les turpitudes de régimes en place. Pour être différents dans ses formes, la corruption est la fatalité commune des régimes maghrébins. Après l’Algérie et le Maroc, et en attendant d’autres câbles compromettants, la divulgation de plusieurs longues dépêches des diplomates impériaux en poste à Tunis décrivent par le menu les mœurs des dirigeants du pays. La tonalité en est très grinçante.

Si un certain dédain pour l’administration algérienne apparait en filigrane des mémorandums diplomatiques et si les critiques contre la prévarication royale au Maroc se situent sur le registre de la déploration, la peinture des mœurs des cercles dirigeants la Tunisie est carrément méprisante. De ce point de vue, le compte-rendu daté du 27 juillet 2009 par l’ambassadeur américain d’un diner chez Sakher El Materi, gendre du Chef de l’Etat est un morceau de bravoure. L’ironie mordante de l’ambassadeur devant l’étalage de luxe de la résidence de l’homme d’affaires n’est pas seulement la réaction choquée d’un diplomate de haut rang devant l’ostentation d’un parvenu. La condamnation par l’ambassadeur est sans appel. Détail glaçant mais qui a du faire sonner quelques oreilles au Département d’Etat, le gendre du président Ben Ali possédant un tigre enfermé dans une cage de sa mirifique demeure l’ambassadeur ne peut s’empêcher de souligner que cela évoque le lion que possédait Udaï le fils de Saddam Hussein…La relation de ce diner est une peinture au couteau des travers d’une gouvernance qui affectent l’économie tunisienne et qui en obèrent l’évolution.

Ce qui est à vous est à moi

La mise en ligne concomitante par Wikileaks de plusieurs documents relatifs à la Tunisie permet de faire un pied de nez à la chronologie Bien que plus récente, elle est datée de juillet 2009, la narration à la Somerset Maugham de l’Ambassadeur, peut servir de toile de fond à un rapport beaucoup plus technique du phénomène de la corruption en Tunisie. La très révélatrice dépêche du 23 juin 2008 intitulée CORRUPTION IN TUNISIA: WHAT’S YOURS IS MINE (Corruption en Tunisie : Ce qui est à vous m’appartient) est un rapport détaillé des déclinaisons tunisiennes de la prédation. S’il avait été signé par des opposants politiques ou par une ONG, ce texte aurait été taxé de philippique outrancière et d’attaque politicienne contre le régime de Tunis. Le mémorandum est un tour d’horizon et une synthèse des turpitudes attribuées à l’entourage du Chef de l’Etat mais également de la corruption qui, d’après les diplomates US, gangrène l’administration tunisienne. L’ambassade américaine à Tunis passe en revue dans ce long rapport (près de 3000 mots) les frasques des entourages et la mise en coupe réglée d’une partie substantielle de l’économie du pays. Aucun secteur ne semble échapper à la convoitise des privilégiés qui utilisent l’administration comme bon leur semble pour obtenir ce qu’ils désirent. Les magouilles (le mot est utilisé à plusieurs reprises) concernent l’immobilier, le foncier mais également les opérations financières publiques (comme la privatisation de la Banque de Tunisie). La frénésie d’accaparement que déplore les diplomates épargne cependant les Investissements étrangers, c’est bien la seule frontière qui les arrête.

Le règne des voyous ?

Le rapport est percutant et n’hésite pas à nommer les choses par leur nom. Les pratiques délinquantes qui se multiplient amènent naturellement l’auteur du rapport à s’interroger, ce sont ses termes, sur le règne des voyous. Les rédacteurs des rapports jusqu’à présent mis en ligne – il pourrait y en avoir d’autres – ne prennent pas de gants pour détailler un phénomène que tous les tunisiens connaissent mais qu’ils craignent d’évoquer publiquement. La corruption est « l’éléphant dans la pièce », un énorme animal que tout le voit et subit mais dont personne n’ose parler. Ce qu’ils décrivent n’est pas seulement un paysage consternant au plan de la morale et des mœurs des gouvernants mais, plus ce qui est plus préoccupant, un facteur de ralentissement de l’évolution économique de la Tunisie. Pour les américains, la corruption exacerbe les tensions sociales et crée un climat plutôt malsain dans un contexte d’inflation et d e chômage élevés. Mais le problème est dual, à la fois politique et économique, l’opacité qui entoure les transactions et la voracité des privilégiés du régime freinent la dynamique d’investissement des tunisiens eux-mêmes. Plutôt que placer leurs capitaux dans le secteur productif, trop voyant où « on » pourrait leur imposer de céder des participations, les entrepreneurs investissent dans l’immobilier et le foncier dans le but de mettre leur argent en sécurité. A terme et malgré le flux des IDE, la prévalence de la corruption pourrait mettre à mal la légitimité du régime tunisien fondée sur l’amélioration des conditions de vie et la croissance économique.

Un modèle menacé ?

Ce mémorandum sonne un cri d’alerte devant la dérive d’un système construit autour de familles régnantes et d’un réseau c’allégeances qui priment le droit. Au delà de toute autre considération, les diplomates estiment que le « miracle » économique tunisien risque d’être mis à mal par les tares de ceux qui conduisent les affaires du pays. Et la menace pourrait bien venir non pas des couches sociales les plus défavorisées et exclues mais bien de ceux qui sont à l’origine de la dynamique tunisienne et des succès du pays sur le front de la croissance. Les signaux détectés par les diplomates américains, le refus de rapatrier leurs fonds, le désir de délocaliser manifestés par certains hommes d’affaires, traduisent l’exaspération croissante de la classe des entrepreneurs lassée de courber l’échine devant des puissances qu’elles méprisent. Le modèle tunisien ne serait-il pas aussi exemplaire que le FMI se plait à le dire ?

Écrit par Saïd Mekki
Maghreb Émergent